(Photo: copyright
Isabelle Rozenbaum)
Des couples qui se font et se défont dans un mas provençal… Sur cette trame classique (c’est presque un genre en soi, le roman-de-familles-qui-se-retrouvent-dans-une-maison-de-vacances),
Marc Molk brode une savoureuse fiction construite par scénettes et courtes digressions. La deuxième personne, le présent de narration accentuent le côté pétillant d’un texte dont la légèreté de forme cache cependant une surprenante amertume : cette
Disparition du monde réel (Buchet-Chastel, mars 2013) ressemble furieusement à une disparition de toute
illusion sur le monde réel.
Le narrateur – faut-il parler de narrateur quand il s’adresse à vous comme si vous étiez le personnage ? – souffre du spectacle de ces amours qui se délitent à l’aube de la quarantaine... Mais peut-être, aussi et surtout, de l'époque dans son ensemble, une époque marquée par la nostalgie, par une sexualité désenchantée, par toutes ces carrières artistiques avortées, par l’angoisse de ces femmes qui aimeraient devenir mères sans y parvenir…
En fin de compte, Marc Molk dresse le portrait d’une génération singulière, jouissant d’un indéniable confort matériel mais minée par la perte – irréversible ? – d’un contact simple et serein avec le monde.
Dans ce crépuscule, il y a cependant l’humour. Et nous avons droit à quelques paragraphes d’anthologie, de courts passages où s’exprime tout le grotesque d’une époque, toute la folie des contemporains - folie proprement libératrice.
J’aime beaucoup cette phrase, par exemple :
« Vous aimeriez la voir manger salement un plat très gluant accroupie nue dans les douches du vestiaire hommes d’un gymnase soviétique abandonné. » (Page 45)
Quant à ce passage, il vaut son pesant de cacahouètes :
« Vous êtes tous les deux conscients de passer à une étape qui sera essentiellement symbolique. L’odeur du latex, la difficulté de la pose, le serrement ressenti sur le sexe qui par empaquetage tue toute finesse de pression, la laideur de la bite qui ressemble alors à du flétan surgelé, tout dans le préservatif dissuade du plaisir. Mais vous n’êtes pas des inconscients, vous ne voulez pas qu’elle pense cela de vous, et il faut bien au moins une pénétration pour être plus l’un pour l’autre que deux personnes qui se plaisent. »
Trois questions à l'auteur.
1) On croit reconnaître dans ton roman certains de tes proches. D'où cette question, à la fois indiscrète et illégitime, car je ne devrais pas chercher à débrouiller le vrai du faux en littérature : Dans quelle proportion ce texte parle-t-il de toi ?
Ni indiscrète ni illégitime, je ne comprends pas ta question. Tu es rompu à la théorie littéraire, aux questions d’autorarité ou de distance avec les faits, moi aussi... mais au final, il y a des constats simples à faire. Le principal est sans doute que le réel n’existe pas, ou bien qu'il intègre nos lubies, nos fantasmes, bref tout l’imaginaire qu’il suscite et qui se redéverse en lui pour s'y rafraîchir avant une toute nouvelle ubris. Alors je botte en touche, je fais semblant de ne pas comprendre ta question, histoire d’éviter d’y répondre précisément, avec un pourcentage que je pourrais fixer, en fait. Mais cette parade a du sens. Mon roman décrit justement ”la disparition du monde réel” au coeur d’une subjectivité mélancolique. La retraite en soi, les répercussions exagérées d’événements mineurs sur la psychologie hypertrophiée du narrateur, finissant par créer un monde invisible, en creux, grossissant symétriquement au détriment du monde-qui-est-là-pour-tous, tangible, littéralement siphonné de sa sève par cette "vie rêvée". Qu'importe ce qui s'est réellement passé, qui est qui, qui se reconnaît, puisque tout ce qui est raconté s'est passé quelque part, dans ma tête au minimum. D'ailleurs maintenant cette sauce cervelleuse est imprimée, sur les tables des librairies, elle a rejoint le monde officiel pour de vrai. Je te ferai des confidences un soir quand on aura bien mangé avec des amis et qu'ils nous feront un peu chier. Au coin de la table on jouera à la part des choses, mais ici, publiquement, je ne lâcherai rien.
2) Pourrais-tu me parler de ce ton désabusé, du véritable désenchantement qui me semblent imprégner ce texte ?
Le ton, véritable enjeu littéraire s'il en est. Je n'ai pas fait exprès mais j'ai voulu qu'il s'installe celui-ci, quitte à lasser. Je crois presque plus au ton qu'au style. C'est le ton qui inspire. Il ne s'agit pas de mon ton mais du ton de ce livre. Je caquette là mais j'ai peur d'avoir foiré des trucs. Je veux dire que je ne suis sûr de rien, je veux le dire avant de continuer à essayer de te répondre, parce que je me relis et qu'on dirait le résumé des actes du dernier Cerisy : "Ceci c'est cela, le contraire du truc, c'est évidemment la racine du bidule inverse, voilà, c'est Barthes qui l'a dit, etc".
Le ton c'est le ton de "la voix du dedans" dont parle Léo Ferré dans "Vingt ans", cet étourdissant chef-d'oeuvre (Quand il la chante à Bobino en 1969. Le studio ce n'était vraiment pas bon pour Ferré, ça le rendait overlyrique sans raison). La difficulté c'est de faire la distinction entre le ton de l'humeur, du moment, qui te fait écrire plusieurs pages lestes ou quasi-gothiques, et le ton de "l'époque personnelle" à laquelle tu écris, ton époque à toi. Là pendant plusieurs mois, parfois plusieurs années, tu gardes un ton. Tu ne le choisis pas mais il est là, il faut attendre qu'il s'en aille s'il ne te plaît pas. Il y a des contradictions dans ce que je dis mais débrouille-t-en, débrouillez-vous-en. Ah oui ! Unifier le texte, le retravailler, le polir, l'accorder comme on accorde un piano, c'est un risque toujours, celui de la moncordie (qui rime avec monotonie). Mais sans courir ce risque, comment atteindre à une atmosphère, un état de conscience, de soi et du lecteur, particulier ? Tout est dans la balance des graves.
3) Au tout début du roman, tu évoques, sans y revenir par la suite, la lumière d'une "ancienne France d'essence joyeuse", appelée à disparaître... Qu'entends-tu par là exactement ?
La France c'est fini apparemment. C'est vraiment la fin des haricots. Obélix prend la nationalité russe, les enfants de nos riches font leurs études à Harvard, tous. Bernard Arnault se barre en deux mois avec LVMH en Belgique. Personne ne bouge. Moi j'ai de la salive dans la bouche en permanence parce que ma mère m'a expliqué qu'il était grossier de cracher, sinon je cracherai tout le temps et sur beaucoup de monde. Je me souviens de ma grand-mère, elle était provençale, et cela me fait une peine immense. Heureusement elle est morte depuis longtemps. Si elle voyait "la côte d'azur", toute sa région, elle hurlerait en courant les yeux écarquillés sous les pylônes électriques, les énormes boîtes de nuit façon bunkers en béton, les ronds-points mafieux tous les cinq mètres, elle hurlerait. Nous nous n'avons même plus l'idée, je ne dis pas la force mais l'idée de pleurer. Tout le monde se shoote pour oublier, se barre en Australie ou en Thaïlande. "Les pauvres" font croire qu'ils restent mais ils sont partis dans leur tête depuis longtemps. Moi je connais des gens qui travestissent la misère en décroissance dans un acte de résistance mentale supérieur. J'en connais plein. Je n'aspire qu'au sang, je reste car j'ai tellement d'ancêtres qui ont espéré la France qu'ils me renieraient si je la quittais. Alors j'attends, j'attends et j'espère l'explosion de violence, la manifestation du génie français de la guerre civile. Et j'écris mes nostalgies, des fois que ça plante des graines colériques dans quelques têtes.