La littérature sous caféine


lundi 14 février 2011

Puissance de la "sociologie sur la banlieue"


Luc BRONNER, remet Eric ZEMMOUR vraiment à sa place.
envoyé par gueulante. - Rencontrez plus de personnalités du web.

J’ai lu plusieurs livres sur la question des quartiers difficiles en France, ces quartiers que les sociologues n’hésitent plus à appeler ghettos, même s’ils tiennent à les distinguer des ghettos à l’américaine ou à la brésilienne, qu’ils estiment encore bien plus durs que les français – souvent, on souligne le fait que l’Etat français persiste à préserver un système scolaire public dans ces quartiers-là.

Ces livres sont de genres très variés. Les plus percutants, les plus profonds me semblent être les livres faisant la part belle aux témoignages. Non pas les livres fondés sur un témoignage unique, celui de l’auteur lui-même (je pense par exemple au J’étais chef de gang, assez décevant en la matière), mais les livres compilant un ou plusieurs témoignages, résultat d’un dialogue avec l’auteur du livre, souvent sociologue.

Deux ouvrages m’ont particulièrement marqué : l’étincelant Pays de malheur !, fruit du dialogue entre un sociologue, Stéphane Beaud, et un dénommé Younès décrivant ses douleurs, ses frustrations, ses colères de jeune banlieusard. Le témoignage est nourri, sensible, puissant. Il date de quelques années maintenant, mais il reste un classique à mes yeux.

L’autre à m’avoir impressionné, c’est Ghetto Urbain, de Didier Lapeyronnie (Robert Laffont, 2008), somme de 600 pages compilant témoignages et études extrêmement variées, classés par catégories – trafics, émeutes, chômage, rapport aux institutions, racisme… Je me rappelle l’avoir lu d’une traite, au moment de sa sortie, saisi par son puissant effet de réel et la fluidité de ses analyses malgré leur force et leur subtilité. Ce livre reste ma référence en matière de sociologie de la banlieue.

Je viens de finir La loi du ghetto (Luc Bronner, Calmann-Lévy, 2010), tout juste sorti en poche, et qui passe d’ores et déjà pour un autre classique. Il s’approche davantage à mes yeux d’un travail journalistique, moins fouillé, plus rapide que celui de Lapeyronnie (plus court aussi, et faisant la part belle aux citations d’articles et aux références à l’actualité), mais présentant une habile synthèse de tous les débats du moment.

Chacun de ces livres m’inspire au fond le même sentiment : celui que nous n’arrivons toujours pas à trouver des réponses appropriées à la pauvreté qui se développe, s’installe et s’approfondit chaque jour un peu plus dans certaines zones périurbaines – j’évoquerai d’ailleurs en des termes plus précis cette inquiétude dans le livre que je publierai en avril prochain, et dont je vais parler ici-même très bientôt.

Extrait de Ghetto urbain, page 226, à propos du rapport à l’institution scolaire :

« Dans tous les témoignages et dans toutes les discussions, chez les plus âgés des habitants comme chez les plus jeunes, l’école occupe la première place et constitue la première préoccupation. Elle est très lourdement investie pratiquement et symboliquement. Dans les discussions collectives, elle est le thème qui suscite le plus de passion et les débats les plus enflammés. Plus que le travail, elle est l’institution par excellence : fondée sur l’affirmation de l’égalité, elle est à la fois un lien étroit avec la société et une promesse de mobilité. Chacun exige de s’y voir reconnu, comme un citoyen, et espère réussir ou que ses enfants réussissent et pour cela réclame une véritable égalité des chances. Pour ces populations pauvres et discriminées, l’école est la seule véritable ressource. « On est obligés d’y aller pour s’en sortir. On n’a que ça. On n’a rien d’autre. Peut-être qu’un jour on va y arriver, que quelqu’un va nous ouvrir une porte. Mais cette porte, on ne l’ouvre pas à tout le monde. » (Mounir, 18 ans, lycéen).

mercredi 9 février 2011

Toucher avec les yeux / les dames qui s'intéressent à mon petit ordinateur

1) J'ai fait ce rêve étrange, et pour le moins inquiétant, que deux professeurs assistaient à l'un de mes cours et me déclaraient de but en blanc, le plus sérieusement du monde: "Eh bien, sur une échelle de 1 à 10 millions, tu te trouves à 30..."

2) Une mère à ses deux enfants, devant un étal de poissons au marché de la Place des Fêtes: "
Comme d'habitude, hein ? Vous touchez avec les yeux, pas avec les mains !"

3) De plus en plus souvent, des dames d'un âge plus que respectable s'adressent à moi dans les bars pour avoir quelques renseignements sur mon petit ordinateur. La dernière en date s'inquiétait beaucoup de savoir ce qui se passait quand la batterie se déchargeait... "Vos fichier ne s'effacent pas ? - Non, non ! Il suffit de les enregistrer sur l'ordinateur. Vous pouvez même les sauvegarder sur une clé USB ou un disque dur. - Les sauvergarder ? Ah bon... Mais vous êtes sûr que vous ne perdez rien quand ça se décharge ? Tout le travail que vous venez de faire, il ne se perd pas ? Si l'ordinateur n'a plus de courant..." Je n'ai pas eu la patience, ce jour-là, d'expliquer à cette dame ce qu'était un disque dur...

lundi 7 février 2011

"Pour que tout change, il faut que rien ne change..." (Le Guépard)


Le Guépard Extrait 1
envoyé par toutlecine. - Regardez des web séries et des films.

On connaît le film de Visconti, Le Guépard, on connaît moins le livre dont il est inspiré, véritable petit bijou publié juste après la mort de son auteur, Guiseppe Tomasi di Lampedusa, un aristocrate sicilien qui s’est inspiré d’une lointaine figure familiale pour dresser le portrait de ce noble flamboyant (Burt Lancaster à l’écran), sentant venir au milieu du 19ème siècle le vent de la Révolution et facilitant l’alliance de son neveu (Alain Delon) avec une fille incarnant les forces vives du peuple.

Tout est parfait dans ce petit livre : du souffle romanesque à la qualité de l’écriture (classique mais rutilante), de la précision des portraits à la finesse de l’analyse politique. Pour la première fois, je lis un livre dont il semble que le film se soit inspiré à la ligne près (les dialogues eux-mêmes semblent identiques), à l’exception de quelques scènes finales sur lesquelles le film fait l’impasse (notamment celle de la mort du Guépard). Et le film est aussi brillant que le livre, sans paraître ridiculement maigre par rapport à lui (c’est souvent l’impression que donne un livre par rapport au film : celui de fourmiller de milliers de détails que le film ne peut se permettre de mettre à l’écran). Le livre enrichit le film sans le faire oublier, plus jouissif encore par les précisions qu’il apporte et par sa beauté propre.

Les descriptions de villes, de villages et de campagnes sont parfaites : ni trop longues, ni trop maniérées, elles restent fortement expressives et j’ai eu la sensation, en les lisant, de trouver les mots pour décrire ce que j’avais vu moi-même pendant mon récent voyage en Sicile. La description de Palerme, notamment, est saisissante : plus d’un siècle et demi après l’action du roman, on croirait vraiment que rien n’a changé sous le ciel sicilien – faisant un curieux écho à la célèbre phrase du roman, égrenée à plusieurs reprises dans le texte : « Pour que rien ne change, il faut que tout change… »

Le portrait du Guépard (page 12, dans l’édition Points) :

« Les rayons du soleil couchant de cet après-midi de Mai illuminaient le teint rosé, les poils couleur de miel du Prince ; ils dénonçaient l’origine allemande de sa mère, cette princesse Caroline dont l’orgueil hautain avait glacé, trente ans auparavant, la cour négligée des Deux-Siciles. Mais dans son sang d’autres essences germaniques fermentaient, bien plus fâcheuses pour cet aristocrate sicilien en cette année 1860, que l’attrait de la peau très blanche et des cheveux blonds au milieu de gens olivâtres et aux cheveux de jais : un tempérament autoritaire, une certaine rigidité morale, une propension aux idées abstraites qui dans la mollesse de l’habitat de la société palermitaine s’étaient transformés en arrogance capricieuse, en scrupules moraux perpétuels et en mépris pour ses parents et ses amis qui lui semblaient aller à la dérive dans les lenteurs pragmatiques du fleuve sicilien. »

jeudi 3 février 2011

Edouard Glissant à Tokyo


Patrick Chamoiseau & Edouard Glissant sur Obama
envoyé par Mediapart. - L'info video en direct.

Edouard Glissant, présenté par l’édition du Monde du 4 février comme « le chantre éloquent de la diversité, du métissage », vient tout juste de décéder. J’aimais certains de ses livres, marqués par une poésie sensuelle et luxuriante qui me rappelait celle de Saint-John Perse.

J’aimais aussi une notion qu’il défendait souvent, celle d’opacité. René de Ceccatty y fait référence dans l’article qu’il consacre aujourd'hui au poète martiniquais dans Le Monde : Glissant défendait le processus de « créolisation », « opposé à toute légitimité autoproclamée, à tout système imposé, à toute identité enracinée dans le refus de l’autre, à tout pouvoir, à toute idéologie. L’ « opacité » même devient une caractéristique positive, en contraste avec « la fausse clarté des modèles universels » ».

Mais ce que je retiendrai surtout de Glissant, c’est ma rencontre avec lui lorsque, à Tokyo, j’étais « chargé du livre » à l’ambassade de France, aux alentours de l’année 2000. Jeune homme alors un peu perdu, très maladroit dans ma gestion des affaires quotidiennes, je l’ai reçu, lui, sa femme et son fils, pour une série de conférences, et nous avons passé quelques jours ensemble dans la capitale japonaise. J'étais chargé de ses déplacements et de l'organisation des journées. Malentendus sur les horaires, impression tenace d’être débordé par l’emploi du temps… J'ai été très reconnaissant à Glissant d’avoir pris le parti de rire de ces contretemps : « Aymeric Patricot, m’a-t-il dit dès le deuxième jour, c’est la catastrophe sympathique… » (ou la catastrophe tranquille, je ne sais plus).

Il se moquait par ailleurs volontiers de mon supérieur, qu’il trouvait prétentieux, et j’avais trouvé ça très drôle – je rencontrerais certains autres auteurs qui manifesteraient beaucoup plus de goût, eux, pour les gesticulations snobs du conseiller culturel que pour les maladresses de son subalterne…

lundi 31 janvier 2011

Le sexe sur-écrit



Je prends souvent Henry Miller en flagrant délit de surécriture, notamment lorsqu’il raconte des scènes de sexualité effrénée ou qu’il se laisse emporter, après coup, par un lyrisme faussement brillant – accumulation d’adjectifs baroques, phrases inutilement longues, mots rares dont il se demande s’il ne vient pas de les trouver, par hasard, dans le dictionnaire…

Par exemple, ce passage qui fait suite à une scène d’amour sur la plage avec Mona, dans la deuxième partie de Sexus :

« Bientôt, les feuilles d’automne feraient leur bruit de soie froissée sur les échelles de secours rouillées et les poubelles en tôle. Bientôt, l’épidémie serait finie et l’océan reprendrait ses airs de grandeur gélatineuse, de dignité mucilagineuse, de solitude morose et rancunière. Nous étions maintenant allongés au creux d’une dune de sable et onduleuses, au bord sous le vent d’une route macadamisée, sur laquelle les émissaires d’un siècle de progrès et de lumière roulaient, dans ce fracas familier et sédatif dont s’accompagne la plane locomotion de ferblanteries à cracher et péter, étroitement tricotées à coups d’aiguilles en acier. » (Sexus, Livre de poche, 201)

Le passage suivant est plus réussi. Son style est aussi échevelé que la sexualité qu’il décrit, mais c’est un « échevèlement » mesuré, d’une certaine façon :

« Ce qui m’étonnait, c’est que ça continuait à se tenir levé comme un marteau ; ça avait perdu toute apparence d’outil sexuel ; ça vous avait un air écoeurant de machin-truc bon marché droit sorti du prisunic, de fragment d’engin de pêche brillamment coloré… moins l’appât. Et sur ce machin-truc, éclatant et glissant, Mara se tortillait comme une anguille. Elle n’avait plus rien de la femme en chaleur, ou même de la femme ; elle n’était qu’une masse de contours indéfinissables, gigotant et grouillant comme un morceau d’appât frais que l’on verrait sens dessus dessous, à travers un miroir convexe, dans une eau de mer agitée. » (Sexus, page 200)

vendredi 28 janvier 2011

Les magazines sont-ils des livres ?



1) Je ne comprends toujours pas la phrase lancée à la cantonade par un grand gaillard aux cheveux blancs, dans un bistrot du quartier de la Sorbonne, alors qu’il s’apprêtait à descendre vers les toilettes (et je me perds en conjectures pour essayer de comprendre un éventuel jeu de mot) : « Un petit café pour le haut, un petit café pour le bas ! »

2) Dans un bistrot de Bastille, je transporte mon barda pour changer de place et m’installer sur une table près de laquelle se trouve une prise. Le patron lève un doigt et me précise : « Attention, le café sera un peu plus cher, à cette place… » Très surpris, je lui lance un candide : « Ah bon, c’est vrai ? » Il lève les yeux au ciel.

3) Premier contact avec une classe de BTS. J’annonce aux élèves qu’ils devront faire, chacun leur tour, un exposé sur un livre qu’ils ont lu. Plusieurs s’inquiètent, déclarant qu’ils n’ont jamais lu de livre de leur vie. « Monsieur, un numéro de Closer, ça marche ? C’est un livre, ça, Closer ! »

mardi 25 janvier 2011

King en toc ?


The Shining - Trailer (Stanley Kubrick)
envoyé par dictys. - L'info video en direct.

Adolescent, j’ai été marqué par le Shining de Stephen King, qui m’avait à la fois ébloui et terrifié. Le film de Kubrick, à côté, m’avait semblé singulièrement dénué de tous ces détails qui en faisaient la saveur. Trop limpide, trop simple, trop « cinématographique », en un mot…

J’aime bien de temps en temps lire un Stephen King pour essayer de retrouver mes frissons d’enfant, mais force est de reconnaître que je suis assez souvent déçu… Comme avec ma lecture du Fléau, roman de 600 pages (dans sa version courte) considéré pourtant comme l’un des meilleurs. Le thème avait tout pour attiser ma curiosité : maladie ravageant les Etats-Unis, clans s’opposant et se déchirant autour de quelques figures charismatiques…

Le problème est qu’on lit ce roman jusqu’au bout pour savoir comment King va clore cette étrange histoire d’affrontement entre l’homme incarnant le Mal et la femme incarnant le Bien dans cette contrée ravagée par la maladie, mais que le dénouement laisse un singulier sentiment de kitsch et de toc… (Un peu comme pour la chute, grotesque, du fameux film Ça dans lequel une sorte d’araignée géante incarnait, elle aussi, l’esprit du Mal). On n’apprend pas vraiment d’où sortent ces étranges créatures, pourquoi elles meurent, pourquoi elles se comportement de telle ou telle façon, et les scènes d’épouvante font rire bien plus souvent qu’elles n’attirent l’attention.

En revanche la vraie qualité de King réside, paradoxalement, dans ses scènes réalistes, toutes ces histoires qui lient les personnages et leur donnent de l’épaisseur. On comprend son succès d’écrivain : ses personnages sont attachants, parce qu’ils sont singuliers et vivent des relations d’amour ou de haine souvent originales. En fin de compte, le décorum horrifique pourrait presque être évacué… Un comble, pour un roman d’épouvante ! (J’adore ce mot, épouvante… J’ai envie d’écrire des romans d’épouvante rien que pour y accoler ce mot-là…)

mardi 18 janvier 2011

Quand Miller dit "bite" et "couille"


Bande-annonce After Hours (Quelle nuit de galère) - Scorsese
envoyé par Altanisetta. - Regardez plus de films, séries et bandes annonces.

Dans la première scène du film After Hours (film relativement méconnu de Scorsese, en ce moment rediffusé au cinéma), le protagoniste dévore Le Tropique du Capricorne (Henry Miller) dans un bar et se fait aborder par une femme admiratrice de ce même livre. Elle va entraîner notre personnage dans une nuit qui s’annonçait folle et qui se révèle catastrophique, prenant les apparences d’un véritable cauchemar. L’œuvre de Miller, l’une de ces œuvres qui vous donne furieusement envie de vivre, fait ainsi peur : se laisser entraîner dans les délires auxquels elle incite, ce serait prendre le risque de saborder sa propre vie…

Je dévore précisément Sexus, en ce moment, le premier volume de la trilogie autobiographique de Henry Miller. Il y raconte son histoire avec l’ébouriffante Mara, et la transformation qui s’opère en lui : passé trente ans, le voilà complètement à l’étroit dans sa vie de couple avec Maude et son emploi dans une entreprise de télégraphe. Bientôt, il va quitter femme, travail et enfant pour vivre pleinement son amour avec Mara, se consacrer à l’écriture et quitter l’Amérique pour la France – il y rencontrera Anaïs Nin.

Miller est connu pour son côté vorace et sa crudité, et c’est vrai qu’on retrouve dans son travail la même exigence de passion que chez Nin, mais avec beaucoup moins de sentimentalisme. Disons que les bites, les couilles et les cons remplacent les amours, les tendresses et les accomplissements. La vie, pour Miller, c’est explorer les corps et les situations, puis nommer les choses avec le plus de précision possible, ainsi que se lancer dans de grandes phases de lyrisme sexuel – pour Nin, il s’agit plutôt de décrire les fusions passionnelles et les courants d’amour entre les êtres. Plus d’élégance chez elle, plus de fluidité, plus de beauté formelle, mais quelque chose de plus étouffant aussi, je trouve. Miller dit bite et couilles, et ça fait sacrément respirer son texte…