La littérature sous caféine


mardi 14 novembre 2023

Kerouac, aller simple pour le vide

Curieux livre de fin de carrière, « Satori à Paris » (1966), où Kerouac paraît lassé de tout, nonchalant à l’excès, ivre dans la vie comme à la plume. Plein de verve et d’amertume, il raconte sa virée bretonne sur les pas d’un ancêtre mythique. Il n’a l’air de s’intéresser qu’à moitié à son enquête, ne trouve pas grand-chose, annonce un satori (révélation zen) qui ne vient jamais, repart de France avec des mots d’insulte à la bouche. Livre raté ? Témoignage virevoltant d’une sorte d’échec existentiel assumé ? Le personnage m’est sympathique jusque dans sa déchéance. Sa quête n’a pas abouti mais au moins en a-t-il engagé une.

« Il ne comprenait pas cela, que je boive tout de suite, sans rien manger, parce qu’il partage le secret des charmants dineurs français, - ils se précipitent dès le début sur les hors-d’œuvre et le pain, puis se plongent dans les entrées (et presque toujours sans boire la moindre gorgée de vin) et puis ils ralentissent l’allure, ils commencent à flâner, d’abord le vin pour se rincer la bouche, et puis la conversation, et enfin la seconde partie du repas, le vin, le dessert, le café ; moi, j’en suis incapable. »

Le pendant de la guerre

Je relis « Mort à Crédit » (1936) avant de me lancer dans les trois volumes de Céline récemment édités et je dois dire que je préfère, contrairement à certains puristes, le « Voyage… » (1932) La matière de « Mort à crédit » m’a moins passionné. Ces histoires de jeunesse laborieuse, de séjour en Angleterre et de savant fou m’ont paru longuettes. Bien sûr, le style est ébouriffant (je ne vois pas de différence notable par rapport au « Voyage »), notamment dans quelques scènes de coït halluciné – le sexe est vraiment pour Céline le pendant de la guerre, son versant jouissif, sa récompense, une façon de rattraper dans l’extase le mal que le monde vous inflige. On dirait que Ferdinand s’accroche à cette chose pour bien y racler le moindre rogaton de plaisir, fût-il absurde, fût-il grimaçant.

« J’entends un petit pas léger… un glissement… c’est elle ! un souffle ! Je suis fait Bonnard !... Je pouvais plus calter !... Elle attend pas ! Elle me paume en trombe, d’un seul élan sur le page ! C’est bien ça !... Je prends tout le choc dans la membrure ! Je me trouve étreint dans l’élan !... congestionné, raplati sous les caresses… Je suis trituré, je n’existe plus… C’est elle, toute la masse qui me fond sur la pêche… ça glue… J’ai la bouille coincée, j’étrangle… Je proteste… j’implore… J’ai peur de gueuler trop fort… Le vieux peut entendre !... Je me révulte… Je veux me dégager par-dessous !... Je me recroqueville… j’arc-boute ! »

mercredi 8 novembre 2023

Faire lire "Connemara" en prépa ?

Comment résister à l’envie de parler à mes étudiants de prépa HEC de l’imparable "Connemara" de Nicolas Mathieu ? La satire du monde de l’audit y est féroce, sans être caricaturale, et j’ai bien envie de faire l’expérience : lire avec eux l’intégralité du chapitre 14, le plus aigu en la matière, et comptabiliser ceux que cela surprendra, ceux à qui cela minera le moral ou ceux qui se verront naître quelques ambitions nouvelles.

« Toutefois, les ordonnateurs de cette grande entreprise de rationalisation ont besoin, pour mener à bien cette révolution et orienter les efforts dans le bon sens, de toute une armée de conseillers et d’experts qui gagnent leur vie à faire baisser les coûts, font commerce de leur science des fonctionnements adéquats et vendent à pris d’or leur savoir de la mesure, de l’interprétation et du changement. Identifier, classer, prioriser, évaluer : à l’aide de quelques verbes du premier groupe, ils imposent le nouvel ordre scientifique, règne parfait de la performance appelé à durer toujours, puisqu’il n’est plus ni relatif, ni politique, ni historique, mais s’affirme comme le réel nu, devenu matière infiniment calculable. » (p 345, version poche).

dimanche 29 octobre 2023

20 choses vues aux Deux Alpes

Puisque les gens viennent ici faire du vélo de descente, la culture se fait discrète : deux marchands de journaux faiblement achalandés, pas de concert ou de musée sinon sur la flore ou l’artisanat / Curieux contraste entre une population de grands sportifs et une nourriture grasse – raclettes, fondues, charcuterie… / Beaucoup de jeunes femmes ont des boucles dans le nez… Clin d’œil à la gent bovine ? / La station s’étend, grignote les flancs des proches collines, part à l’assaut des sommets. Cet appel vers l’or blanc réveille ma conscience écologique. / De même, la ruée vers les lacs de montagne effarouche les marmottes. Il faut sans doute venir très tôt pour les apercevoir / De temps en temps, malgré tout, on entend leur unique note, au timbre mêlé de rapace et de canard, criée d’un bord à l’autre des vallées / Le vélo de descente, c’est comme du Mario Kart mais on a vraiment peur dans les virages et on a vraiment mal quand on chute / L’intérêt, c’est qu’on aperçoit des marmottes du haut des télésièges / La population de la station mêle familles de sportifs, groupes d’adolescents, barmen anglais, Italiens en goguette, familles de Juifs orthodoxes – je ne m’attendais pas à retrouver, à 2000 mètres d’altitude, un échantillon si clairement dessiné de notre société multiculturelle / Frison-Roche, dont les romans hantent les vieilles bibliothèques, est en bonne place chez le buraliste – je le pensais disparu / Le chardon bleu se fait surnommer « la reine des Alpes » / Le nombre de chiens est anormalement élevé / On boit surtout de la bière aromatisée – beurk – et du Génépi – ça passe bien / Les villages pittoresques ont de beaux murs de lauzes mais, sur les toits, le zinc remplace l’ardoise / Autour de Besse, les versants sont parsemés de chapelles et d’oratoires témoignant de la présence assez récente d’un christianisme naïf, sans doute perçu comme nécessaire en ces terres isolées / Peu d’oiseaux, sinon les rapaces haut dans le ciel et quelques rouge-queue peu farouches / Sur les fleurs cohabitent étrangement bourdons et papillons / Les pentes escarpées, peu susceptibles d’être aménagées par l’homme, sont striées d’alignements de sapins, en sillons parallèles, on dirait la montagne aménagée par Lego / Comme toujours quand je voyage en France, je pars avec un nombre important de magazines dont j’espère me délester mais je reviens encore plus chargé.

mardi 24 octobre 2023

Tournoi rhétorique

Heureux d’avoir organisé le premier Tournoi rhétorique interclasses de prépa à Troyes. Je suis fier d’étudiants qui n’ont pas peur de monter sur scène pour affronter leurs adversaires, quasiment sans préparation, lors de courts débats. Combien parmi nous auraient été capables de cette audace au même âge ?

lundi 16 octobre 2023

Les bougies ça suffit

Je n'irai pas aux réunions d'hommage à Dominique Bernard. Marre des bougies, des bisous, des slogans tartes. Marre des autorités (éducatives, politiques, médiatiques) qui me convoquent pour des cérémonies qui me dictent, bon an mal an, ce que je dois penser. Il y a trois ans j'avais été dégoûté par la manifestation qui s'était organisée devant la mairie du Havre, où j'étais en vacances. Révolté par ces syndicalistes aux looks d'anars qui ne trouvaient rien d'autre à cracher dans leur porte-voie que d'ineptes "pas d'amalgame", j'avais insulté quelques personnes et failli monter sur l'estrade pour prendre la parole ou en venir aux mains. J'aurais dû. Monsieur Bernard mérite mieux que des pleurnicheries, souvent hypocrites. Il mérite qu'on agisse - ça fait trop longtemps que la France est devenue cette pauvre fille impuissante et triste, mal servis par des hommes politiques sans âme, sans cœur, sans courage.

mardi 26 septembre 2023

Raté

Il y a quelques années, j’ai écrit un recueil de nouvelles, « Artistes ratés », dont aucun éditeur n’a voulu. « Les textes courts ne se vendent pas et puis, vous comprenez, qui a envie de lire des histoires d’artistes ratés ? » Aujourd’hui, je découvre avec effarement les Collections de l’Art brut de Lausanne, fasciné par les œuvres autant que par les notices biographiques, résumant en trois paragraphes des vies souvent difficiles – abandon, guerre, folie, prison… Les notices sont des chefs-d’œuvre ! J’y retrouve exactement ce qui a présidé à l’écriture de mon recueil, l’envie de décrire des destins ramassés, douloureux, éclairés par une ambition artistique peu reconnue. Je rêve d’un livre compilant toutes ces vies.

lundi 25 septembre 2023

16 choses vues à Turin

Malgré la chaleur, on croise beaucoup d'hommes en pantalons et chemises sous la ceinture / Chez les hommes distingués, la mode est aux mocassins et aux chaussures bateau, parfois avec des chaussettes montantes multicolores / La polémique sur la climatisation dans les magasins n'a pas encore éclaté de ce côté des Alpes : toutes les boutiques laissent gracieusement leurs portes ouvertes / Le point fort des villes italiennes ce sont vraiment les cafés, chics, accueillants, délicieux... On ne regrette pas les steaks frites parisiens servis sans grâce dans des brasseries vieillies / On dit Turin dangereuse, or je découvre un centre historique impeccable, sans déchets, sans façade pelée, joli jusque dans ses poubelles, calme et distingué ; j'imagine que ça se gâte en périphérie mais les apparences sont sauves pour le touriste / Ce vaste centre ressemble fort à l'Autriche, à moins que ce ne soit l'inverse / Beaucoup de restaurants se sont aménagé des terrasses sur les trottoirs, sans doute depuis le Covid, mais ce sont des terrasses élégantes de tables avec nappes, bordées de barrières peintes en noir / Le Spritz reste l'apéritif à la mode, il fleurit sur les terrasses en fin d'après-midi ; le Negroni se boit aussi beaucoup / La présence française est plus discrète qu’en Allemagne ou dans les pays de l’est, sans doute parce que l’Italie a sa propre industrie du luxe ; on trouve malgré tout du champagne dans les vitrines, des croissants dans les cafés, des Renault dans la rue, quelques films français à l’affiche, le mot bistrot sur quelques devantures, un petit nombre de bd franco-belges coincées entre les comics et les mangas / Leurs cafés allongés sont nos cafés serrés ; je peine à imaginer un Turinois boire un café de 50 cl chez Starbucks. D’ailleurs, on ne trouve pas de Starbucks / Très en vogue sur les terrasses, l’aperitivo est autrement plus généreux et savoureux que nos planches charcuterie-fromage, et servi avec un cocktail / On croise souvent des jeunes femmes radieuses, une couronne de lauriers et de fleurs sur la tête – elles fêtent l’obtention d’un diplôme / Je n’ai pas vu de lunettes tapageuses, comme d’habitude en Italie. La mode se perd-elle ? Ou bien les Turinois résistent-ils ? / Les cafés sont servis avec de petits verres d’eau pétillante / Les pays limitrophes s’inspirent tellement du baroque italien qu’on a le sentiment, quand on entre dans une chapelle à Turin, de se trouver au cœur de la matrice / Quand on passe en Suisse, la qualité de la nourriture s’effondre mais le volume de café augmente.