La littérature sous caféine


mardi 30 octobre 2012

Les cons qui rebondissent (Livres qui m'ont plu (2))



1) Mes prix littéraires, de Thomas Bernhard : la mauvaise humeur légendaire de l’auteur est réjouissante, et à l’heure où bat la saison des Prix littéraires français il est assez troublant de voir combien, du point de vue des lauréats, ces petits cérémoniaux peuvent sembler grotesques…

2) Europe galante, de Paul Morand : je relis ce livre qui m’avait beaucoup impressionné, adolescent, et qui me plaît à nouveau. Comme pour la plupart des recueils, les nouvelles sont inégales mais on dirait vraiment du Colette en version masculine (quoi que, chez Colette, les identités sexuelles…), avec transposition des intrigues campagnardes dans le cadre souvent luxueux des ambassades et des cercles distingués. Sens de la formule, densité psychologique, badinage amoureux, provocation légère…

3) Le con d’Irène, d’Aragon : Relecture, encore une fois. Et nouvel éblouissement. Ce texte court est un modèle du genre, et suffit à donner un aperçu du talent spectaculaire de son auteur. C’est un exercice en soi, la description de sexes féminins (j’en ai vu d’ébouriffantes chez Norman Mailer, par exemple), et Aragon nous livre ici un modèle du genre (dans le cadre d’une nouvelle par ailleurs assez classique) – même si j’ai toujours eu du mal à comprendre cette phrase où il parle d’un con qui rebondit…

mercredi 24 octobre 2012

Livres qui m'ont plu



1) S'autodétuire et les enfants, de Nicolas Bouyssi (POL, 2011): un livre surprenant, jouant sur deux tonalités assez distinctes : dans une prose très fluide, très assurée, l’auteur décrit la profonde dépression d’un personnage, minant toute sa famille, mais aussi l’étrange ensemble architectural dans lequel il vit, incluant appartements et centres commerciaux. Le roman débute ainsi par une forme de réalisme social, tout en évoluant vers la contre-utopie – la description d’un monde faussement lisse, faussement séduisant, en réalité cauchemardesque. L’ensemble donne un livre inclassable – qui m’a cependant fait penser au fameux I.G.H. de Ballard.

2) Le lys dans la vallée, de Balzac : roman trop long, sirupeux, maniéré (quel romantisme indécrottable !) mais truffé de pages splendides sur la nature ou sur l’amour.

3) Les crimes de l’amour, du Marquis de Sade : Délaissant la provocation métaphysique et la pornographie, Sade nous livre un recueil de nouvelles érotiques joliment troussées, bien plus digestes en fin de compte que son œuvre radicale. Les intrigues sont bien menées et il souffle sur le livre un délicieux parfum d’effroi distingué.

mardi 16 octobre 2012

Entretien express avec Philippe Jaenada pour La femme et l'ours



J’ai du mal à trouver des livres drôles, sans tomber dans l’humour poissard ou futile. C’est chose faite avec le dernier roman de Philippe Jaenada, La femme et l’ours (Grasset, 2011), que je m’étais promis de lire en découvrant le titre. Et je me suis régalé...

Dans le chapitre d’ouverture, je trouve cet excellent portrait d’un pilier de bar, Jésus. En grand fan de littérature punk (Kathy Acker, Wojnarowicz…) et en praticien d’une certaine littérature de la déglingue, je ne pouvais que tomber sous le charme de ce genre de page :

« Il parlait souvent de la mort, qu’il estimait proche, inéluctable ou souhaitable selon les jours et les moments desdits jours (souhaitable surtout le matin), et ne vivait plus que pour deux choses : la bière et les filles. La bière, ça allait, mais les filles, des clous. Il ne pouvait rien faire d’autre que de les regarder passer, légères, jambes, seins, cul, cheveux, distantes, sur le trottoir devant le bar, sur le passage piéton, les clous, il écarquillait les yeux, bougeait spasmodiquement les bras et jurait entre ses quelques dents : elles étaient là, proches, magnifiques et moelleuses, et il ne pouvait même pas leur toucher une oreille.

La dernière avec qui il avait eu la chance de coucher s’appelait Myriam, c’était la femme de sa vie. Elle n’était plus très jeune ni très belle, elle avait une bonne trentaine de kilos en trop, elle était irascible et malade, elle boitait, criait souvent, portait une perruque – mais il l’aimait. Ils se disputaient sans cesse, à toute heure, pour des choses aussi graves qu’une cigarette, un fond de bière ou une part de pizza, ils semblaient se haïr mais ne pouvaient se passer l’un de l’autre. Un jour de printemps, elle avait un peu plus de quarante ans, elle est partie se refaire une santé dans les Alpes (ce n’était pas du luxe), où elle est morte
. »

L’intrigue relativement épurée (le narrateur est un homme usé, écrivain au succès relatif, lassé de sa vie de famille, partant courir les routes pour retrouver la trace d’une conquête) donne prétexte à de nombreux épisodes picaresques. Jaenada fait preuve d’une certaine maestria dans l’humour pince sans rire et l’amertume polie. Son sens de la formule fait mouche dans les scènes de bar comme dans les récits annexes, souvent brillants, parfois dignes de scénarios pour Hollywood – comme cette histoire, au chapitre 6, d’un génial jouer de cartes persévérant à gâcher sa fortune à coups de paris malheureux sur les champs de course.

« C’est à ce moment-là que se produit un premier glissement anormal (mais prévisible : un enfant, presque un bébé, qui se passionne ardemment et exclusivement pour les jeux de cartes à peine son doudou mis de côté, a forcément un problème – il y a toutes sortes de problèmes, graves ou bénins, utiles ou nuisibles, mais quel qu’il soit, il en a un, c’est clair comme deux et trois ne font pas quatre) : il donne mille dollars à ses parents, bon fils, et, mauvais garçon, joue et perd les neuf mille autres en une semaine sur un champ de courses. C’est moche, à quinze ans. » (page 79)

Le roman s’achève par un réjouissant bouquet final de comique pornographique, démentant l’assertion de narrateur au chapitre 5 : « La mesure est le secret de l’élégance littéraire ». Prostituée vieillissante, amant vicelard et déboires sexuels viennent clore un roman dont la morale pourrait être : « Rentrez vite à la maison, piteux hommes vieillissants… »

Trois questions à l'auteur.

1) Philippe, le narrateur semble très proche de toi… Le terme t’agacera sans doute, mais penses-tu pratiquer une forme d’autofiction – un fond de faits réels à partir desquels broder des choses plus fantaisistes ?

Le terme ne m’agace pas du tout, c’est l’interprétation qu’on lui a donnée qui ne me plaît pas. Dans le langage courant, c’est devenu quasiment péjoratif et ça désigne, pour simplifier, « un auteur qui raconte sa vie » (sous-entendu : surtout ses mycoses entre les orteils et sa souffrance quand il a été accusé à tort d’avoir lancé un chewing-gum dans le dos du prof de maths). Mais l’autofiction, c’est de la fiction à partir de soi, de sa vie, non ? Donc c’est à peu près exactement ce que je fais (du moins jusqu’à maintenant – je vais changer, là, je n’ai plus rien à raconter, j’ai à peu près la vie d’une méduse) : je me sers de choses que j’ai vécues (ou qu’ont vécues des proches, ou que j’ai entendues – je rapine un peu partout autour) comme d’une sorte de charpente, de moelle, et ensuite je modifie, je brode, je transforme, je compose et tout le toutim. Un peu comme quand on fait fondre les bijoux de sa grand-mère pour en faire un bracelet, disons.

2) Le bar est un lieu privilégié de tes romans. T’inscris-tu dans une certaine tradition littéraire, celle qui, par exemple de Blondin à Bukowski, met en scène des buveurs et leur confère une certaine force subversive ?

Oui. Bon, d’abord, le bar est un lieu privilégié de mes romans parce que j’y passe à peu près tout mon temps libre. Pour te donner une idée : dans une journée, je reste environ vingt-et-une heures chez moi et trois au bar en bas (quand je te disais que j’avais une vie de méduse). Et puis le bar a quand même deux avantages appréciables. D’abord, c’est un des rares endroits où des gens qui ne se connaissent pas ou peu, dont toi (moi, je veux dire), se côtoient et discutent, entre eux ou pas – ce qui permet de leur parler, ou même simplement, l’air de rien, à la fourbe, de les écouter. C’est tout de même plus simple que d’aller sonner chez quelqu’un qu’on ne connaît pas en demandant si on peut s’installer dans un coin du salon, promis je ne vous dérangerai pas. L’autre avantage, bien sûr, c’est l’alcool. « In vino veritas », je ne suis pas sûr du tout, mais l’alcool, s’il n’est pas révélateur, et au moins désinhibeur, accélérateur, dynamiseur – source d’action. Dans La femme et l’ours, par exemple, si le narrateur n’avait pas fait de nombreux passages dans les bars au cours de son petit périple (comme une voiture de course fait des arrêts au stand), il n’aurait pas été propulsé de déboire en déboire (c’est intéressant, d’ailleurs, l’étymologie de ce mot), de maladresse en mésaventure, de Paris à Monaco, il serait rentré chez lui dès le lendemain matin.

3) Portes-tu sur ta carrière le même regard que Bix, ton personnage, sur la sienne ?

A peu près. Pas tout à fait. (On rejoint ce truc d’autofiction.) Je fais le même constat que lui (on se donne beaucoup de mal pour presque rien), comme lui j’aimerais avoir dix fois plus de lecteurs (mais je connais des tas d’auteurs dépités ou frustrés, perplexes et impuissants, pour ne pas dire tous : quand on a 3 000 lecteurs on se dit que ceux qui en ont 10 000 ont bien de la chance, quand on en a 40 000 on ne comprend pas pourquoi d’autres en ont 100 000, quand on est Houellebecq on est jaloux de Bret Easton Ellis – et quand on vend un million d’exemplaires on aimerait bien être aussi estimé par le « milieu », ou par ses amis, que celui qui en vend 3 000), je patauge comme lui mais ça ne m’abat pas, ne me décourage pas (je suis fort), ne me pousse pas au désespoir – du tout. Je continue à écrire et voilà. Si l’autofiction était ce qu’on entend par là, il n’aurait pas été si déprimé, il ne serait pas parti en sucette, il serait, là aussi, rentré chez lui dès le lendemain matin. Je suis rentré plein de fois chez moi dès le lendemain matin, ça ne fait pas un livre. Or l’important, c’est le livre, quand même, non ?

samedi 13 octobre 2012

Chabrol égaré chez Le Clézio : Quartier Nègre (1936), de Simenon



J’ai lu plusieurs Simenon sans en retenir grand-chose – Maigret et le clochard (qu’on présente parfois, à mon grand étonnement, comme le Simenon le mieux écrit), Trois chambres à Manhattan, d’autres dont j’ai oublié le titre… J’avais chaque fois la même impression qu’avec les films de Chabrol : des intrigues bien ficelées dans un environnement de caractère, mais laissant le sentiment de ne pas savoir trop qu’en penser.

Quartier Nègre (1936), en revanche, a changé mon regard sur Simenon. Curieusement, la notice Wikipedia précise que Simenon l’a « écrit rapidement » (sur quels critères se basent-ils donc ?) alors qu’il m’a semblé tellement plus dense, tellement plus troublant que les autres.

Dans un décor exotique (les deux villes jouxtant le canal de Panama en Equateur), un bourgeois français piégé sur place se laisse aller à la paresse et à l’abandon, délaissant son épouse et flirtant avec une très jeune prostituée noire. On dirait du Chabrol, vraiment, égaré dans le monde de Le Clézio : Simenon porte un regard assez tendre sur cet univers misérable, son personnage est sympathique malgré son errance existentielle, le tout saisi par une série de scénettes parfois glaçantes.

Je suis bluffé. Je trouve l’art de Simenon très jazzy, très contemporain : sa palette est réaliste, il ne donne pas dans l’esbroufe stylistique ni la construction monstre, mais dresse une sorte d’esquisse littéraire sonnant juste – quelque chose comme un court solo brillant, une blue note perdu dans un siècle prétentieux.

« Elle continuait à rythmer les mouvements de Dupuche qui ne s’était jamais senti aussi gauche. Il se passait quelque chose de déroutant. Sans un mot, en souriant toujours, c’était cette gamine qui prenait la direction de leur étreinte et qui épiait l’apparition du plaisir dans les yeux de son compagnon.

Or, sa chair à elle n’était même pas émue. Non ! Véronique s’amusait. Elle jouait à l’amour. Elle utilisait toute la gamme de ses connaissances et elle contemplait Dupuche avec un regard à la fois tendre et narquois
. » (Quartier Nègre, Folio, page 81)

mardi 9 octobre 2012

Enrichir son vocabulaire



Adolescent, dans chacun de mes livres, il y avait une page volante sur laquelle j’inscrivais les mots dont je ne connaissais pas le sens. Puis je recopiais la définition du Robert. Je retrouve ces pages, vingt ans plus tard, et je constate que mon vocabulaire a certes évolué mais qu’il reste pauvre en matière de termes techniques (étoffes, outils, flore…).

Je reprends cette habitude, prenant soin de noter les définitions sur un fichier Word. Sans surprise, les auteurs qui m’en apprennent le plus en matière de vocabulaire sont les romanciers du 19ème, dans une moindre mesure ceux de la première partie du 20ème – et dans une moindre mesure encore les contemporains, du moins ceux qui cherchent, consciemment sans doute, à cultiver dans leur œuvre une certain richesse linguistique.

Parmi mes récentes découvertes, ces trois jolies expressions, dont je connaissais l’existence sans pouvoir vraiment les définir – ou dont le dictionnaire m’apprend des sens cachés :

Piler du poivre : quand on a des chaussures qui font mal et qu’on marche sur la pointe des pieds ; piétiner en attendant quelque chose, quelqu’un.

A croppeton : accroupi, sur les talons.

Tomber en quenouille : se disait d’une maison, d’une succession qui tombait entre les mains d’une femme ; d’un homme qui tombait sous la domination d’une femme. Mod : être laissé à l’abandon. (Quenouille : petit bâton garni en haut d’une matière textile, que les femmes filaient en la dévidant au moyen du fuseau ou du rouet).

jeudi 4 octobre 2012

Non au vinaigre balsamique

1) J’aime beaucoup le vinaigre balsamique, que je mets dans presque tous mes plats quand je mange seul.
A ma gauche, au restaurant, un homme distingué harangue le serveur.
« Dites-moi, pourquoi ce fond musical ? Pourquoi cette soupe ? Je viens ici manger un bon plat, pas subir cette agression sonore… C’est terrible, notre époque, on est toujours agressé par des musiques, des slogans ! Au fait, dites-moi, ce plat, vous précisez qu’il y a du vinaigre balsamique… Mais vous n’en mettez pas trop, j’espère ? C’est une horreur aussi, ça, le vinaigre balsamique… Les gens en mettent dans tous les plats… Ça n’a aucun sens ! Le vinaigre balsamique, c’est uniquement en Italie, et il faut l’acheter par dosettes, vous savez… Mais dans tous les plats, quelle horreur ! Les gens n’ont vraiment aucun goût. »

2) Dans un wagon de métro bondé, une mère entre en bousculant plusieurs personnes. Elle élève la voix. « Faites de la place ! Faites de la place pour un enfant handicapé ! »
Mouvement de foule, un homme se plaint d’avoir reçu un coup de pied. « Espèce de connard, je ne sais pas ce qui me retient de vous mettre ma main sur la gueule. La peur de me salir, sans doute. »
L’enfant, embarrassé d’être au centre de toutes les attentions, supplie du regard sa mère d’arrêter son esclandre. Mais elle continue, forte tête : « Je vous jure, il y a des gens qui mériteraient que je leur crache à la gueule. Mon fils est handicapé, il a droit à sa place assise. »

3) Dans un bistrot du Marais, un homme d’une cinquantaine d’années, rondouillet, quelques verres dans le nez, apostrophe le serveur. « Eh, ça te fait pas trop chier d’être petit ? Enfin bon, petit… Petit mais valeureux, hein ? Comme Kirikou ! AH AH ! Kirikou ! Petit et valeureux ! Comme toi ! »

lundi 1 octobre 2012

Mieux vaut mourir par balles que mettre des pansements

1) Au moment de payer, je me rends compte avoir pris deux numéros du Monde. « Désolé, j’en ai pris deux… » La vendeuse du kiosque, la cinquantaine bien tassée, me répond discrètement : « Mmm… Gourmand ? »

2) Dans la rue, une mère de famille exaspérée par sa gamine qui ne cesse de pleurer : « Mais tu es un enfant, ou quoi ? »

3) Dans une discussion sur le féminisme, je me permets de faire remarquer qu’il y a quelques situations dans lesquelles les hommes ont été désavantagés. C'est eux qu'on envoyait au front, par exemple. « Excuse-moi, me répond une amie, mais les femmes, elles, étaient infirmières. – Et alors ? – Eh bien, elles soignaient les blessés, et franchement, c’est pire. – Tu veux dire qu’il vaut mieux recevoir une balle en pleine tête ou finir mutilé que de soigner les blessés ? – Oui, c’est évident… » Je préfère clore ici la discussion, me rappelant le (très petit) scandale qu’avait provoqué la fameuse phrase de Christine Okrent déclarant, à propos d’une guerre se déroulant en Afrique, que « les hommes étaient abattus et, pire, les femmes violées. »