La littérature sous caféine


mardi 19 octobre 2021

Brutalité de Pialat, brutalité de l'art

Ironie des canaux de diffusion, c’est avec les plateformes de streaming américaines que je (re)découvre des pans entiers du cinéma classique français. Netflix m’a permis de compléter ma connaissance de la délicieuse filmographie de Jacques Demy, aujourd’hui je découvre grâce à Amazon l’intégralité de l’œuvre de Maurice Pialat.

A ce propos, je suis surpris par la grande force et, pour tout dire, par la brutalité des rapports humains que met en scène Pialat. On comprend de film en film que les protagonistes bourrus, sympathiques par leur enthousiasme mais insupportables par leur agressivité, leur façon de toujours dénigrer l’autre en des termes insultants, ressemblent sans doute au cinéaste lui-même, et c’est assez troublant. Quel plaisir y a-t-il à se plonger dans la psychologie mauvaise et tourmentée d’un créateur ? Je suis d’autant plus désarçonné que mes propres romans proposent souvent cet abord très rude, au-delà d’un style qui se veut léché . Sans doute une catharsis autant qu’un désir de se confronter à ce qu’il y a de capiteux, de radical dans toute existence humaine…

lundi 18 octobre 2021

Le point de vue des hommes

Nous vivons une époque de grande vitalité féministe, et même si l’on en approuve la philosophie générale, on peut regretter parfois que le simple point de vue de l’homme ait tendance à s’effacer. Sans même parler de discours machistes, on voit bien que toute parole identifiée comme masculine aura des chances de se voir disqualifiée, du moins sur le sujet des sexes et des genres, et quand bien même cette parole se voudrait féministe.

Dans ces conditions, les romans qui mettent en scène une voix masculine me paraissent désormais précieux, a fortiori quand ils ne se contentent pas de dénoncer le privilège masculin. Et c’est le beau pari que mène Boris Le Roy dans son dernier roman « Celle qui se métamorphose » (Julliard, 2021). Le propos fantastique – un homme voit celle qu’il aime se métamorphoser à vue d’œil, ce qui l’amène à douter de son propre état mental – sert de prétexte à toutes sortes de rêveries sur l’étrangeté de l’époque et ses absurdités. Elle permet surtout d’exprimer avec beaucoup de force l’angoisse qui peut tenailler un homme dans un temps qui lui déclare son hostilité, lui que l’on tient d’emblée pour un antihéros. En littérature, j’ai toujours aimé ces figures qui partent condamnables – cela me paraît même l’ambition de tout art.

« J’ai baissé la tête, légèrement, pour ne pas me trahir, en réalité je m’effondrais, je n’avais pas la force de prendre parti pour l’une ou l’autre des identités flottantes de ma compagne. Pour tout avouer, je n’arrive plus à prendre parti pour personne depuis ce phénomène de métamorphoses : plus j’essaie de comprendre ses différentes identités, de m’y adapter, moins cela m’aide. Rester sur mes positions et les lui imposer, quitte à ce qu’elle en souffre, à ce qu’elle doive rompre, serait non pas moral mais efficace, pour elle et moi, car en agissant pour son prétendu bien, c’est comme si j’attendais une justice, alors qu’il n’y a aucune justice à attendre de la vie, en tout cas pas morale. Mon amour ne m’a jamais remercié d’avoir essayé de m’adapter, j’ai plutôt eu l’impression qu’elle me reprochait une forme de faiblesse. » (p 106)

lundi 11 octobre 2021

Multiplier les sources

Dans une récente conférence, Bruno Latour étrille le principe de culture générale, vaine parce que non fondée sur le régime de la preuve. Mais toute vie politique, toute vie sociale, toute poésie ne dépendent-elles pas de cette culture ?

J’ai alors pensé à l’œuvre d’Eric Poindron qui, précisément, fait feu de tout bois avec des connaissances qu’il cite, qu’il fait sonner, qu’il fait miroiter… Multipliant les références, il lorgne vers un autre monde plus merveilleux que celui du strict quotidien – et pourtant présent, pourvu qu’on y soit attentif. Dans son « Voyageur inachevé » (Castor Astral, 2021), je trouve par exemple ce beau passage, qui me donne envie de lire certains écrivains méconnus, dont les mots autant que les histoires proposent une sorte de mystère enviable :

« Cette nuit, j’ai coincé la porte d’entrée avec une chaise anglaise Windsor à dossier dit « à roue ». Chambre close, ainsi. Je relis André Hardellet, le poète de la joncaille, notre frère de chemins de tangente et de toutes les coursives de brume. Au tournant de la page, des lanternes s’agitent en murmure. Il est mention de diligence d’autrefois remisée « dans les écuries fantôme de la Grande-aux-Belles, dans les sommeils de Peter Ibbetson ».

Les recoins et les confins sont remplis de fées qui sautent à la corde de jadis et de compagnons invisibles et fidèles pour qui sait observer un peu, à peine, à la romanesque dérobée. » (p. 89)