La littérature sous caféine


dimanche 23 juin 2013

Olivier Adam ou l'éloge paradoxal du déracinement (Les Lisières, Flammarion 2012)


Olivier Adam, aux « lisières » de Paris par FranceInfo

« Son plus grand roman », précise Le Monde. Et il est vrai que Les Lisières (Flammarion 2012) d’Olivier Adam en impose par son souffle, sa tension dramatique, son ambition. Il s’attache notamment à dresser le vaste portrait de ces zones périurbaines en constante expansion – zones pavillonnaires, HLM – et de la mélancolie, voire du mal-être qui s’y développent.

Le narrateur, qu’il est difficile ici de ne pas confondre avec l’auteur tant les points de comparaisons sont nombreux, se remet difficilement d’une séparation. Il quitte la Bretagne pour rendre visite à sa famille restée vivre en banlieue parisienne. Mais le séjour ne fait qu’approfondir le gouffre entre ce romancier que le succès pousse à fréquenter les « bobos » et ses propres parents restés si modestes. Des parents qui s’obstinent par ailleurs à rester vivre dans la région.

« Si étrange que cela puisse paraître, cette banlieue où personne n’avait jamais eu envie de vivre, cette banlieue que j’avais toujours entendu qualifier de pourrie, ni plus ni moins qu’une autre mais simplement pourrie, de laideur commune, de banalité pavillonnaire et d’ennui résidentiel, était devenue l’objet d’une flambée immobilière qui me laissait interdit. » (Page 87)

Cette répulsion pour les zones pavillonnaires s’accompagne bientôt d’un éloge du déracinement. Le narrateur se demande comment les gens peuvent éprouver de l’attachement pour des lieux si désincarnés. Le racines ne sont-elles pas foncièrement illusoires ? De même, et malgré tout l’amour qu’il porte à la Bretagne, il ne comprend pas les sortes de délires identitaires qui attachent les Bretons à leur région.

« J’avais débarqué en Bretagne étonné de découvrir une terre où tout le monde était blanc, où il restait encore des gens pour se définir comme « catholiques », où beaucoup se revendiquaient d’ici depuis des générations et paraissaient en tirer une fierté que je trouvais, selon les jours, suspecte ou carrément imbécile. Où certains parlaient sans rire d’identité régionale, de traditions locales, de coutumes, de particularismes, de racines. Un truc surgi du passé en somme, une France telle que l’imagine Jean-Pierre Pernaut, attardée et refermée sur elle-même. » (page 124)

Il me semble déceler cependant un paradoxe dans cette double posture : éloge du déracinement / répulsion pour la banlieue. La banlieue parisienne en effet n’est-elle pas devenue, précisément, le lieu par excellence du déracinement ? Une sorte de territoire indécis, sans ancrage particulier, qui devrait alors faire les délices du narrateur ?

D’autant que le tempérament dépressif de ce dernier ne plaide pas en sa faveur : comment avoir envie de le suivre si c’est pour vivre un tel effondrement intérieur ? Si c’est pour flirter avec le perpétuel effacement de sa personne ?

Autre aspect du paradoxe : le narrateur fait l’éloge du déracinement mais il n’a l’air de réussir à vivre, comme l’auteur d’ailleurs, qu’en Bretagne et au Japon : une région dont la « culture locale » est sans doute la plus forte de France, comme le souligne le narrateur lui-même ; et un pays qui fait de l’isolement et du refus du métissage une sorte de principe... Comment justifier, dès lors, à la fois le refus des racines et le bonheur de vivre parmi des gens qui, eux, revendiquent ces racines ?

Non pas que l’éloge du déracinement soit une mauvaise chose. Moi-même, je me sens proche de cette posture de la marge. Et j’ai, comme Olivier Adam, ce double amour de la Bretagne et du Japon… J’adore me sentir comme un passager clandestin dans une région dont je maîtrise mal les codes, qui m’ignore et grâce à quoi je me sens libre. Mais il me paraît étrange de ne valoriser que ce déracinement : le goût pour ce dernier ne peut qu’aller de pair avec la présence, proche et même envahissante, de populations et de cultures qui se sentent, elles, « ancrées ». Le plaisir d’errer est sans doute d’autant plus fort que les autres, eux, refusent d’errer. Et puis, comment raisonnablement imaginer un monde où tout le monde se mettrait à errer ?

La passion du narrateur pour la Bretagne et le Japon me font ainsi l’effet d’un véritable retour du refoulé : plus il se libère des entraves, plus sa tristesse s’approfondit. Sans se l’avouer, il paraît rechercher la présence de gens qui « s’installent ». Et il reproche à son père de détester le métissage tout en refusant lui-même de vivre en région parisienne : le prétexte est l’affreuse monotonie des pavillons, des centres-villes et des supermarchés. Mais ce rejet tout architectural ne masquerait-il pas l’angoisse d’un monde entièrement voué au déracinement ?

mardi 18 juin 2013

Vomir devant examinateur / Le bruit de la neige qui tombe

1) En tant qu'examinateur (oraux de bac, de bts...), j'ai connu l'élève vulgaire, l'élève sale, l'élève qui pleure, l'élève qui claque la porte... Mais je n'avais encore jamais rencontré l'élève qui fait semblant de vomir au moment de s'installer devant le jury.

2) Dans les galeries de peinture du château de Chantilly, une mère de bonne famille fait réciter à son fils la liste des rois et empereurs de France. Ce dernier clôt la liste en énonçant fièrement: "Mais mon préféré, ça reste bien Napoléon."

3) Dans une copie de BTS Communication, un élève imagine un spot radio. Il précise qu'on doit entendre, en fond sonore, "le bruit de la neige qui tombe."

mercredi 5 juin 2013

Tarantino invente le "Politiquement correct trash"



Des femmes vengeresses achèvent un macho dans un duel de voitures (Boulevard de la mort). Un groupuscule juif scalpe des nazis puis massacre des collabos dans un cinéma parisien (Inglorious Basterds). Un Noir libéré de ses chaînes règle son compte à un esclavagiste pervers et fait un carton parmi les petits Blancs qui lui servaient de sbires (Django unchained).

Dans chacun de ses trois derniers films, Tarantino semble appliquer la même recette : choisir un personnage honni de la morale contemporaine (le macho, le nazi, le raciste) et, profitant du blanc-seing que lui confère la doxa, laisser libre cours à ses appétits de violence. Pas de pitié pour les figures répulsives de l’époque, pas d’hésitation même à les massacrer – du moins, à l’écran. C’est une catharsis autorisée, l’accomplissement d’une pulsion destructrice que la morale, pour une fois, approuve, et tout cela dans une sorte de grand rire libérateur.

Au-delà de la qualité de ces films (sens du dialogue, visuels puissants, scenario léché), comment ne pas ressentir une certaine stupeur ?

Certes, les débauches finales de violence, comme il en existe souvent dans le cinéma américain, peuvent également susciter le malaise : que l’on pense aux vigilant movies, ces films mettant en scène la vengeance de citoyens à qui la police ne vient plus en aide et qui décident de se faire justice eux-mêmes, massacrant les voyous dans un accès de rage qui, le plus souvent, les perdra. Chez le spectateur il y a le plaisir d’imaginer dézinguer de purs méchants, mais aussi la tristesse de voir le protagoniste seul dans sa quête, perdu par la colère qui le dévore, et la mélancolie consistant à se dire que la vengeance personnelle reste un pis-aller, moralement, politiquement condamnable.

Dans Scarface, le héros massacre à tour de bras les mafieux venu le déloger parce qu’il aura été trop loin dans son appétit de puissance. Si l’on jouit de son incroyable résistance, en revanche on le sait condamné. On comprend sa défaite en dépit de la sympathie qu’il nous inspire. C’est un massacre qui ne débouche sur rien, sinon la disparition d’un homme et de l’univers qu’il portait en lui. Il avait ses raisons, mais il avait choisi la mauvaise voix. Catharsis à vide, rage contre le destin, violence tout azimut et sans avenir.

Dans les films d’horreur, même logique : l’homme sage qui, ne supportant plus la cruauté des agresseurs, se met à les massacrer (La colline a des yeux) ; la fille mal dans sa peau qui, parce qu’elle doit survivre, démembre et réduit en poussière les forces maléfiques (Evil Dead). Mais il s’agit de repousser des monstres, des poupées dégoulinantes. Les agresseurs sont des cauchemars. Quand on achève des zombies, on ne fait que réduire en bouillie des marionnettes spécialement crées pour l’occasion, désignées comme le support idéal à fantasmes d’agression – des marionnettes sans visage, sans épaisseur, sans correspondance bien établie avec le monde réel.

Tarantino reprend cette logique, mais en l’inscrivant dans l’Histoire : le cinéma vous offre, en toute bonne conscience, la jouissance de laisser libre cours à votre agressivité, et Tarantino dirige celle-ci vers les figures archétypiques du « méchant idéologique ». Un peu comme si James Bond, du temps de sa splendeur, ne s’était pas contenté de lutter contre les communistes, mais s’était employé à les torturer puis à les éliminer de la surface du globe par quelques bombes H bien ciblées.

Ainsi Tarantino semble-t-il bien avoir trouvé, dans ses trois derniers films, une formule inédite : le « trash politiquement correct », ou « politiquement correct trash ». Une formule qui fait mouche, tout au moins quand on a son talent. Une formule que l’on accusera d’attiser les rancœurs, voire la violence, entre groupes qu’opposent les idéaux de l’époque, ou bien à laquelle on attribuera le mérite de la catharsis – Django Unchained viderait le sac des haines raciales, éviterait à quelques Noirs de tuer des Blancs parce qu’ils auraient purgé leurs pulsions dans les salles obscures.

Quoi qu’il en soit, il est permis de se demander quelle nouvelle déclinaison nous prépare Tarantino s’il compte poursuivre sur cette voie : des gays massacrant des couples hétéros ? Des petits garçons tuant par dizaines des pédophiles ? Des Sud-Africains noirs éliminant les Blancs de leur territoire ? Des Irakiens débarquant aux Etats-Unis pour réduire en cendres des villes entières ?

A moins que la prochaine étape ne soit, logiquement, l’inversion de cette tendance : le politiquement INcorrect trash… Mais on n’ose imaginer l’horreur que cela pourrait donner.

mardi 28 mai 2013

De la part d'un "Suicide boy"

Lettre d'un lecteur (avec son aimable autorisation) :

"Je crois, comme Yourcenar,
Qu'il n'y a pas de hasard;
Ou "qu'il fait bien les choses"
Dixit Aznavour.
Je viens de lire ta prose
Et t'avoue, sans détours,
Que ce n'est pas "du Proust".
... sans crier: "Allez ouste!"
Diantre! "Le divin marquis"
N'a qu'à bien se tenir!
Publier deux écrits
Sur le même sujet:
Il faut s'interroger.
Seul Sade osa faire pire!...
Bien que n'étant pas ivre,
En croisant ton regard,
Lors du "salon du livre"
(Je m'en souviens à l'aise:
7 avril 2013)
Quel sentiment bizarre
Que nous nous connaissions.
Bien étrange impression :
Jamais ne t'avais vu,
Et, pas encore lu.
Seule Amélie Nothomb
(Je n'en suis pas friand)
Put te voir au Japon :
"Stupeur et tremblement!"
Mais, une fascination
M'attirait aux tréfonds.
Je compris que mon trouble
Vient qu'à travers tes mots
je retrouve "mon double":
Nous sommes "psycho-jumeaux"!...
"Suicide Boy", je suis;
Or, je crains: toi aussi...
A défaut d'ANGE NOIR,
En lisant ton roman
je viens d'apercevoir
Un peu du DEMON BLANC...

MERCI : Ta dédicace
Qui parlait d'amitié
M'a touché et préface
Notre complicité.

Ainsi, je n'oublie rien:
En "Mémoire d'Hadrien"!...

Je t'entends déjà t'esclaffer,
Clamant que tous les m'as-tu-vu
Ne devraient jamais "poéter"
Surtout pas plus haut que leur cul!

Respectueux hommage amical

jeudi 23 mai 2013

Les examens sont propices aux néologismes

Au cours d'examens oraux pour le BTS Communication :

1) Un élève nous explique qu'un bon commercial ne doit pas mentir car il briserait la confiance avec le prospect:
"S'il ment, ce serait se tirer une balle dans la tête !
- Dans la tête ?... Dans le pied, ça devrait suffire... Dans la main, à la rigueur !"

2) - Comment définiriez-vous un bon commercial ?
- Ce doit être quelqu'un de chaland.
- De chaland ?
- Bah oui, chaleureux, quoi.
Je me demande si l'élève ne confond pas avec l'expression "attirer le chaland". Je comprends peu à peu, cependant, que "chaland" doit correspondre, dans son esprit, à l'inverse de "nonchalant" - l'inverse de "nonchalant" n'ayant d'ailleurs rien à voir avec le fait d'être chaleureux ou pas, me semble-t-il.

vendredi 17 mai 2013

Quelques échos du livre



En ce printemps, deux nominations consécutives à des prix : celui du très chic salon de L'Ile aux Livres et le nouveau-né Prix du roman Al-Bayane.

Des échos de lecteurs, également, comme ce beau message d'un éditeur alsacien :

"L’autre dimanche, nous avons bavardé à votre stand à Saint-Louis où je vous ai fait signer un tiercé de vos livres, que j’ai lus dans la semaine, à commencer par ceux destinés aux amis (et dédicacés pour eux), en prenant garde à n’en point casser le dos (je suis un lecteur parfois compulsif). Mais ça s’est bien passé, les Suicide Girls et l’Autoportrait sont restés propres et lisses (je parle de leur surface !), et j’ai terminé ce week-end par L’homme qui… Nous y reviendrons.

Mais d’abord des excuses : j’ai découvert votre blog et vu qu’à Saint-Louis vous avez dû – par ma faute – jouer au gardien de basse-cour, suppléant les auteurs des « Petites Poules », que nous avions détournés du stand de ce libraire colmarien (...) pour les enchaîner à notre stand de La Nuée Bleue sur lequel ils dédicaçaient, avec un succès de foule qui vous aurait fait de l’ombre s’ils étaient restés à votre côté, leur adaptation en dialecte alsacien de ce best-seller mondial (5 millions d’exemplaires vendus en Chine ! et vingt autres langues !) Nous nous enorgueillissons du plus petit tirage de départ de cette saga, 4.000 ex. pour l’alsacien. Donc, au fond, vous l’avez échappé belle, remerciez-moi.

C’est bien de lire dans un même élan trois ouvrages très différents d’un auteur dont on avait entendu causer, et trois livres si différents. J’ai terminé, comme dit, par L’homme qui… et, donc, par votre petit traité/confession sur L’Insoutenable. En deux mots, écho fort et sensible chez moi, pour plein de raisons perso. L’entrelacement de « l’ordinaire » et du « hors-normes » est excellemment mis en scène, trituré, jusqu’au malaise, ligne de crête vertigineuse qui côtoie les précipices. Le personnage est crédible, exigeant dans sa lâcheté, et j’aime bien l’accélération du temps, la décomposition de tout son être « normal » pour ne laisser subsister que le noyau central, la boule de révolte et de malheur, incandescente jusqu’à l’implosion.

J’aurais pas mal de choses à vous livrer après ces trois lectures, mais ne veux point vous importuner. Sachez que je me suis senti très proche de vos approches de ces divers sujets. Souvenirs, expériences, rencontres, réflexions, travaux d’écriture : mille échos et vibrations ont clignoté sur l’écran radar de mes perceptions.

Donc, maintenant, c’est moi qui vous remercie
."

lundi 13 mai 2013

"Une tragédie silencieuse et terrifiante"

Sur le site MyBoox, un article de Lauren Malka :

"Avec L’Homme qui frappait les femmes (Léo Scheer), Aymeric Patricot signe une tragédie silencieuse et terrifiante dont le lecteur peut rester meurtri longtemps.

Pourquoi on aime "L’Homme qui frappait les femmes"

Si ce conseil de lecture est l’un des plus enthousiastes de l’année 2013, il tient aussi à rester l’un des plus prudents en commençant par mettre en garde le lecteur. L’Homme qui frappait les femmes, quatrième livre d’Aymeric Patricot, n'a rien d'apaisant ou de réconfortant. Il nous fait vivre quelques heures au côté d’un personnage ultra-violent qui n’hésitera pas à nous poursuivre dans une persécution silencieuse jusque bien après le mot "fin". C'est peut-être d'ailleurs pour conjurer ce sort qu'Aymeric Patricot fait suivre son histoire d'un bref essai intitué "L'Insoutenable" où il explique les raisons de son geste et ses inspirations littéraires - Georges Bataille, Hubert Selby Jr entre autres - et personnelles.

Le narrateur, qui n’est jamais nommé dans le roman, est tout aussi trouble et contradictoire que "L’Homme qui aimait les femmes" de Truffaut, sauf qu’il est son exact opposé. L’un aime les passantes inconnues, l’autre les frappe. Elevé dans un bon milieu à Deauville, le narrateur traverse une enfance sans encombre quoique marquée par un certain ennui et une attitude dubitative vis-à-vis de son avenir. Un jour, il tombe par hasard sur la seule et unique activité qui puisse enfin mobiliser en lui des émotions intenses : la violence. Non pas l’envie de se battre, non, notre narrateur est trop "douillet, (il) déteste l’idée d’une blessure" et fuit dès qu’il le peut "les circonstances qui l’obligent à se battre contre un adversaire à (sa) hauteur". Ce sont les filles qu’il aime frapper. Il les frappe et déguerpit. Particulièrement si elles sont douillettes elles aussi, fragiles, si leur peau fine et transparente fait jaillir le sang et les bleus presque instantanément.

Cet homme nous parle tout le long du livre, non par envie de se repentir ou de se justifier – il est très clair là-dessus - mais pour définir le plus précisément possible les contours de sa personnalité qu’il cerne mal et dont il ne parvient pas à regretter les "dérapages". Un manque de chance selon lui, ou bien un penchant fatal, dont il ne peut qu’observer les terribles ravages sur sa propre vie, année après année.

Jamais freiné, ni par le remord ni par la loi, cet homme pousse sans effort son vice jusqu’à son paroxysme en s’engageant au côté de Clarisse, sa future femme, dans une association de lutte contre les violences conjugales, en l'épousant et en la battant. Puissant et pourtant médiocre, coupable et pourtant habité, comme Hernani, par une "force qui va", le héros de ce livre ne trouve matière à vivre que dans l’attirance irrépressible du néant. Ce néant dont les femmes qu’il frappe portent toutes la trace lorsqu’elles succombent si facilement à son charme et s’abandonnent naïvement dans ses bras, lorsqu’elles reçoivent un coup de poing à la mâchoire et s’effondrent ou lorsque leur tête valse et frappe un coin de table avant de perdre connaissance.

Les filles tabassées ? Elles ne se plaignent jamais. Certaines semblent à peine lui en vouloir. Clarisse, sa femme, signe un pacte tacite avec lui en jouant le couple parfait tandis que les autres disparaissent le plus souvent, avec leurs hématomes et leurs traumatismes, le laissant tout à sa bestialité et à ses mensonges. Et c’est dans ce silence, cette disparition que réside le don d’Aymeric Patricot. C’est là que commence ce qui ressemble à une tragédie grecque et pourrait bien faire de ce livre un grand morceau de littérature. Ce que Patricot saisit avec tant de justesse, c’est l’os qui perce à travers la peau sans l’ouvrir, les dents qui claquent contre le carrelage sans se briser et le pacte qu’un homme signe silencieusement avec le monde en n’ayant l’air de ne pas y toucher. Car perdre la raison peut tout à fait se produire sans un bruit.

La page à corner

"Sur le coup, je ne voyais jamais le sang de ma femme. Je découvrais Clarisse, quelques heures plus tard, couverte d’hématomes. Mais cette couleur rouge, pendant les scènes elles-mêmes, ne m’atteignaient pas. Peut être y avait-il comme un filtre dans mon regard ? Ou bien j’oubliais ce que j’avais vu… Cela m’angoissait beaucoup de surprendre ma femme désinfectant ses plaies, car j’y voyais un nouvel effet de ma folie. Si j’oubliais tant de choses, au fur et à mesure, alors tout finirait dans une atroce confusion…

Une seule fois j’ai pleuré, battant ma femme, et c’est arrivé lorsque notre fils, âgé de quatre ans, a voulu s’interposer. Il s’est emparé d’un camion de plastique pour chercher à le lancer contre ma jambe. J’ai dû surprendre mes gestes, l’interrogeant du regard : « Que veux-tu dire à ton père ? »

C’était atroce que la rage et la tristesse se mêlent à ce point, et qu’une main cherche à m’extraire du chaos. Je me suis mis à gémir, saisissant ma femme par le bras pour la traîner dans une autre pièce. Avait-elle seulement remarqué la présence de Matthieu ? Elle avait sa part de responsabilité dans ce naufrage. Je voulais la frapper comme j’aurais moi-même mérité d’être frappé
". (p. 67)

"L’Homme qui frappait les femmes" critiqué par la presse

"Le roman de Patricot est peut être l'une des plus belles découvertes de ce début d'année. On ne ressort pas indemne de cette lecture. A lire absolument". Omri Ezrati – Blog Psychologies

"C’est un coup de cœur particulier, c’est troublant, dérangeant et politiquement très incorrect". Europe 1

"C’est très bien écrit, c’est un joli roman même si le sujet est effroyable". Brigitte Lahaie, RMC

"Entre roman et analyse, c'est un livre qui éclaire et qui a surtout le mérite de s'attaquer à un phénomène de société millénaire à l'exponentielle.

C'est très bien écrit, court, intense, sans voyeurisme, les mots sonnent juste". Dominique Bouchard, Unwalkers.com"

vendredi 10 mai 2013

Paris, ce "chef-lieu de province allemand" (Benoît Duteurtre, A nous deux Paris !)


Benoît Duteurtre - A nous deux, Paris ! par Librairie_Mollat

Il y a plein de belles choses dans le dernier roman de Benoît Duteurtre, A nous deux Paris ! – récit de la montée à Paris d’un Normand de bonne famille, cherchant à percer dans la musique. L’histoire de ce Rastignac en mode mineur réserve de belles digressions sur les révolutions musicales des années quatre-vingt, les plaisirs et les amertumes de la vie nocturne, les surprises de l’initiation sexuelle. C’est bien observé, fluide, plutôt drôle. Le roman se clôt sur des pages mélancoliques, tournant presque au pamphlet contre le Paris d’aujourd’hui, comme dans cet échange avec Delanoë :

« - Il me semble quand même que Paris est beaucoup plus vivant qu’autrefois.
Evidemment, s’il parlait des animations organisées par les pouvoirs publics, de la « Nuit des musées », de la « fête de la Musique », de la « Nuit blanche », de « Paris Plage » et de tous les rendez-vous festifs qui jalonnent le calendrier, il avait probablement raison. Mais, lorsqu’on aime modérément ces bains de foule ; lorsqu’on préfère déambuler d’un café à l’autre et découvrir en secret les mystères d’une ville, il me semble bien qu’on pourrait affirmer exactement le contraire : la capitale que j’ai découverte, voici trente ans, me donne parfois l’impression de s’être transformée en chef-lieu de province allemand. »

Dans Les pieds dans l’eau, le plaisir de lecture tenait au charme d’une prose élégante mais sans prétention, dressant le portrait d’une aimable bourgeoisie de province – j’en parlais ici-même. Dans A nous deux Paris !, le plaisir se mâtine d’un soupçon de cruauté : l’auteur donne dans la satire, se moque gentiment des pères de famille comme des artistes prétentieux. D’un point de vue formel, il propose un final osé : le lecteur découvre plusieurs fins possibles, dont celle de la mort sans gloire du protagoniste dans un lit d’hôpital. Quoi qu’il arrive, les destins restent cependant dérisoires et le roman se clôt par quelques mots désabusés – quoi que sans pathos :

« Ce n’était là qu’une poignée de destins perdus dans l’infinité du temps ; quelques points minuscules dans l’éternelle solitude. »

Mine de rien, Benoît Duteurtre prolonge avec ce livre une véritable fresque, celle des rêves de plaisir et de grandeur que la France a pu inspirer à la charnière des deux siècles – et c’est une fresque tragi-comique.