Interview publié sur le site Actualitté :
"Le thème de l’assistance sexuelle me hante depuis de nombreuses années"
Rarement abordé, ou alors de biais, le thème de l’assistance sexuelle pour handicapé demeure tabou en France. Dans La Viveuse (éditions Léo Scheer, 2022), Aymeric Patricot traite frontalement de la question, par le truchement de la fiction. Héroïne ambigüe, insatisfaite, la jeune Anaëlle se lance dans l’aventure, aidant des infirmes à se réaliser moyennant finance…
Étienne Ruhaud : Tu aimes à traiter les sujets tabous, comme la question de la blanchité (à travers Les Petits blancs ou La Révolte des Gaulois). Comment t’est venue l’idée d’évoquer l’assistance sexuelle ?
Aymeric Patricot : C’est vrai que la plupart de mes livres abordent des questions peu traitées. Ils passent parfois pour provocateurs alors qu’ils s’attachent simplement à décrire des pans de réalité. Sans doute y a-t-il deux raisons principales à ce goût : le fait d’avoir vécu des choses qui m’ont révélé la face parfois très dure de l’existence, mais aussi une dynamique qui me paraît propre à la littérature, et à l’art en général, celle qui porte à vouloir lever des secrets.
Le thème de l’assistance sexuelle me hante depuis de nombreuses années. J’avais en tête le personnage, évoluant dans un monde intermédiaire entre le monde de la respectabilité sociale et celui des choses honteuses. Il m’a été inspiré par des gens que j’ai pu croiser, et dont j’estimais cerner la psychologie. J’ai attendu plusieurs années avant que l’histoire ne cristallise vraiment en moi, et que le thème me paraisse porté par l’époque.
Ton roman est très documenté. Peux-tu nous parler de tes recherches, de tes investigations ?
Aymeric Patricot : Pour un thème aussi sensible, il faut connaître certaines réalités, l’état des législations, la nature des débats en cours. Sinon, la crédibilité même du texte en souffrirait. Cependant, l’essentiel de mon travail a consisté à donner de l’épaisseur aux personnages. J’ai davantage cherché à cerner le tempérament d’une femme capable de vivre cette expérience que je n’ai voulu décrire précisément des pratiques. Mon livre est un roman, pas un essai. Je n’ai pas voulu que la documentation étouffe l’émotion. Je n’ai d’ailleurs pas d’expérience directe de ces choses, dans le sens où je ne suis ni handicapé, ni escort. J’ai simplement connu des gens qui sont passés par là.
Anaëlle correspond-t-elle à ta définition du « petit blanc », précisément ?
Aymeric Patricot : Je n’ai pas écrit ce roman comme un prolongement de mon livre sur les « petits Blancs » - c’est-à-dire des Blancs pauvres, qui se perçoivent comme Blancs dans un contexte de métissage. Je n’avais pas ces problématiques raciales en tête. À vrai dire, La Viveuse fait plutôt écho à Suicide girls, par le thème et le ton – le narrateur de Suicide girls faisant d’ailleurs une brève apparition dans le roman. Cependant, il est vrai que la question sociale est très présente, et qu’Anaëlle, l’héroïne du livre, est une fille de famille ouvrière, qu’elle est en recherche d’argent, et qu’elle travaille précisément dans les beaux quartiers. Elle tombe amoureuse d’un bourgeois, mais suscite la méfiance de la mère et subit parfois l’arrogance de familles aisées. De ce point de vue, on peut parler de lutte des classes. Anaëlle n’a pas de colère contre les bourgeois, mais elle perçoit les différences et sait en tirer parti. En revanche, la question raciale n’est pas présente dans le livre.
Les motivations d’Anaëlle sont-elles purement vénales ? Quel est son rapport exact aux handicapés ?
Aymeric Patricot : Elle découvre le monde du handicap en tombant amoureuse d’un jeune handicapé. Progressivement, elle développe une activité d’assistante sexuelle, mais ses motivations sont complexes. Il entre une part de vénalité, bien sûr, mais aussi de plaisir – Anaëlle est d’une sensualité plus prononcée que celle de son petit ami, au début du roman. Par ailleurs, la question de l’humanisme se pose : Anaëlle refuse peu à peu certaines choses, comprenant qu’il lui faut un prétexte humanitaire pour accepter les passes. Comme beaucoup, le spectre de la prostitution pure lui fait peur, si tant est qu’il existe une différence de nature entre les deux pratiques.
Les scènes de sexe sont crues, directes, décrites avec un implacable réalisme. Pour autant une certaine tendresse se dégage. Peut-on parler de roman sentimental ?
Aymeric Patricot : J’ai voulu les scènes de sexe explicites, mais sans complaisance. Après tout, on est proche d’une forme de médecine, et le sujet me paraissait réclamer cette crudité. Par ailleurs, il y a un plaisir littéraire me semble-t-il à oser affronter le spectacle de ces choses. Cependant, la douceur finit toujours par prendre le pas. Le roman est structuré autour d’une histoire d’amour, et même dans les scènes les plus explicites, l’enjeu reste le besoin d’affection. Dans le texte, les rapports humains se nouent toujours avec une grande part de délicatesse. La véritable recherche est bien celle de l’amour.
Pareillement, l’héroïne semble se chercher, à travers les plaisirs charnels notamment. Est-ce un roman de formation, d’apprentissage ? En effet, La Viveuse est un roman d’apprentissage. L’héroïne se lance dans une quête érotique, existentielle, amoureuse et sociale. Elle découvrira son corps, ses limites, ce qu’elle comprend de l’amour et de la société. Pendant quelques mois, l’activité d’assistante sexuelle deviendra pour elle un catalyseur d’expériences nombreuses et fortes.
Le personnage de Christian, handicapé, évoque à un moment donné Michel Houellebecq, à travers Extension du domaine de la lutte. En quoi Houellebecq t’a-t-il influencé ? Peut-on parler de roman houellebecquien, ou tout simplement de roman réaliste ?
Aymeric Patricot : Houellebecq est un modèle, évidemment, surtout pour la façon décomplexée qu’il a d’aborder les thèmes contemporains. Il n’hésite pas à aller directement à ce qui fâche, ce qui peut passer pour de la provocation. En tout cas, l’un des thèmes abordés dans Extension du domaine de la lutte était la misère affective et le fait qu’un régime politique plus abouti chercherait à résoudre cette question. Il posait déjà la question des assistants sexuels ! De même, dans son dernier roman, Anéantir, l’assistance sexuelle est évoquée.
Thème mis à part, je ne sais pas si La Viveuse est houellebecquien. Il l’est peut-être par son réalisme, sa volonté d’aborder frontalement une question sensible. Cependant je ne propose pas de digressions sociologiques comme celles qui ont fait le succès de Houellebecq, et je n’émaille pas le texte de vannes comme la plupart de ses narrateurs. Mais il y a peut-être le même genre de douceur bienveillante que dans Anéantir, le désespoir en moins – ce roman est sans doute le moins sombre que j’aie pu écrire.
Anaëlle, qui souhaite offrir les meilleurs soins à son père cancéreux, augmente ses tarifs au fil de l’intrigue. Ce désir de faire cracher le bourgeois au bassinet est-il strictement motivé par l’appât du gain ? S’agit-il d’une revanche sociale ?
Aymeric Patricot : Le roman met en scène ces différences de classes sociales, et le mépris qu’expriment parfois les couches aisées. Cependant, si Anaëlle cherche l’argent où il se trouve, elle ne se situe pas dans une perspective de revanche. Elle tombe d’ailleurs amoureuse de ce jeune bourgeois, Christian. Puisqu’elle adopte une démarche de bienveillance et de don de soi, qui peut aller de pair avec la recherche d’argent, elle ne laisse pas de place à la mesquinerie, qui ruinerait sa pratique.
Contrairement à son amie Pauline, Anaëlle semble totalement détachée de toute dimension spirituelle. Elle apparaît tour à tour comme une prostituée, ou comme une sainte faisant preuve d’abnégation. Quel est selon toi son rapport au christianisme ?
Elle-même se pose la question : elle réalise qu’elle n’a ni la foi de son amie Pauline, ni sa culture religieuse. Elle souligne le mystère de cette religion, ainsi que certaines hypocrisies chez ses pratiquants. Elle n’exprime cependant pas de mépris. Et elle perçoit la dimension spirituelle de sa propre pratique. Après tout, le don de soi, la bienveillance, le souci de l’autre la rapprochent de la philosophie chrétienne. L’érotisme lui-même s’apparente à une forme de spiritualité. Mais elle lorgnera davantage vers le zen, lors de ses éclairs de lucidité.