La littérature sous caféine


samedi 14 juin 2008

Badiou contre la dépression sarkozyste



Succès de librairie pour l'opuscule du philosophe Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ? (Lignes, janv 2008).

Ce texte singulier consiste moins, finalement, en un pamphlet contre celui que l'auteur appelle "l'homme aux rats" (clin d'oeil à la légende de cet homme qui attirait les rats par le son de sa flûte, et référence au fait que les rats quittent le navire socialiste pour aller à la soupe), qu'en une attaque en règle de notre démocratie - pure et simple imposture qui permettrait au système capitalistico-militaire de s'auto-valider (Badiou parle du "fétichisme parlementaire", qui nous donne l'illusion que l'Assemblée puisse nous représenter...)

Sarkozy à cet égard serait le plus parfait représentant d'un certain "transcendantal pétainiste", c'est-à-dire une tradition politique jouant sur la peur, et coupable de désorienter le peuple en prônant par exemple un vigoureux sentiment national, tout en faisant le jeu de forces étrangères (hier, les Nazis, aujourd'hui, les Etats-Unis).

"Je ne dis pas que l'essence des élections est répressive. Je dis qu'elles sont incorporées à une forme d'Etat, le capitalo-parlementarisme, appropriée à la maintenance de l'ordre établi, et que, par conséquent, elles ont toujours une fonction conservatrice, qui devient, en cas de troubles, une fonction répressive." (p44)

"Que les étrangers nous apprennent au moins à devenir étrangers à nous-mêmes, à nous projeter hors de nous-mêmes, assez pour ne plus être captifs de cette longue histoire occidentale et blanche qui s'achève, et dont n'avons plus rien à attendre que la stérilité et la guerre. Contre cette attente catastrophique, sécuritaire et nihiliste, saluons l'étrangeté du matin." (p 94)

Le passage le plus intéressant du livre à mon goût se situe lorsque Alain Badiou, cherchant à contrer l'état dépressif qui fait suite chez l'homme de gauche à l'élection de Sarkozy, fait appel à Lacan définissant ce qu'est une cure :

"Lacan disait que l'enjeu d'une cure c'est "d'élever l'impuissance à l'impossible." Si nous sommes dans un syndrome dont le symptôme majeur est l'impuissance avérée, alors nous pouvons élever l'impuissance à l'impossible. Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Beaucoup de choses. Cela veut dire trouver le point réel sur lequel tenir coûte que coûte. N'être plus dans le filet vague de l'impuissance, de la nostalgie historique, de la composante dépressive, mais trouver, construire, et tenir un point réel, dont nous savons que nous allons le tenir, précisément parce que c'est un point ininscriptible dans la loi de la situation. Si vous trouvez un point, de pensée et d'agir, ininscriptible dans la situation, déclaré par l'opinion dominante unanime à la fois (et contradictoirement...) absolument déplorable et tout à fait impraticable, mais dont vous déclarez vous-mêmes que vous allez le tenir coûte que coûte, alors vous êtes en état d'élever l'impuissance à l'impossible." (p46)

J'ai du mal à savoir que penser de ces propos (écrits par ailleurs dans un style proche de celui de Lacan, par exemple dans ce genre de phrase, p100 : "Le courage (...) s'origine d'une conversion héroïque...") : je trouve l'intuition psychologique de Lacan plutôt séduisante, à première vue (même si j'aurais tendance, pour me sortir d'un état qui tend à la dépression, à chercher le contact avec le réel le plus immédiat, plutôt qu'un quelconque "impossible"...). Mais je reconnais qu'il me serait difficile, en bon progressiste-réformiste, de clamer haut et fort la nécessité de chercher des voies impraticables...

mercredi 11 juin 2008

Douceur des hommes (Barthes et la féminité)



Je me souviens d'une conversation à Tokyo avec une jeune femme qui se disait féministe, au cours de laquelle j'avais essayé de définir ce que représentait la féminité pour moi. La jeune femme s'était irritée que je cherche à déterminer une "essence de la femme": j'avais beau préciser que je parlais de "traits féminins", indépendamment du sexe de la personne, elle se braquait à mon discours.

Au fond, j'étais sans doute plus féministe qu'elle... Elle n'arrivait pas à comprendre que je ne parlais pas de la femme, mais de la féminité. Elle n'entendait que ce mot "femme", contenu dans "féminité". Il aurait fallu que nous inventions un vocabulaire nouveau, pour notre petit bout de conversation.

Des années plus tard, je dévore le livre splendide de Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, malheureusement non disponible en poche (Oeuvres Complètes, vol. 5), et je repense à cette ancienne conversation. Non seulement Barthes évoque cette part de féminité en l'homme :

"Il s'ensuit que dans tout homme qui parle l'absence de l'autre, du féminin se déclare : cet homme qui attend et qui en souffre, est miraculeusement féminisé. Un homme n'est pas féminisé parce qu'il est inverti, mais parce qu'il est amoureux." (dans le chapitre L'Absent).

...mais tout le livre est baigné, me semble-t-il, par cette féminité qu'il définit par intermittences : cette douleur douce, cette attention pour les signes infimes, cet art de l'attente, de la souffrance muette et délicate, du silence non pas accusateur mais stupéfait, de l'analyse détachée, presque drôle, évanescente...

Tout au long de cet essai composé par courts chapitres, eux-mêmes divisés par paragraphes structurés autour de citations, de références, d'éclats de pensée, c'est dans le murmure d'un auteur qu'on s'immerge, c'est la pudeur d'un grand écrivain qu'on découvre, écrivain par ailleurs brillant mais dont ce livre est peut-être le plus accessible, le plus limpide. Il y a une forme d'élégance et de raffinement dans ces confidences délicieusement adoucies - celle du philosophe qui ne se trahit que par aphorismes.

"Je souffrirai donc avec l'autre, mais sans appuyer, sans me perdre. Cette conduite, à la fois très affective et très surveillée, très amoureuse et très policée, on peut lui donner un nom : c'est la délicatesse : elle est comme la forme "saine" (civilisée, artistique) de la compassion."

vendredi 6 juin 2008

Il ne nous reste qu'à prier Dieu

J'emmenais hier des élèves voir la pièce de Musset, Les Caprices de Mariane, dans une toute petite salle (au théâtre de l'Epouvantail) avec des acteurs plutôt doués. Certains élèves ont failli se faire virer, les premières minutes, à force de rigoler. Puis le silence s'est installé. Tout le monde s'est laissé guider par le joli morceau de littérature.

Un moment, le séducteur de la pièce, Octave, lance à la belle Mariane, pour achever de la convaincre (elle est supposée avoir 19 ans) :

"Vous avez donc encore cinq ou six ans pour être aimée, huit ou dix pour aimer vous-même, et le reste pour prier Dieu." (I, 2)

A cette réplique, un spectateur plus âgé s'est mis à rire, de manière très sonore. Certains élèves se sont tournés vers lui, très étonnés, presque indignés qu'on puisse rire à ce genre de tirade. Sans doute dans quelques années pourront-ils mieux sentir la cruauté, la noirceur désinvolte de ce genre de phrase... Ils sont beaux, parfois, ceux qui ne perçoivent même pas le cynisme !

jeudi 5 juin 2008

Deleuze fait du kung-fu / les petits cubes de pensée de Van Damme



Quelques passages d'anthologie dans le film JVCD qui vient de sortir au cinéma. C'est l'interview de Jean-Claude Van Damme dans le Parisien d'hier qui m'a décidé à aller le voir, et notamment le passage suivant :

"Ca va mieux. J'ai 47 ans, beaucoup plus de maturité. Sans le faire à l'américaine, il y a aussi une question de "chemical balance". Je fais partie des gens qui ont des hauts et des bas dans une journée. Alors, pour rester d'humeur neutre, je suis un programme très spécial. Car je suis un mec qui pense un peu trop vite. J'ai beaucoup de petits cubes de pensée, et je dois me concentrer pour rester conscient, "aware" comme on dit (rire)."

Personnage sympathique que ce Jean-Claude, sans doute en voie de mythification rapide grâce à ce film d'un genre nouveau pour lui (il y met en abyme sa carrière, et une partie de sa vie privée).

Mine de rien, j'aime beaucoup cette image des "petits cubes de pensée" (même si je ne la comprends qu'à moitié...) J'aurais été très curieux d'assister à l'oral du bac de français de JCVD, si cet oral a bien eu lieu... Peut-être que l'examinateur l'aurait trouvé fin, après tout.

mercredi 4 juin 2008

Voir les choses comme Bergman ou comme Allen ?

Dans les périodes troublées de sa vie, plusieurs manières de voir les choses : soit on penche vers la tragédie froide, implacable, humaine en même temps, que nous présente Bergman (des dialogues tendus, denses, noirs, hantés par la mort)...



... soit on bascule vers le swing de Woody Allen, sa mélancolie, ses drames qui s'achèvent en pirouettes, ses tragédies qui se concluent par un bon mot, ses engueulades rattrapées par l'humour...



Le paradoxe étant qu'il faut être en pleine forme pour apprécier les films de Bergman. Un couple qui regarde Scènes de la vie conjugale sans immédiatement se séparer peut vraiment croire en son avenir !

Le besoin d'humour est-il vraiment bon signe ?

Hier soir je me suis plongé avec délices dans le très bon Steak (cf vidéo) avec Eric et Ramzy, que je pensais pourtant catalogué navet sidéral. J'ai hâte de pouvoir me replonger sereinement dans Bergman, ou même goûter l'humour racé de Woody, sa mélancolie jazzy...



dimanche 1 juin 2008

Spielberg, plus grand écrivain français du 19ème siècle (+ clip de la semaine)

1) - Que veut dire la "polygamie" ?
- Plusieurs femmes !
- Pour être plus précis, la polygamie, c'est le fait d'avoir plusieurs conjoints, plusieurs partenaires sexuels. Quand un homme épouse plusieurs femmes, on appelle ca la "polygynie"... Et quand une femme a plusieurs hommes ? Comment appelle-t-on ça ?
- Une partouze !

2) Lors d'un quizz de culture générale en classe de seconde :
- Qui a écrit le Rouge et le Noir ?
- Spielberg !

3) - Quel est le titre du film de Spielberg qui se passe en Pologne, pendant la 2ème Guerre Mondiale ?
- E.T. !

(Clip de la semaine : en ce moment je redécouvre le discrographie de James Brown... Son véritable génie, je trouve, réside dans ses titres soul, révisités par un funk ravageur : une émotion virile, massivement sensible, qui déborde progressivement dans une énergie millimétrée... Bel exemple avec sa reprise du classique Sunny :

mercredi 28 mai 2008

20 ans n'est peut-être pas le plus bel âge, mais le plus clairvoyant



Gallimard vient de publier les Cahiers de Jeunesse (1926-1930) de Simone de Beauvoir, qu'elle a rédigés de 18 à 22 ans... Talent impressionnant ! Des centaines de pages, déjà, parfaitement fluides et savoureuses, constamment tendues par l'exigence d'accomplir son oeuvre et d'accomplir sa vie. Le plus frappant, c'est la constance des obsessions tout au long de sa carrière, celles-là même qu'on retrouvera dans les Mémoires d'une jeune fille rangée - comme le souci de la transparence.

Quand elle réfléchit au mariage, elle se dit prête à franchir le pas, mais à la seule condition de ne pas soumettre son propre épanouissement à celui de son époux. Ni d'y sacrifier son honnêteté... On dirait les termes mêmes de son futur contrat avec Sartre !

"Un mois déjà que j'ai quitté Paris ; quinze jours que je suis ici. J'aime ces longs après-midi qu'il m'est permis de passer dans un recueillement oisif ; les jours de spleen, c'est dur parce que rien ne vient faire diversion. Mais les jours de lucidité calme, quelle détente saine ! Pouvoir enfin sans être pressée par un travail, gênée par une présence importune, épuiser tous mes sentiments ; ne plus rien étouffer, mais se livrer au caprice des émotions. Si seulement j'avais des livres, j'entends de ces livres qui sont des amis et des maîtres !" (p 69)

On dirait toute sa vie future dans une poignée d'intuitions précoces.

La proximité avec Sartre est également frappante, avant même que la rencontre ait eu lieu, et cela dès les premières pages : le paragraphe suivant, le tout premier du volume, ressemble à s'y méprendre à certaines réflexions de Jean-Paul nous expliquant que La Nausée (son roman sur les troubles existentiels d'un jeune professeur...) perd toute son importance à côté d'un enfant qui meurt (je ne me souviens plus des termes exacts) :

"Devant ces malades de Lourdes, quel dégoût soudain de toutes les élégances intellectuelles et sentimentales ; que sont nos peines morales à côté de cette détresse physique ; de tout cela j'ai eu honte, et seule une vie qui fût un don complet de soi, une totale abnégation, m'a semblé possible. Je crois que j'avais eu tort ; j'ai eu honte de vivre, mais puisque la vie m'a été donnée, j'ai le devoir de la vivre, et le mieux possible."

Simone me fait l'impression d'être un Jean-Paul en moins philosophe, et donc en plus souple, en plus vivant... Y aurait-il un côté jazz chez Simone ?

En la lisant je pense également à une Colette en moins luxuriant, mais en plus prolixe, en plus universel, en plus discrètement conceptuel...

vendredi 23 mai 2008

Même Socrate n'avait pas prévu le coup



1) Une petite vieille, rougeaude et courbée, s'adresse à la buraliste qu'elle connaît bien, bronzée, manifestement en pleine forme:
- Vous avez mauvaise mine, non ?
- Vous m'avez déjà dit ça hier ! Non, je vous assure, tout va bien...
- Si si, vous avez mauvaise mine...
- Ah bon...
- Oh oui, ça n'a pas l'air d'aller. D'ailleurs, vous avez remarqué, les gens ne vont pas bien en ce moment, non ? Pas bien du tout, vraiment... Tout le monde est malade je trouve...
- Ah bon...

2) - Alors, que pouvez-vous me dire sur le "zen" ? On a déjà vu ça dans le cours sur les haïkus... Le zen, vous vous souvenez ? C'est quoi le zen ?...
- Euh... Le nez ?

3) - Vous vous rappelez ce qu'on disait sur l'anneau de Gygès ? Cette légende grecque rapportée par Socrate selon laquelle un homme possédait une bague qui lui permettait de devenir invisible... La question était de savoir s'il continuerait à bien se comporter, sachant que personne ne le verrait par exemple voler... Je vous soumets maintenant un autre dilemne: imaginez qu'on vous permette d'appuyer sur un bouton qui provoque la mort instantanée de cent Chinois, à l'autre bout de la planète, cent Chinois dont vous n'avez jamais entendu parler, que vous n'avez jamais vus et dont vous n'entendrez plus jamais parler...

- J'appuie direct !

- Attends... Je n'avais même pas fini... Imaginez qu'on vous offre 1 Million de Dollars pour ça... Mais bon, si tu appuies sans même accepter d'argent en contrepartie, tu es pire que tout ce que les légendes grecques imaginaient...