La littérature sous caféine


samedi 22 décembre 2012

Tristesse essentielle d’Aragon dans "Aurélien"



Il y a une tristesse essentielle d’Aragon. Cette ironie, cette manière de croquer les atmosphères en gardant ses distances, ces personnages systématiquement rêveurs, fuyant vers d’autres réalités… Plume virtuose mais baladeuse. Aragon abuse de ses talents pour se dépenser à toutes sortes d’exercices et nous faire sentir comme il peut tout faire, comme rien ne lui résiste, comme la réalité se soumet à ses pouvoirs.

Le prix à payer pour cet art ébouriffant, c’est le sentiment que tout se vaut, que la réalité, aussi somptueuse soit-elle, est moins désirable que le rêve qu’elle suscite. Et ce rêve vous laisse toujours mélancolique, avec la méchante sensation de vous trouver au bord du chemin.

Son roman le plus célèbre, Aurélien, est souvent présenté comme « le plus beau de ses romans d’amour » : or je n’y vois pas, moi, le roman de l’amour, mais de l’amour impossible – impossible parce qu’irréalisable par nature, et presque indésirable : à la personne réelle de Bérénice, Aurélien semble préférable de se coltiner avec le rêve, les approches lointaines. Il ne cesse de pressentir combien il pourrait aimer Bérénice, mais l’aimera-t-il vraiment un jour ? Il l’aime comme un fantôme, et toutes leurs rencontres ont quelque chose d’un peu faux.

L’intrigue, en fin de compte, n’a pas un intérêt foudroyant : elle s’étire en digressions infinies. Les personnages en deviennent parfois agaçants. Quand l’auteur impressionne, en revanche, c’est pour les atmosphères, les portraits, le sens des formules – tout ce qui donne sa chair au roman. Comme cette belle page sur le Belleville de l’entre-deux guerres, cette page qui n’a pas pris une ride et qui me paraît pouvoir être reprise pour le Belleville d’aujourd’hui :

« Cette partie de Paris, avec son petit négoce délabré, la tristesse des étalages, les maisons lépreuses, déshonorés par des réclames si vieilles qu’on ne les voit plus, est un serrement de cœur pour les hommes qui ont l’habitude des quartiers de l’ouest, du cœur élégant de la capitale. Elle n’a pas le romantisme du Marais, les souvenirs historiques du quartier Saint-Honoré, le lyrisme de la place des Victoires. Il n’y a rien pour y sauver la rêverie. » (Aurélien, Folio page 178)

Quant aux longs paragraphes sur l’amour, ils ont souvent de la peine à convaincre : on dirait qu’Aragon n’y croit pas vraiment, et certaines phrases sonnent d’ailleurs comme un aveu :

« Il se dit qu’il ne pensait qu’à lui-même. Bérénice était un simple prétexte qui le ramenait toujours à ce miroir de l’imagination où il ne voyait qu’Aurélien, Aurélien et toujours Aurélien. Pourtant il aimait Bérénice. Il se le répétait. Il se disait avec ironie la phrase de Mme Duvigne : « Quand on n’a rien à faire, bien sûr ! » » (Aurélien page 237)

« En même temps, Aurélien retrouve l’estime de lui-même. Il vient de légitimer, mieux que d’excuser, sa vie. Cette flâne, cette irrésolution s’expliquent. Il attendait cette minute. Il lui fallait sa raison d’être. Il avait dû profondément savoir qu’un jour Bérénice viendrait… et elle est venue. » (page 220).

vendredi 14 décembre 2012

Se faire casser la gueule par des provinciaux



Dans le bistrot le plus sympa de Belleville, le Folies, je noircis quelques pages qui m'amusent assez. Sur ma gauche, il y a deux types d'une trentaine d'années que j'avais à peine remarqués - sinon pour leur style : le premier, notamment, avec son catogan, sa chemise noire boutonnée jusqu'au col, ses grosses chaussures montantes, a l'air sympathique mais un peu perdu - on dirait un gothique qui ne s'assume pas.

Un moment, il s'adresse à moi alors que j'ai le nez collé sur ma feuille.
- Je te fais rire ?
- Pardon ?
- Je te fais rire, c'est ça ? Tu te fous bien de ma gueule ?
Interloqué, je regarde l'autre et lui demande s'il s'agit d'une plaisanterie. Mais ce dernier me fusille du regard, l'air mauvais. Mal à l'aise, je fais mine de ne pas comprendre. Ils reprennent de plus belle.
- Tu nous observes, c'est ça ? Tu écris des trucs sur nous ? Et on te fait bien marrer ?
- Pas du tout. Je n'écrivais pas sur vous. Lisez, si vous voulez.
- Tes pattes de mouche, là ? Illisible... J'ai bien vu ton sourire en coin, en permanence depuis une demi-heure. On te dérange, c'est ça ? Tu veux qu'on te foute la paix ?
J'ai du mal à comprendre où ils veulent en venir, je bafouille quelques phrases pour m'expliquer mais je comprends que ça ne sert à rien. Je finis par lever les yeux au ciel et leur faire un petit geste qui signifie: "C'est bon, on arrête là, lâchez-moi." Ce qui me trouble chez le type au catogan est son grand calme, son sourire, le fait qu'il ait pourtant bu quatre ou cinq bières et qu'il a l'air de se maîtriser. Pense-t-il sincèrement que je me moque de lui ?
L'autre surenchérit:
- Eh, t'es agressif, là! Avec ton regard, là! C'est pas comme ça que t'auras le Nobel, il faut que tu améliores tes relations publiques!
J'ai le regard plombé, à la fois par la gêne et l'agacement. Le premier me dit très calmement:
- Tu veux qu'on règle ça dehors ? Ici ?
Je suis vraiment désarçonné, il n'a pas l'air d'être un dur et pourtant je m'attends à ce qu'il casse son verre et qu'il me le balance au visage. Il a des tatouages aux avant-bras, sur la nuque, je me demande si tout ça ne va pas très mal finir - j'ai un rendez-vous avec une nourrice dans une demi-heure, je ne peux pas me permettre d'arriver avec un filet de sang au front !
Au bout de quelques minutes, je me lève et vais payer mon café. Le temps de recevoir la monnaie, le type au catogan se lève et pose son verre bruyamment sur le comptoir. Il fait quelques centimètres de plus que moi. Les deux ricanent, ironisent sur mon prénom - "ça doit être Loïc, hin hin !" - et le prix de Flore - je dois vraiment, à leurs yeux, représenter le bobo dans toute son horreur. Je meurs d'envie de les insulter mais je ne ferais pas le poids dans une baston et je sors en leur assénant une parole méprisante. J'en ai le coeur qui bat pendant un quart d'heure.

jeudi 13 décembre 2012

Les réalités qui ne sont pas les nôtres

Un article d'une camarade de promo HEC à propos d'Autoportrait du professeur. Je ne donnerai pas son nom, son blog est anonyme...

"En quittant HEC Aymeric n’a pas choisi les voies classiques du conseil ou du marketing pour ses premiers pas, ni l’ENA ou Sciences Po pour poursuivre ses etudes. Ayant l’ecriture inscrite dans sa vie depuis tres longtemps et souhaitant y consacrer du temps, il cherche un metier compatible avec cette passion, a la fois par son emploi du temps que par sa vocation « ethique » et sa composante intellectuelle. Ce sera l’enseignement, ce noble metier ancestral. Il passe ses concours et se retrouve donc à demarrer sa vie professionnelle avec des remplacements dans des colleges et lycées d’Ile de Fance.

Ce livre est le temoignage – dur – de ces premières années de travail, dans des milieux defavorisés, dans des structures depassées par la realite de ce qui se vit dans les villes-ghettos de certains departements ou certaines viles. C’est un constat d’echec, une deception par rapport au système qui ne peut pas combattre cette realite (qui semble meme l’occulter), l’amer constat de la solitude des professeurs en cas de difficulte (il voit a quel point il y a une absence de solidarite entre colegues ou de soutien dans la hierarchie). Le constat que le probleme n’est pas quel bord politique est au pouvoir car l’origine est ailleurs, et que les victimes sont a la fois ces enfants violents, seuls, cruels, sans reperes, mais aussi les profs, sombrant dans la depression, la peur…

Il y a bien sur aussi des observations positives, des petites victoires personnelles, des rencontres, un face a face necessaire avec la realite qu’il ne connaissait pas du tout. Mais le but de ce livre est d’attirer l’attention sur ce qui est alarmant et scandaleux, inacceptable.

Le systeme semble ne pas laisser de place a ces enfants qui n’ont pas d’encadrement a la maison, et dont les seuls reperes sont par la negative : ce qu’ils ne sont pas, la difference, l’isolement, la fuite. Jamais l’assimilation, le groupe, la notion d’appartenance. Et leur sort s’incarne par l’abandon du système scolaire, ou par l’expulsion de celui-ci, les excluant des statistiques de succes ou d’echec mais les excluant aussi du coup de la societe.

Aymeric denonce aussi que la formation des professeurs n’aborde jamais ce genre de sujet (comment l’affronter ? d’où vient-il ? quelle est la position de l’Ecole en tant qu’institution ? quels sont les recours… ?), et c’est un vrai probleme, car c’est loin d’etre un sujet ponctuel et isole. Il a plutot tendance a s’etendre, du fait du desarroi et de la solitude croissants des enfants et des ados…

C’est un livre dur a lire car il nous renvoie beaucoup d’entre nous à une realite qui n’est pas la nôtre, et que nous fuyons certainement. La regarder en face n’est pas facile si l’on croit un minimum a l’ecole republicaine, ce qui est mon cas… C’est aussi un livre qui permet de voir les profs sous un angle plus humain et moins favorise qu’on n’en a l’habitude, comme une population peu soutenue et dans certaines circonstances livree a elle-meme.

Je vous conseille cette lecture qui je pense va vous ouvrir les yeux sur un sujet passe sous silence car tres derangeant. Et pour le completer, regardez si vous ne l’avez pas encore fait le sublime film « la journee de l a jupe », de JP Lilienfeld, grace auquel Isabelle Adjani gagna son dernier Cesar (bien merite). Attention, c’est un film tres dur mais merveilleux de verite et de sincerite…"

jeudi 6 décembre 2012

Bienheureuse radicalité de la bande-dessinée contemporaine



Cette année, j’ai découvert plusieurs auteurs de bande-dessinée qui m’ont stupéfié par leur force et leur radicalité. Leurs albums font preuve d’une liberté de ton proprement hallucinante, d’une absence de pudeur réjouissante à côté desquelles la littérature, et le cinéma d’ailleurs aussi, me semblent souffrir d’une production étrangement consensuelle, où la veine grand public reste maîtresse.

2 exemples :

- Un volume regroupant les travaux de plusieurs auteurs sud-africains, réputés là-bas pour leur travail sans concession, brutal et provocant, s’attaquant tour à tour aux épouvantables valeurs de l’apartheid telles qu’elles subsistent chez certains Afrikaners, et les terribles désillusions de la Nation arc-en-ciel : Bitterkomix. Dessins d’une crudité à toute épreuve, textes cinglants, créativité tous azimuts… Un chef-d’œuvre.



- L’œuvre singulière d’un américain du nom de Ivan Brunetti : Misery loves comedy est un gros volume d’insanités diverses, de propos suicidaires, d’historiettes scatologiques. Du jamais-lu, pour ma part, et ce volume suffit à renvoyer toute la production littéraire française, à quelques rares exceptions, dans une immense nébuleuse de fadeur écœurante.

dimanche 2 décembre 2012

De grosses femmes qui hurlent sur scène

1) - Votre camarade n'est toujours pas là ? C'est toujours pour son "problème de coeur", comme vous dites ? Vous savez que ça a fait le tour de la salle des profs, ça ! C'est la première fois que j'entends cette ecxuse...
- Ouah, Monsieur, on est choqués ! Elle a vraiment des problèmes de coeur, c'est médical!
- Oh, pardon...

2) "Monsieur, avant d'aller à l'opéra pour la première fois, je pensais vraiment que c'était un spectacle avec de grosses femmes qui hurlent sur scène!"