La littérature sous caféine


vendredi 14 décembre 2012

Se faire casser la gueule par des provinciaux



Dans le bistrot le plus sympa de Belleville, le Folies, je noircis quelques pages qui m'amusent assez. Sur ma gauche, il y a deux types d'une trentaine d'années que j'avais à peine remarqués - sinon pour leur style : le premier, notamment, avec son catogan, sa chemise noire boutonnée jusqu'au col, ses grosses chaussures montantes, a l'air sympathique mais un peu perdu - on dirait un gothique qui ne s'assume pas.

Un moment, il s'adresse à moi alors que j'ai le nez collé sur ma feuille.
- Je te fais rire ?
- Pardon ?
- Je te fais rire, c'est ça ? Tu te fous bien de ma gueule ?
Interloqué, je regarde l'autre et lui demande s'il s'agit d'une plaisanterie. Mais ce dernier me fusille du regard, l'air mauvais. Mal à l'aise, je fais mine de ne pas comprendre. Ils reprennent de plus belle.
- Tu nous observes, c'est ça ? Tu écris des trucs sur nous ? Et on te fait bien marrer ?
- Pas du tout. Je n'écrivais pas sur vous. Lisez, si vous voulez.
- Tes pattes de mouche, là ? Illisible... J'ai bien vu ton sourire en coin, en permanence depuis une demi-heure. On te dérange, c'est ça ? Tu veux qu'on te foute la paix ?
J'ai du mal à comprendre où ils veulent en venir, je bafouille quelques phrases pour m'expliquer mais je comprends que ça ne sert à rien. Je finis par lever les yeux au ciel et leur faire un petit geste qui signifie: "C'est bon, on arrête là, lâchez-moi." Ce qui me trouble chez le type au catogan est son grand calme, son sourire, le fait qu'il ait pourtant bu quatre ou cinq bières et qu'il a l'air de se maîtriser. Pense-t-il sincèrement que je me moque de lui ?
L'autre surenchérit:
- Eh, t'es agressif, là! Avec ton regard, là! C'est pas comme ça que t'auras le Nobel, il faut que tu améliores tes relations publiques!
J'ai le regard plombé, à la fois par la gêne et l'agacement. Le premier me dit très calmement:
- Tu veux qu'on règle ça dehors ? Ici ?
Je suis vraiment désarçonné, il n'a pas l'air d'être un dur et pourtant je m'attends à ce qu'il casse son verre et qu'il me le balance au visage. Il a des tatouages aux avant-bras, sur la nuque, je me demande si tout ça ne va pas très mal finir - j'ai un rendez-vous avec une nourrice dans une demi-heure, je ne peux pas me permettre d'arriver avec un filet de sang au front !
Au bout de quelques minutes, je me lève et vais payer mon café. Le temps de recevoir la monnaie, le type au catogan se lève et pose son verre bruyamment sur le comptoir. Il fait quelques centimètres de plus que moi. Les deux ricanent, ironisent sur mon prénom - "ça doit être Loïc, hin hin !" - et le prix de Flore - je dois vraiment, à leurs yeux, représenter le bobo dans toute son horreur. Je meurs d'envie de les insulter mais je ne ferais pas le poids dans une baston et je sors en leur assénant une parole méprisante. J'en ai le coeur qui bat pendant un quart d'heure.

jeudi 13 décembre 2012

Les réalités qui ne sont pas les nôtres

Un article d'une camarade de promo HEC à propos d'Autoportrait du professeur. Je ne donnerai pas son nom, son blog est anonyme...

"En quittant HEC Aymeric n’a pas choisi les voies classiques du conseil ou du marketing pour ses premiers pas, ni l’ENA ou Sciences Po pour poursuivre ses etudes. Ayant l’ecriture inscrite dans sa vie depuis tres longtemps et souhaitant y consacrer du temps, il cherche un metier compatible avec cette passion, a la fois par son emploi du temps que par sa vocation « ethique » et sa composante intellectuelle. Ce sera l’enseignement, ce noble metier ancestral. Il passe ses concours et se retrouve donc à demarrer sa vie professionnelle avec des remplacements dans des colleges et lycées d’Ile de Fance.

Ce livre est le temoignage – dur – de ces premières années de travail, dans des milieux defavorisés, dans des structures depassées par la realite de ce qui se vit dans les villes-ghettos de certains departements ou certaines viles. C’est un constat d’echec, une deception par rapport au système qui ne peut pas combattre cette realite (qui semble meme l’occulter), l’amer constat de la solitude des professeurs en cas de difficulte (il voit a quel point il y a une absence de solidarite entre colegues ou de soutien dans la hierarchie). Le constat que le probleme n’est pas quel bord politique est au pouvoir car l’origine est ailleurs, et que les victimes sont a la fois ces enfants violents, seuls, cruels, sans reperes, mais aussi les profs, sombrant dans la depression, la peur…

Il y a bien sur aussi des observations positives, des petites victoires personnelles, des rencontres, un face a face necessaire avec la realite qu’il ne connaissait pas du tout. Mais le but de ce livre est d’attirer l’attention sur ce qui est alarmant et scandaleux, inacceptable.

Le systeme semble ne pas laisser de place a ces enfants qui n’ont pas d’encadrement a la maison, et dont les seuls reperes sont par la negative : ce qu’ils ne sont pas, la difference, l’isolement, la fuite. Jamais l’assimilation, le groupe, la notion d’appartenance. Et leur sort s’incarne par l’abandon du système scolaire, ou par l’expulsion de celui-ci, les excluant des statistiques de succes ou d’echec mais les excluant aussi du coup de la societe.

Aymeric denonce aussi que la formation des professeurs n’aborde jamais ce genre de sujet (comment l’affronter ? d’où vient-il ? quelle est la position de l’Ecole en tant qu’institution ? quels sont les recours… ?), et c’est un vrai probleme, car c’est loin d’etre un sujet ponctuel et isole. Il a plutot tendance a s’etendre, du fait du desarroi et de la solitude croissants des enfants et des ados…

C’est un livre dur a lire car il nous renvoie beaucoup d’entre nous à une realite qui n’est pas la nôtre, et que nous fuyons certainement. La regarder en face n’est pas facile si l’on croit un minimum a l’ecole republicaine, ce qui est mon cas… C’est aussi un livre qui permet de voir les profs sous un angle plus humain et moins favorise qu’on n’en a l’habitude, comme une population peu soutenue et dans certaines circonstances livree a elle-meme.

Je vous conseille cette lecture qui je pense va vous ouvrir les yeux sur un sujet passe sous silence car tres derangeant. Et pour le completer, regardez si vous ne l’avez pas encore fait le sublime film « la journee de l a jupe », de JP Lilienfeld, grace auquel Isabelle Adjani gagna son dernier Cesar (bien merite). Attention, c’est un film tres dur mais merveilleux de verite et de sincerite…"

jeudi 6 décembre 2012

Bienheureuse radicalité de la bande-dessinée contemporaine



Cette année, j’ai découvert plusieurs auteurs de bande-dessinée qui m’ont stupéfié par leur force et leur radicalité. Leurs albums font preuve d’une liberté de ton proprement hallucinante, d’une absence de pudeur réjouissante à côté desquelles la littérature, et le cinéma d’ailleurs aussi, me semblent souffrir d’une production étrangement consensuelle, où la veine grand public reste maîtresse.

2 exemples :

- Un volume regroupant les travaux de plusieurs auteurs sud-africains, réputés là-bas pour leur travail sans concession, brutal et provocant, s’attaquant tour à tour aux épouvantables valeurs de l’apartheid telles qu’elles subsistent chez certains Afrikaners, et les terribles désillusions de la Nation arc-en-ciel : Bitterkomix. Dessins d’une crudité à toute épreuve, textes cinglants, créativité tous azimuts… Un chef-d’œuvre.



- L’œuvre singulière d’un américain du nom de Ivan Brunetti : Misery loves comedy est un gros volume d’insanités diverses, de propos suicidaires, d’historiettes scatologiques. Du jamais-lu, pour ma part, et ce volume suffit à renvoyer toute la production littéraire française, à quelques rares exceptions, dans une immense nébuleuse de fadeur écœurante.

dimanche 2 décembre 2012

De grosses femmes qui hurlent sur scène

1) - Votre camarade n'est toujours pas là ? C'est toujours pour son "problème de coeur", comme vous dites ? Vous savez que ça a fait le tour de la salle des profs, ça ! C'est la première fois que j'entends cette ecxuse...
- Ouah, Monsieur, on est choqués ! Elle a vraiment des problèmes de coeur, c'est médical!
- Oh, pardon...

2) "Monsieur, avant d'aller à l'opéra pour la première fois, je pensais vraiment que c'était un spectacle avec de grosses femmes qui hurlent sur scène!"

jeudi 29 novembre 2012

Jaloux de Simone ! (Mémoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir)



Il y a des choses agaçantes chez Simone de Beauvoir : ses formules si bien calquées sur celles de Sartre, ses postures de maîtresse à penser, ses errements politiques (parfois), cette dureté qui perce, souvent, dans son tempérament et qui a le don de me glacer le sang…

Mais ces défauts s’effacent si vite, si bien, devant le miracle de ses mémoires dont le premier volume, Mémoire d’une jeune fille rangée, représente à mes yeux comme une sorte de Bible : un bréviaire des attitudes à adopter, des réflexes de pensée à affiner pour mener une vie belle, et lucide, et forte.

« Je m’abîmai dans la lecture comme autrefois dans la prière. La littérature prit dans mon existence la place qu’y avait occupée la religion : elle l’envahit tout entière, et la transfigura. » (Folio, page 258)

Quelle souplesse, quelle fluidité, quelle amoureuse façon de modeler sa prose sur le flux sans fin des événements, des questionnements qu’ils suscitent… Et quel appétit de bonheur ! Simone est une femme qui sait ce qu’elle veut, qui se donne les moyens de l’atteindre et dont l’intelligence – et le style – sont des sortes d’agents corrosifs, dissolvant les ombres et les doutes. Une « force qui va » !

« J’avançais, à ciel ouvert, à travers la vérité du monde. L’avenir n’était plus un espoir : je le touchais. Quatre ou cinq ans d’études, et puis toute une existence que je façonnerais de mes mains. Ma vie serait une belle histoire qui deviendrait vraie au fur et à mesure que je me la raconterais. » (page 234)

Et puis il y a surtout ce véritable bloc que constituent les volumes de ses mémoires, admirables parce qu’elles n’hésitent pas à faire part de certaines faiblesses et de certains ridicules mais dans un ensemble qui ne se relâche jamais : une prose constamment belle et mesurée (pas le trop-plein de formules à la Sartre), à mille lieux de proses parfois relâchées, et plates comme j’en ai eu l’expérience avec l’autobiographie d’André Brink, par exemple.

On dirait un auteur du 18ème s’attaquant, avec succès, au monstrueux 20ème : un idéal de lucidité, de bonheur et de clarté plaqué sur une matière à trous, sur une matière infiniment problématique.

jeudi 22 novembre 2012

Adam coupable de gourmandise

1) Visite au musée du Louvre avec une classe de BTS. Dans les galeries de la renaissance flamande, le nombre impressionnant de christs en croix met mal à l’aise une des élèves : « Ouah, il y a tellement de tableaux de la Passion… Qu’est-ce qu’il a dû souffrir le pauvre ! »

2) Dans la même galerie, nous analysons quelques symboles du Peseur d’Or de Metsys. Je demande quel péché peut bien symboliser la pomme, discrètement peinte sur une étagère. Un élève tente une réponse : « Euh… Le péché de gourmandise ? »

3) En classe, un texte propose l’adjectif « rabelaisien ». « Rappelez-moi le nom d’un personnage fameux de Rabelais ? – Euh… Gargamel ! – Pas loin… Simplement, tu mélanges sans doute Gargantua et Pantagruel. »

dimanche 18 novembre 2012

De l'alcool et de la sueur (Livres qui m'ont plu (3))



1) Rhum express, de Hunter J. Thompson. Un coup de maître, ce roman méconnu de la figure phare du « journalisme gonzo » : les cent premières pages, notamment, décrivant un groupe d’Américains perdus à Porto Rico, tentant de faire vivre un journal et perdus dans une spirale effrayante d’alcool, de sexualité dangereuse et de périls divers, sont truffés de brillantes descriptions et de portraits hauts en couleur. C’est superbement écrit et vivant à la fois – on dirait l’œuvre d’un Bukowski qui aurait pris la peine de rédiger de vrais chapitres. Après, ça se délite un peu, mais on oublie l’intrigue pour se focaliser sur les morceaux de bravoure stylistique.

2) Incidences, de Philippe Djian. La veine de Djian est assez proche de celle de Thompson : narrateurs évoluant dans un contexte viril, style solide et coloré, beaucoup de sexe et d’alcool, un certain désespoir racheté par l’humour et l’énergie, une intrigue bien ficelée si ce n’est que, mieux charpentée que celle de Thompson, elle donne le sentiment de s’achever sur une sorte de sursaut de passion destructrice – l’auteur réduisant à néant son protagoniste. Mais c’est ce qu’on demande à l’auteur, en fin de compte : jouer avec ses personnages – un peu comme Aragon s’acharnait sur le sien à la fin des Voyageur de l’Impériale.

samedi 10 novembre 2012

Brio de Sartre - Réflexions sur la question juive (1944)



Brillant petit livre que ces Réflexions sur la question juive (1944), de Sartre : tout y est limpide et foudroyant, avec un sens de la formule plus épuré que dans Les Mots, souvent considéré comme son meilleur livre mais que je trouve pour ma part ampoulé. Sartre y fait une analyse saisissante de la « situation du Juif » (livrant au passage de courts paragraphes qui résument fort à propos ce qu’il entend par situation, authenticité…) et réduit à néant (c’est le cas de le dire) les postures antisémites, dont il montre à la fois les ridicules et les ignominies. Rien n’a vieilli me semble-t-il dans ce bref exercice de pensée mêlant philosophie, psychologie, psychanalyse, satire et pamphlet.

Quelques bémols cependant :

- Le premier chapitre me laisse la désagréable impression d’avancer des arguments qui s’appliquent à l’antisémitisme mais qui pourraient s’appliquer, après tout, à n’importe quelle détestation, à n’importe quelle passion. Emporté par son sujet (et le texte semble écrit dans une sorte de souffle passionné, justement), Sartre fait feu de tous bois sans avoir l’air de réaliser que ce qu’il reproche à l’antisémite, il pourrait le reprocher à n’importe quel homme haineux (par exemple lorsqu’il affirme, page 33 de l’édition de poche, que « l’antisémite a ce malheur d’avoir un besoin vital de l’ennemi qu’il veut détruire »). Et cela confirme le sentiment, palpable à la fin du texte également, que Sartre érige l’antisémite et le Juif en véritables figures métaphysiques, perdant contact avec une certaine réalité historique.

- Le flamboyant critique de la mauvaise foi n’est pas exempt de ce défaut qu’il aime combattre : il reproche beaucoup à l’antisémite de masquer son angoisse par des postures intransigeantes (c’est un reproche qu’il adressera à beaucoup de ses adversaires), mais Sartre n’aura-t-il pas été l’intransigeance même ? Il me semble qu’il aura finalement peu douté de ses propres opinions, qu’il aura peu hésité à combattre, parfois cruellement, certains des auteurs les plus irréprochables de son époque... Et tout cela, sans cesser de se faire le chantre d’une liberté perpétuellement en quête d’elle-même.

- Le texte dérape, me semble-t-il, lorsque Sartre propose des solutions concrètes au problème de l’antisémitisme : lyrisme, raisonnements baroques (puisque la « situation » de l’antisémite lui fait prendre les mauvaises postures, changeons sa situation), brusques à-coups théoriques en décalage avec le reste et qui ont, pour le coup, terriblement vieilli, à la fois naïfs et exaltés – pour preuve, cette phrase qui peut faire sourire : « Aussi, dans une société sans classes et fondées sur la propriété collective des instruments de travail, lorsque l’homme, délivré des hallucinations de l’arrière-monde, se lancera enfin dans son entreprise, qui est de faire exister le règne humain, l’antisémitisme n’aura plus aucune raison d’être. »

Autant de choses qui me confortent dans l'idée que je me fais de Sartre - j'éprouve une grande admiration pour la puissance de son style, pour les ambitions de son système, mais un malaise devant ses entourloupes politiques et son sens de l'agressivité tactique.