dimanche 20 juin 2010
Poétique de la merde (Roche / Z. Brite / Renard)
Par admin, dimanche 20 juin 2010 à 21:54 :: Littérature française
On sait, au moins depuis Rabelais, qu’il est possible de parler viscères, défection, sécrétions corporelles dans le cadre de la littérature la plus exigeante. Mes lectures récentes en ont été la preuve – et je me demande si l’appétit de désacralisation qui règne souvent dans la prose d’aujourd’hui, la course en avant vers toujours plus d’outrage, toujours plus de provocation, ne conduisent pas naturellement la merde à incarner le topic ultime de la création littéraire.
C’est particulièrement frappant dans Zones Humides, le best-seller de l’Allemande Charlotte Roche tout juste sorti en poche, notamment dans les deux premiers chapitres, très réussis (après quoi le roman vire au remplissage insipide, un comble pour ce genre de roman). La narratrice fait un séjour à l’hôpital pour une fissure anale (je ne connaissais pas le terme !), et profite de ses moments d’oisiveté pour faire le tour de la question de l’hygiène vaginale et autres joyeusetés sanito-sexuelles. Les pages sur les hémorroïdes (ce qu’elle appelle ses « choux-fleurs ») ou le smegma sont assez saisissantes… Parmi les pages les plus gratinées, ce passage sur les lunettes de toilettes publiques :
« Je me suis donc mise en devoir de réaliser moi-même une expérience in vivo sur ma chatte. Moi, ça m’amuse énormément de m’asseoir systématiquement sur toutes les toilettes crasseuses et de m’en donner à cœur joie. D’ailleurs, avant de m’installer, je nettoie tout le pourtour avec ma minette, d’une habile rotation des hanches. Quand je pose ma chatte sur la lunette, j’entends un joli bruit de baiser mouillé, et j’absorbe tout ce que les autres ont laissé, que ce soient des poils, des taches ou des flaques de couleurs et de consistances diverses. Quatre ans de pratique sur toute les toilettes, de préférence dans les relais d’autoroute où il n’y a qu’un seul W-C pour les hommes et les femmes. Et je n’ai jamais eu le moindre champignon. Mon gynécologue, le docteur Brökert, peut vous le confirmer. » (Zones humides, page 23)
Dans un genre plus racé, une nouvelle de Poppy Z. Brite extraite du recueil, par ailleurs inégal, Self-Made Man (Poppy est cette remarquable auteur de la Nouvelle-Orléans connue pour ses histoires de serial-killers partouzeurs, de vampires drogués, de jeunesse dépravée mais romantique, mais aussi de cuistots et de rockers, et dont j’ai placé l’une des phrases en exergue de Suicide Girls). La nouvelle s’appelle Elvis : un destin grêle, et vaut bien mieux que son titre. Elle met en scène, en quelques courtes pages tendues à l’extrême, les derniers mois de la vie d’Elvis Presley, lorsque, miné par la drogue et l’isolement, il passait des heures sur le trône pour d’inimaginables problèmes d’intestins. De la scatologie comme métaphore pour les destins brisés.
« Maintenant, la seule chose qui lui dise non, ce sont ses propres intestins. Cela fait des heures qu’il est assis, c’est du moins son impression. Il y a des fois où il doit utiliser une poire à lavement ou bien mariner dans un bain chaud jusqu’à ce que ses tripes daignent se relâcher. Son appareil digestif, ralenti par les calmants, n’arrive plus à traiter les quantités considérables de nourriture passée au mixeur qu’Elvis enfourne chaque jour.
Il pousse, sent quelque chose qui remue tout au fond de ses entrailles, mais refuse de se déloger. Et puis la douleur se vrille autour de son cœur et commence à serrrrrer.
Elvis espère qu’il aura la paix dans la vallée, mais il craint que ce ne soit le cas. » (page 237)
J’ai été également frappé par les pages émouvantes et cruelles de Poil de Carotte, le terrible recueil de textes de Jules Renard sur la jeunesse de ce petit garçon de ferme, inspiré de sa propre vie, que sa mère malmène. Les souffrances et la perversité culminent dans ce chapitre plus long que d’autres, intitulé Le pot, où l’on voit le garçon enfermé dans sa chambre, pris au piège par les stratagèmes imparables de sa propre mère pour l’humilier :
« A peine a-t-il fermé les yeux qu’il éprouve un malaise connu.
- C’était inévitable, se dit Poil de Carotte.
Un autre se lèverait. Mais Poil de Carotte sait qu’il n’y a pas de pot sous le lit. Quoique Mme Lepic puisse jurer le contraire, elle oublie toujours d’en mettre un. D’ailleurs, à quoi bon ce pot, puisque Poil de Carotte prend ses précautions ? (…)
Bientôt une douleur suprême met Poil de Carotte en danse. Il se cogne au mur et rebondit. Il se cogne au fer du lit. Il se cogne à la chaise, il se cogne à la cheminée, dont il lève violemment le tablier et il s’abat entre les chenets, tordu, vaincu, heureux d’un bonheur absolu.
(…) Mme Lepic arrache les draps, flaire les coins de la chambre et n’est pas longue à trouver.
- J’étais malade et il n’y avait pas de pot, se dépêche de dire Poil de Carotte, qui juge que c’est là son meilleur moyen de défense.
- Menteur ! menteur ! dit Mme Lepic.
Elle se sauve, rentre avec un pot qu’elle cache et qu’elle glisse prestement sous le lit, flanque Poil de Carotte debout, ameute la famille et s’écrie :
- Qu’est-ce que j’ai donc fait au Ciel pour avoir un enfant pareil ? »
Un peu comme chez Rabelais, la dimension truculente désamorce le côté scabreux, voire sordide de ces digressions intestines…