La littérature sous caféine


jeudi 6 mars 2008

Les substances particulières (Retour de New York, 2)



(Photo : façades à Broadway)

1) L’avion atterrissait à Newark, à trente minutes en train de Manhattan, et j’ai tout de suite pensé à Philip Roth, situe la moitié de ses romans dans cette ville. A cette occasion j’ai relu les cent dernières pages de Pastorale Américaine, sans doute l’un de ses meilleurs opus (l’histoire d’un Juif Blond, surnommé le Suédois, à qui tout réussit dans la vie, jusqu’à ce que sa fille se compromette dans un absurde attentat…), et j’ai comme toujours été frappé par la force de ces pages, leur réalisme puissant, leur lyrisme douloureux. Roth, décidément le meilleur romancier américain vivant ?

Au seul bémol près qu’il rate souvent la fin de ses romans : les pistes narratives s’éloignent dans toutes sortes de directions sans jamais converger vers un vrai point final. Sans ces fins brouillonnes, Roth serait un écrivain parfait.

Exemple de page exemplaire (une sur dix, à peu près ?) :

« Que l’être humain ait ses facettes, cela ne le surprenait pas, même s’il était toujours un peu choqué de le redécouvrir à l’occasion d’une déception. Ce qui le stupéfiait, c’était cette façon qu’avaient les gens d’arriver à épuisement, de se vider de leur substance particulière et personnelle, au terme de quoi on les voyait devenir le type même de personne qui les aurait consternés naguère. A croire que, tant qu’ils menaient des vies riches et bien remplis, ils s’écoeuraient en secret ; qu’ils étaient pressés de jeter à l’égout leur santé physique et mentale, tout sens de la proportion, pour faire apparaître cet autre en eux, le vrai, qui n’était que leurre et confusion mentale. » (Pastorale Américaine, Folio, p 450)

2) Un mardi soir, une soirée proposait un hommage à l’écrivain Chinua Achebe (que je ne connaissais pas) : des auteurs aussi prestigieux que Toni Morrison (Prix Nobel) ou Colum Mc Cann, parmi dix autres au moins, intervenaient pour lire des textes et parler de ce qu’ils devaient à leur aîné. Malheureusement la soirée était complète, et je n’ai pas su trouver de billet au noir. Je n’aurais sans doute pas tout compris ce soir-là, mais le simple fait d’avoir manqué cette occasion m’a donné envie de lire un livre de chacun des auteurs présents. Ils resteront pour toujours en moi « ces auteurs dont je n’ai pas vu le visage… » (peut-être même prendront-ils une place plus importante dans mon panthéon que si je les avais vus ?)

J’ai d’ailleurs acheté sur place le livre de Achebe, Things Fall apart (qui me paraît fort lisible, en anglais). Les couvertures des livres américains sont magnifiques, même si le papier laisse à désirer…

3) J’ai également acheté le dernier roman de Thomas Pynchon, Against the Day, pas encore traduit en français. C’est un livre énorme, que je ne lirai sans doute jamais en anglais (j’ai déjà du mal à finir ses romans traduits). Mais la force de mon admiration est telle, que j’aurais regretté de ne pas l’avoir acheté. Dans l’avion au retour j’ai lu la première page, très bonne, mais le nombre de mots que je ne comprenais pas dépassait toutes mes estimations. 25 Dollars pour une trentaine de lignes, et 750 grammes dans ma bibliothèque…

J’ai également acheté un énorme volume des aventures de Garfield, et celui-là je l’ai lu d’une traite.

mardi 4 mars 2008

Paisible Manhattan (+ clip de la semaine)



(Photo : une rue de Chelsea, un quartier de Manhattan, la nuit)

Reprise en main tout en douceur de ce blog, après la parenthèse new-yorkaise. Quelques impressions du voyage, en vrac, et quelques anecdotes :

1) Beaucoup moins d’obèses que ce à quoi je m’attendais (sans doute est-ce propre à New York).

2) Tellement plus de taxis qu’à Paris (2/3 des voitures à Manhattan ?)

3) Tellement de calme dans les rues : peu de trafic, très peu de klaxons, beaucoup de voies désertes… Même les avenues les plus trépidantes sont plus reposantes qu’à Paris.

4) Relative vétusté des équipements publics (métro vieillot, chaussées parfois défoncées…), alors que je m’attendais, un peu naïvement sans doute, à du Hi-Tech. En revanche, extrême propreté des trottoirs (même dans les quartiers périphériques, me semble-t-il).

5) Politesse et calme des habitants, même dans les quartiers plus pauvres comme le Bronx ou Harlem. Peu d’altercations (même si je les trouve plus sonores qu’à Paris), peu de nervosité. Quand vous sortez votre guide, le premier venu se penche vers vous : « Need any help ? » Les gens ne parlent pas fort dans le métro, et n’écoutent pas de musique sur leur portable. Pas du tout l’excitation parisienne. Je n’avais connu ça qu’à Tokyo…

6) Etonnant comme les communautés sont territorialisées : dans le Queens, par exemple, il y a des coins 100 % chinois, 100 % jamaïcains, 100 % afro-américains…

7) Une anecdote : je me baladais dans le Bronx (dans les 70’s, Nixon tenait ce quartier pour le plus dangereux des USA), et je prenais des photos le plus discrètement possible, de peur d’avoir l’air de m’extasier de ces longues rues sévères d’habitations de briques rouges (sombres), plutôt pauvres, et majoritairement noires.

Juste après mon dernier cliché, je me suis éloigné rapidement et j’ai entendu plusieurs fois : « Mister ! Hey, mister ! » J’ai fini par me retourner : un grand Black assez baraqué, capuche et Timberlands, me demandait d’une voix autoritaire ce que j’avais pris en photo : « Euh… You know… I’m just a tourist… - I want to see your picture ! – I only took buildings, you know... I’m just a tourist... I took cars, streets... – I want to see your picture !”

Les mains tremblantes, j’ai sorti mon appareil et j’ai montré la prise de vue (ratée, d’ailleurs, une perspective parfaitement plate). Il m’a répondu : « Lovely picture ! », avant de s'éloigner. Je ne saurai jamais si j’ai eu affaire à un type qui m’aurait demandé d’effacer la photo s’il était apparu dessus, de peur que je sois de la police, ou à un simple esthète.

(Quoi de plus circonstancié, pour la BO de ce billet, que le dernier clip de Busta Ryhmes, l'excellent New York Shit, extrait de son dernier album The Big Bang:

jeudi 21 février 2008

Van Gogh, quel looser !



Je pars une petite semaine à New York, et je vous laisse en présence d'élèves de Terminale lors d'une sortie au Musée d'Orsay :

1) Un élève, devant une toile (pointilliste) de Seurat :
"Ouah, putain, comment j'aurais trop la flemme de finir la toile !"

2) A la fin de la visite, je demande à un élève:
"Alors, bilan de la matinée ? Petit commentaire sur la conférencière ?
- Bah, elle aurait été plus jeune, et avec plus de formes, c'est sûr, j'aurais été plus concentré !"

3) Un élève, découvrant la salle des Van Gogh :
"Putain, je vous jure, si on m'obligeait pas à venir ici à cause de la formation, je viendrais jamais moi ! C'est trop moche ces trucs ! Je vous jure, je trouve ça vraiment moche !"

mercredi 20 février 2008

"La joyeuse insolence d'un jour" (Javier Cercas, A la vitesse de la lumière)

En commençant ce blog, j'ai eu peur d'épuiser très vite le stock des livres à chroniquer, mais c'est exactement l'inverse qui se produit... De chaque côté de mon ordinateur deux, puis trois, puis quatre piles de livres se font menaçantes - ceux que je viens de lire et dont j'aimerais ne serait-ce que dire un mot (sans compter les piles, encore plus grandes, de tous ceux que je commence à lire et qui n'en valent pas la peine).

(Outre le problème du temps pour essayer de rendre compte d'un minimum de lectures, il y a le problème du budget consacré aux livres (si mes calculs sont bons, ces derniers mois je n'ai pas acheté moins d'un livre par jour en moyenne) et celui de la place (je vais bien devoir me débarrasser de quelques kilos).

Dans cette masse effrayante, il y a parfois de singulières pépites qui se détachent, et nul doute que le roman de Javier Cercas, A la vitesse de la lumière (Babel, janv 2008), aura été l'une d'elles au cours de l'année 2007-2008: une prose fluide, précise, souvent belle, pour cette histoire émouvante d'une amitié entre un romancier espagnol bientôt submergé par le succès, et un vétéran du Vietnâm traumatisé par ce qu'il a commis (les événements les lieront de façon dramatique, comme il se doit).

Le thème n'est que moyennement tentant, et les cinquante premières pages un peu longuettes, mais bientôt c'est la force du récit qui vous happe et la succession de réflexions tour à tour brillantes et touchantes. Du bel ouvrage, parfaitement maîtrisé.

"Bien des années plus tôt, Rodney m'avait prévenu et, même si j'avais interprété alors ses paroles comme l'inévitable sécrétion moralisatrice d'un perdant imbibé de l'écoeurante mythologie de l'échec qui gouverne un pays obsédé jusqu'à l'hystérie par le succès, j'aurais au moins dû prévoir que personne n'est vacciné contre le succès et que ce n'est qu'au moment de l'affronter qu'on comprend que c'est non seulement un malentendu et la joyeuse insolence d'un jour, mais que ce malentendu et cette insolence sont humiliants." (p186)

Profitons du fait que le narrateur de ce roman se laisse souvent bercer par la musique de Van Morrison pour glisser ici-même l'un des plus grands tubes de ce grand artiste de rythme and blues (mâtinée de pop et de rock), trop méconnu à mon goût, et que j'ai découvert grâce à un duo avec M.Knopfler :

jeudi 14 février 2008

N'avons-nous d'amour véritable que pour nos enfants ? (Alexandre Lacroix, De la supériorité des femmes)



Il y a peut-être cinq ans, Alexandre Lacroix, maintenant rédacteur en chef du magazine à succès Philosophie Magazine, me disait : "C'est marrant, tu écris surtout sur les rapports hommes-femmes... Moi, ce n'est pas quelque chose qui m'obsède." Aujourd'hui, c'est un roman qu'il publie chez Flammarion, De la supériorité des femmes ("Et de leurs conséquences tragiques", précise le bandeau), explicitement consacré à la chose - plus précisément, la séparation difficile entre le narrateur et une dénommée Mathilde, quelques années après la naissance de leur fils. A croire qu'on en revienne toujours, à son corps défendant, à ces questions relatives au couple, à l'amour, à la sexualité...

"Il y a un côté commercial dans l'amour. L'acte sexuel ressemble à une négociation. Le but ? Atteindre un record qui ne lève aucune des deux parties. D'ailleurs, cette dimension se révèle progressivement. Les accords tarifaires arrivent assez tard dans l'évolution d'un couple. Si je te suce, tu vas en faire autant. Si tu te prêtes au 69 - que tu n'apprécies pas -, tu pourras en échange me griffer. Si tu jouis la première, tu me laisses finir quand même. Si je te lècge les orteils, tu m'autorises à te fourrer trois doigts dans la chatte. Si tu avales mon sperme, je te ferai ensuite un long câlin immobile et tendre. Chaque couple aguerri possède ses conventions tacites, son jeu subtil de poids et de mesures." (p79)

Dans ce roman cru, volontiers provocant, parfois désinvolte, et à propos duquel la presse est partagée (Le Figaro a dit de lui qu'il "bandait mou", mais le Nouvel Obs s'est avoué séduit), ce sont les pages consacrées au rapport du narrateur avec son fils qui m'ont le plus intéressé - on y sent une tendresse qui semble avoir déserté le terrain des relations conjugales (du moins dans les pages qui nous sont données à lire...)

"J'attrape un roseau cassé pour Julien. "Tiens, ça peut te faire une épée..." Tout à coup, je perçois un vrombissement dans notre dos. Un canot à moteur, avec un couple à bord, arrive à notre hauteur. Ca y est, ils m'ont vu. Ils ont l'air étonné, pour peu qu'on puisse deviner l'expression de leurs visages malgré leur larges lunettes de soleil (ndr: le narrateur est nu). L'homme hoche le menton avec réprobation, la femme me fixe. Déjà, ils s'éloignent.
Pourquoi j'éprouve, à être surpris en flagrant délit de nudité avec mon fils, un vague sentiment d'indignité ?"
(p125)

mercredi 13 février 2008

Spéciale téléphones portables



1) Un homme dans un bar, bière à la main, décrochant son portable d'un air inquiet :
"Qui êtes-vous, Monsieur ? Qui êtes-vous ? Voulez-vous me dire qui vous êtes ? Je vous demande de ne plus m'appeler, Monsieur ! Qui êtes-vous ? Ne m'appelez plus, je vous demande de ne plus m'appeler !"
Il raccroche, l'air toujours aussi inquiet, et replonge ses lèvres dans la bière.

2) Un homme en colère, sur un trottoir, hurlant dans son portable :
"On m'a pas comme ça, moi ! Je suis pas con, moi ! Je te jure, je suis pas con ! Alors c'est pas comme ça qu'on peut m'arnaquer ! Promis, je suis pas con, ça jamais ! Le jour où on m'arnaquera, putain !... Parce que moi, je suis pas con putain !..."

3) Dans le métro, cinq jeunes qui parlent vivement, et très fort :
"Putain, le plus lourd quand on te braque, c'est pas les coups !... J'te jure, ça les coups tu les oublies, tu sais, ça te fait des bleus et ça te fait mal, mais après tu vois la douleur elle passe, deux jours après tu sens plus rien !... Ouais c'est sûr !... Mais le plus chiant, c'est le portable qu'on te pique... Alors là ouais, ça c'est chiant putain ! Parce que tu le retrouves pas putain ton portable, les bâtards ! Les coups, tu les oublies, mais ton portable tu l'oublies pas les bâtards..." (Rires sonores des autres, excitation)

jeudi 7 février 2008

La vulgarité se perd

1) J’ai vu, de mes yeux vu, non loin de Beaubourg, deux petits vieux considérer le plus sérieusement du monde une cuvette de chiottes déposée contre un arbre. L’un des deux l’a fièrement prise sous le bras, s’éloignant d’un pas tranquille…

2) Dictant un cours sur le théâtre, je vois que ma fiche annonce une sous-partie intitulée « Le Nœud » (après une première sous-partie sur l’exposition d’une pièce de théâtre). Je m’inquiète des rires gras qui ne manqueront pas de fuser à cette occasion, et je me creuse la tête pour désespérément trouver un synonyme. C’est la mort dans l’âme que je finis par inscrire au tableau :

LE NŒUD.

Pas de réactions cependant… Le vocabulaire salace n’est décidément plus ce qu’il était.

3) Correction de copies sur le théâtre, encore. Une question portait sur les différents types de comiques. J’attendais des réponses du genre : « Comique de situation, comique de caractère, comique de gestes… » Une copie s’est montrée particulièrement créative : « Comique de frappe, comique drôle, comique de jeu… »

mercredi 6 février 2008

Les outils pour le dégraissage (Modiano, Villa Triste)



Un ami lance sur le comptoir, furax, un exemplaire du dernier roman de Modiano, Le Café de la Jeunesse Perdue (Gallimard, 2007):

"C'est incroyable, ce type ! La presse lui tresse des lauriers, tout le monde crie au génie, les lecteurs se pressent par centaines de milliers, tout ça pour quoi ? Pour une prose qui sent la naphtaline, pour des histoires chiantes à mourir, pour des romans qui ne contiennent rien, rien, RIEN !... Qu'a-t-il donc de si particulier ? "

Je l'écoute d'une oreille attentive et je pense au livre que je porte justement dans la poche, un roman de Modiano sorti chez Folio, Villa Triste, dont je me souviens de l'adaptation cinématographique avec l'impayable Marielle. En ce moment je me consacre corps et âme au "dégraissage" d'un roman (d'où les relatives friches de ce blog depuis quelques jours...), c'est-à-dire à l'élimination des paragraphes longuets, des phrases inutiles. Il est d'ailleurs toujours difficile, dans cette phase d'écriture, de trouver le juste milieu entre style et fluidité, clarté et densité. Comment proposer des textes à la fois plein d'allant, et pourtant relativement écrits ?

Pour cela j'essaye toujours de m'inspirer de belles plumes, et celle de Modiano fait parfaitement l'affaire dans Villa Triste: l'intrigue s'épuise assez vite, mais la description de cette atmosphère étrange et chic, sur un lac près de la Suisse, avec des personnages en fuite ou en recherche d'eux-même, est un plaisir.

"Elle marchait vers notre table, une écharpe verte en mousseline nouée autour du cou. Elle me souriait et ne me quittait pas des yeux. Quelque chose se dilatait du côté gauche de ma poitrine, et j'ai décidé que ce jour était le plus beau jour de ma vie." (p31)