La littérature sous caféine


samedi 28 janvier 2012

Ricard, vin rouge et pizza hallal


LMFAO - I'm Sexy And I Know It par 7minutestv

1) Dans un bistrot près du Louvre, 15h : « Un déca ! » Le serveur me regarde d’un œil à la fois affligé et indigné, repart vers le comptoir. Pris d’un doute, je le rattrape : « Pas un Ricard, hein ! Un déca ! – Ah, d’accord… »

2) Le patron, à un client qui vient tout juste de s’accouder au zinc : « Eh, mais c’est mon verre de vin rouge que vous buvez, Monsieur ! – Oh, excusez-moi… Vous savez, je sors juste du boulot, je n’ai pas encore décroché… »

3) Un serveur à son patron : « Eh, patron, vous me donnez trop envie de rigoler ! Juré, vous me faites trop rire ! Sans vous offenser ! – Tu sais, je peux aussi te donner des raisons de pleurer. »

4) Une pizzeria hallal qui projette Trace TV. Cinq femmes voilées regardent le dernier clip de LMFAO (cf vidéo) dans lequel le chanteur exhibe un string en agitant complaisamment ce qu’il y a dedans… L’une d’elles va voir le patron pour lui demander poliment de changer de chaîne.

mardi 24 janvier 2012

Faut-il dire "chatte" ou "con" dans un roman érotique ? (Ariane Larsen, Antoine Misseau...)



Il y a autant de styles et d’univers que d’auteurs en littérature érotique – comment définir autrement la littérature érotique que par l’inscription d’une succession de scènes sexuelles dans une trame construite pour les mettre en valeur, cette trame pouvant alors prendre des colorations, des rythmes, des significations aux nombres à peu près infinis ?

Pour le dire autrement, les romans érotiques se distinguent davantage les uns des autres par leur « habillage non-érotique », par tout ce qui tourne autour de la sexualité, que par les scènes érotiques elles-mêmes. Il me semble que le travail d’un « auteur érotique » se définit ainsi par ce qu’il ajoute à la sexualité, ce dans quoi il l’enrobe.

La beauté de Sade réside par exemple dans la juxtaposition de considérations philosophiques et de scènes hyper-violentes et sexualisées. Le délicieux roman d’Ariane Larsen, La femme du soir, vaut moins par les scènes de cul (encore qu’elles soient tendres et cocasses) que par la satire du milieu de l’édition. Le pitch est savoureux : l’éditeur d’une jeune auteur prometteuse, par ailleurs amoureuse de lui, la pousse les bras de plusieurs critiques. Et cela donne prétexte à d’amusants portraits à clé, comme celui-ci dont tout le monde ou presque reconnaîtra l’inspirateur :

"Le début du repas fut un peu ennuyeux. Philippe ne trouvait rien à dire à la jeune femme, l'envie de faire l'amour le rendait singulièrement muet, presque idiot. Eva Gerald avait bien lu Passion, le dernier livre de Philippe mais ne savait quoi lui dire et redoutait que de ne parler que de celui-ci fasse deviner à l'auteur qu'elle n'avait vraiment lu que celui-là. Du reste, elle n'avait pas détesté ce roman, récit d'une passion très intellectuelle et très physique entre un architecte et une paysagiste qui partaient s'aimer et discuter au Sahara - une destination plutôt singulière pour deux professionnels de l'aménagement de l'espace. Finalement tout en mangeant quelques sushis, elle lui demanda des éclaircissements sur les passages concernant le bouddhisme et certains symboles chinois dont le héros semblait féru. En lui répondant Michel Philippe trouva l'occasion de parler de sexe, une façon de préparer le terrain pour la suite..." (La femme du soir, page 51)

Quant au surprenant roman d’Antoine Misseau, Tokyo Rhapsodie, il relève de l’érotisme parce qu’il s’inscrit dans une collection de La Musardine, mais son détonnant mélange de cul, de violence et de polar l’apparente davantage au roman punk japonais, dont il a dû s’inspirer d’ailleurs, et se rapproche des romans les plus cruels de Ryû Murakami, pourtant affiliés à la « littérature générale. »

"Ill fallait beaucoup de temps à son amant pour venir. Habitué dès son plus jeune âge aux plaisirs les plus vifs et les plus délicats, il avait besoin pour exciter sa masse nerveuse des pires dépravations. Avilir cette femme qu'il avait dans ses bras ne suffisait pas, il voulait mettre entre ses mains sa vie et son honneur. Il aimait dans ces moments la voir piétiner ce à quoi il tenait le plus." (Tokyo Rhapsodie, page 222)

Jouant avec les codes littéraires, la littérature érotique s’amuse aussi et surtout avec le vocabulaire. Ce sont les mots eux-mêmes, bien plus que les images suggérées, qui émoustillent le lecteur. Le travail de l’auteur érotique est un travail de précision. Faut-il dire par exemple « chatte » ou « con » ? « Chatte » sans doute, quand le désir de la narratrice ou du narrateur s’emballe. Mais peut-être « con » pour donner au texte une pointe de préciosité favorable à l’excitation. « Pipe » ou « pompier » ? « Bite » ou « vit » ? L’humour paraît indissociable de l’érotisme. Ou la nonchalance, bien calculée. Ariane Larsen sait parfaitement ponctuer la fin de ses paragraphes ou de ses chapitres par le mot qu’il faut, coquin mais drôle:

"Aujourd'hui, puisqu'elle avait déjà été déflorée par une partie du milieu littéraire, il aurait tort de se priver d'elle et d'autant plus qu'elle était prête à se mettre à genoux devant lui - position idéale pour une pipe." (page 246)

Autre question d’importance : vaut-il mieux un narrateur ou une narratrice – quitte à ce que l’auteur se dissimule sous un pseudonyme féminin ? Le deuxième cas de figure semble plus amusant, plus efficace, comme le confirme d'ailleurs l’éditeur salace dans La femme du soir.

vendredi 20 janvier 2012

"Va donc mettre un coup de pied à une vache en Inde!"

1) Dans un bistrot de la Porte des Lilas :
« Dans ce pays-là, j’te jure, les singes ils sont rois ! Faut mettre des grilles aux fenêtres, sinon ils te détruisent tout. Si tu leur mets un pain, tu vas direct en prison !
– Eh, c’est pareil en Inde avec les vaches. Va donc mettre un coup de pied à une vache en Inde !
– Ah Ah ! Faut leur envoyer Joey Starr, ils vont être contents.
– Joey Starr ?
– Bah ouais, tu te rappelles pas ? Il avait filé une sacré trempe à son singe.
– Ah ouais. Il avait eu une peine plus lourde que pour sa femme.
– Ouais, mais elle, elle était habituée !
– Ah ah ! Et puis, elle le méritait, aussi !
– Ah ah ! »

2) A la gare Saint-Lazare, un homme effrayé par l’afflux monstrueux dans la bouche de métro à 8h30 du matin : « Ils se sont tous rendus compte qu’il fallait travailler ou quoi ? »

3) Un homme répond à un garçon inquiet à l’idée que les gens puissent lui lancer des regards noirs s’il lit Drieu la Rochelle dans le métro :
- Mon pauvre, plus personne ne connaît Drieu la Rochelle !
– C’est vrai, tu as raison. Personne n’a semblé remarquer. En revanche, quand je lis Soral, je pensais m'attirer des reproches, et j’ai souvent des regards complices… »

samedi 14 janvier 2012

L'"Intranquillité" d'Alain Finkielkraut


Badiou Finkielkraut débat (part1) par antek666

Dans un article intitulé La guerre des respects (lui-même intégré dans un dossier « Sommes-nous encore un Nous ? » publié dans le numéro de novembre 2011 du magazine Causeur), Alain Finkielkraut cite Autoportrait du professeur pour illustrer la disparition, dans l’école d’aujourd’hui, de ce qu’il appelle l’aidos – mot grec signifie « réserve » ou « pudeur » et correspondant assez bien à ce que Kant appelait lui-même la « restriction de l’estime de soi-même », permettant à l’enfant de se rendre disponible à l’écoute et à l’apprentissage.

Dans le passage cité, je décris ce que représente « perdre une classe », c’est-à-dire se laisser déborder par trente élèves qui se lèvent, s’agitent et poussent des cris. Expérience assez rude, je dois l’admettre, et dont j’explique qu’elle a remis en cause beaucoup de mes a priori sur l’enseignement. Alain Finkielkraut, lui, tire de ce genre de descriptions des conclusions radicales sur la démission de l’institution : « Ces jeunes dont elle ne sait que faire et sur lesquels elle n’a pas de prise, c’est elle qui, dans un grand élan démocratique, les a dispensés d’aidos, en les accueillant comme des « jeunes », c’est-à-dire comme sujets déjà constitués, comme des personnes de plein droit, des individus à part entière, et en choisissant de composer avec la culture de leur classe d’âge. »

Je ne suis pas toujours d’accord avec Alain Finkielkraut – il attribue par exemple dans ce dossier l’effondrement de l’aidos à l’avènement d’une société plus radicalement démocratique ; les facteurs sociaux me semblent devoir être pris davantage en compte, et notamment la spectaculaire et récente confrontation, sur le sol français, de populations que séparent de grands gouffres économiques et culturels. Mais il est indéniable que dans la sphère des penseurs médiatiques (BHL, Badiou, Onfray…) il est l’un des rares dont la sincérité, l’honnêteté et même l’élégance (celle qui consiste à ne pas avoir recours, ou le moins possible, à la censure et à l’intimidation ; celle qui consiste aussi à tenir compte, autant que faire se peut, de la pensée d’autrui, par exemple en invitant ses adversaires dans le cadre de sa propre émission radiophonique) forcent le respect.

Il y a même quelque chose de touchant dans l’inquiétude perpétuelle dont Finkielkraut fait preuve – et que je partage assez souvent –, une inquiétude relevant à mon avis précisément de cet aidos ou de cette modestie dont il nous parle. Une modestie qui me semble d’ailleurs infiniment précieuse sur une scène médiatique où règnent plutôt l’arrogance et le manque de scrupule. Je ne connais pas beaucoup d’intellectuels réalisant cet exercice d’équilibre, encore une fois, consistant à affirmer des idées fortes tout en tenant compte des arguments de l’adversaire, des arguments provoquant pourtant chez Finki, comme le surnomment certains de ses admirateurs, de manifestes accès d’impatience.

Pour le dire autrement, je suis finalement moins sensible à la pensée de Finkielkraut (en dépit de ses questionnements, souvent courageux, sur certaines évolutions de notre société) qu’à la forme de ses prises de parole, son ethos (pour employer un mot prétentieux), ou encore son dispositif rhétorique - sans parler de la grande qualité littéraire de ses écrits, dont le dossier en question est un bon exemple. On pourrait employer à son égard le beau mot d’« intranquillité » (titre célèbre d’un livre de Pessoa), l’« intranquille » pouvant désigner l’opposé du « salaud » tel que le définit Sartre, c’est-à-dire un homme pétri de certitudes, convaincu de son bon droit et se cherchant des excuses pour définir son action, pourtant de mauvaise foi.

(Cela dit, est-il jamais possible d’échapper à cette position de « salaud » quand on prend position ? Les pires salauds ne sont-ils pas, aujourd’hui, certains de ceux qui dénoncent les salauds d’en face pour mieux se gargariser de leurs propres convictions ?)

mardi 10 janvier 2012

Au fond, rien n'a changé (Steinbeck, Pagnol)



Il y a souvent quelque chose de réconfortant dans la lecture de romans décrivant des époques révolues, et dans l’idée qu’ils nous suggèrent qu’au fond rien ne change vraiment – même si l’on peut raisonnablement estimer que, disons, le taux moyen de brutalité physique quotidienne, dans nos sociétés, est en lent mais perpétuel déclin depuis plusieurs décennies.

Cet effet d’« éternel retour » m’a récemment frappé dans trois romans.

Le premier m’a fourni le paragraphe concluant Autoportrait du professeur. Il s’agit du portrait d’une jeune enseignante dans la Californie du début du siècle, dépeint par Steinbeck dans A l’Ouest d’Eden – et j’ai été surpris par les analogies qu’on pourrait faire avec la situation française d’aujourd’hui :

« Elle avait dans son école des élèves plus vieux et plus grands qu’elle. Il fallait beaucoup de tact pour enseigner. Maintenir la discipline parmi les grands garçons sans se servir d’un pistolet ou d’une chambrière était une tâche difficile et dangereuse. Dans une école de montagne, une maîtresse d’école avait été enlevée par ses élèves.

Olive Hamilton enseignait à tous les âges. Très peu d’enfants dépassaient le stade primaire à cette époque et, comme les travaux des champs allaient de pair, il leur fallait parfois quatorze à quinze ans pour faire leurs classes. Olive devait aussi avoir des rudiments de médecine, car il y avait constamment des accidents. Elle devait savoir panser une plaie lorsque des coups de couteau étaient échangés dans la cour de récréation.
»

Le second m’a une nouvelle fois confirmé dans l’idée que les problèmes rencontrés aujourd’hui dans l’Education Nationale existent depuis longtemps – même s’ils reviennent sous des formes qu’on pensait révolues. Et il s’agit d’un beau livre, émouvant à souhait et ciselé à l’extrême, dans lequel je ne m’attendais pas du tout à trouver ce genre de passage : La Gloire de mon père, de Marcel Pagnol, dans lequel le narrateur évoque le métier de professeur à Marseille à l’aube du 20ème siècle :

« Un très vieil ami de mon père, sorti premier de l’Ecole Normale, avait dû à cet exploit de débuter dans un quartier de Marseille : quartier pouilleux, peuplé de misérables où nul n’osait se hasarder la nuit. Il y resta de ses débuts à sa retraite, quarante ans dans la même classe, quarante ans sur la même chaise : Et comme un soir mon père lui disait :
- Tu n’as donc jamais eu d’ambition ?
- Oh mais si ! dit-il, j’en ai eu ! Et je crois que j’ai bien réussi ! Pense qu’en vingt ans, mon prédécesseur a vu guillotiner six de ses élèves. Moi, en quarante ans, je n’en ai eu que deux, et un gracié de justesse.
»

Enfin, chez Steinbeck toujours, comment ne pas être frappé, dans la première partie des Raisins de la Colère, par la scène de l’expropriation de paysans californiens par des banquiers parfaitement cyniques, durant la crise de 1929 ? Difficile, vraiment, de ne pas établir de parallèle avec la crise actuelle – d’autant que la scène écrite par Steinbeck prend des allures allégoriques (ce qui n’est d’ailleurs pas la veine que je préfère chez lui) :

« - Qui te donne tes ordres ? J’irai le trouver. C’est lui qu’est à tuer.
- Pas du tout. Il reçoit ses ordres de la banque. C’est la banque qui lui dit : Foutez ces gens dehors, sans quoi c’est vous qui partez.
- Elle a bien un président cette banque, et un conseil d’administration. J’remplirai mon barillet et j’irai à la banque. Le conducteur répondait :
- Un type me disait que la banque reçoit ses consignes de l’Est. Les consignes étaient : « Faites produire la terre sans quoi nous vous faisons fermer. »
- Mais où ça s’arrête-t-il ? Qui pouvons-nous tuer ? J’ai pas envie de mourir de faim avant d’avoir tué celui qui m’affame.
- J’sais pas. Peut-être bien qu’il n’y a personne à tuer. Il ne s’agit peut-être pas d’hommes. Comme vous dites c’est peut-être la propriété qui en est cause. En tout cas je vous ai dit ce que je devais faire.
- Faut que je réfléchisse, disait le métayer. Faut qu’on réfléchisse tous. Y a sûrement moyen d’arrêter ça. C’est pas comme le tonnerre ou les tremblements de terre. Y a pas là quelque chose de mauvais qu’a été fait par les hommes et faudra bien que ça change, nom de Dieu !
»

mercredi 4 janvier 2012

Cinéma : Top ten 2011


Teaser pour La Piel que Habito de Pedro Almodóvar par blog-Cineaddict

1) Black Swan – le pendant féminin de The Wrestler a beau ne pas réserver de surprise majeure, il reste ébouriffant de tension dramatique. Du grand Hollywood noir, hanté.

2) Une séparation – cette fois-ci, le cauchemar se passe en Iran. Atmosphère étouffante pour ce drame social parfaitement maîtrisé, au dénouement subtil.

3) La Piel que habito – plus étrange, plus tordue que les précédents Almodovar, cette cuvée 2011 est peut-être moins réjouissante que la cuvée 2010, mais son atroce histoire d’échange de sexes est l’une des plus marquantes du maître espagnol.

4) Shame – un message final assez convenu (ne refoulons pas notre sentimentalité) pour un intense portrait d’homme moderne subissant sa propre sexualité.

5) Drive – polar minimaliste et trendy, truffé de scènes d’ores-et-déjà mythiques.

6) Hugo Cabret : bijou visuel pour ce film à deux doigts d’être ennuyeux, mais qui emporte la mise par la chaleur et la beauté de son hommage à Méliès.

7) Le complexe du Castor : mise en scène et propos très classiques pour ce drame de l’alcoolisme et de la folie cependant parfaitement tenu.

8) Contagion : Soderbergh réalise le premier film catastrophe ultra-réaliste, aussi sérieux qu’un documentaire de France-Télévision. On s’y amuse moins que dans 2012, mais l’exercice est brillant.

9) Neds : le désespoir de jeunes délinquants dans l’Angleterre miséreuse, filmé avec style et avec énergie.

10) Le Stratège : Je n’ai pas de goût particulier pour la fiction sur le sport, mais ce film, dans le genre « le héros a raison contre tous malgré ses stratégies bizarres », est tout simplement parfait. Brad Pitt continue son impeccable filmographie.

Bonne année cependant, à l’exception de déceptions parmi les œuvres de mes cinéastes préférés : déception pour le dernier Cronenberg (qu’a-t-il voulu dire exactement avec A dangerous Method ?), le dernier Woody Allen (agréable, mais sans le mordant des films précédents), le dernier Coen (je ne vois pas ce que True Grit apporte de nouveau dans leur œuvre, ni dans le genre du western, à part un premier quart d’heure brillantissime), le dernier Lars Von Triers (sublime, visuellement, mais souvent à la limite du grotesque) - et même le dernier Soderbergh, très bon, mais un cran au-dessous de ses grands chefs-d’œuvre comme Traffic ou Sexe, Mensonges et Vidéo. Quant à la Palme d’Or, Tree of Life, je n’ai pas vraiment été déçu car je n’ai jamais été fan de Terence Malick, mais il a signé là un film contemplatif au contenu très maigre, et au final involontairement comique (une balade sur la plage au paradis).

vendredi 30 décembre 2011

Terreur et beauté chez Drieu la Rochelle



Je découvre, terrifié et ébahi, l’œuvre de Drieu la Rochelle.

Terrifié parce que l’obsession antisémite, décelable dans son roman Gilles (1939) et s’épanouissant de la plus pathétique des façons dans son Journal (1939-45) (précédé dans sa publication de 1992 par un avertissement de Pierre Nora qui s’achève de la manière suivante : « Son personnage est devenu mythique. On l’acquitte sans trop y aller voir. Eh bien, allons-y ! Ce journal en donne l’occasion. A chacun d’y vérifier son jugement ») devient glaçante à mesure qu’elle répète les mêmes phrases, les mêmes visions.

Il y a dans ce journal de très belles phrases (« J’ai vécu frissonnant de doute dans l’ombre d’un autre homme que je n’ai jamais été », page 97), des confidences pathétiques (« J’ai toujours en moi un goût de la catastrophe, de la défaite. J’ai reporté sur la France la défaillance de l’être en moi », page 171) et beaucoup de rancœur contre les Juifs, la France décadente, le Paris cosmopolite et sans vigueur (« Tout cela c’est l’infect milieu parisien où se mêlent étroitement la juiverie, l’argent, le gratin dévoyé, la drogue, la gauche. Petit milieu plein d’arrogance et de suffisance qui pense tenir le monopole de l’intelligence, de l’art et de tout. Un certain nombre de préjugés y règnent de la façon la plus indiscutable et la plus indiscutée. Ces préjugés forment le ramassis le plus contradictoire, le plus cocasse et le plus odieux », page 107).

Ebahi parce qu’il y a des pages superbes, malgré tout, dans cette œuvre marquée par la souffrance et par la détestation. J’avais lu Le Feu follet, il y a plusieurs années, sans être ébloui par cette prose dense mais alambiquée – le thème aurait dû me séduire, pourtant, mais la magie n’avait pas opéré. En revanche, Rêveuse bourgeoisie m’a bouleversé. C’est un long et beau roman, au réalisme fin, dont l’argument est proche de celui de Gilles : un jeune homme sans caractère mais viveur, intéressé par l’argent mais peu carriériste, concluant un mariage d’intérêt – voué, par la force des choses, à l’échec.

Je connais peu de romans français du 20ème siècle aussi bien ficelés – du moins, dans cette veine sage, dans ce genre de réalisme mesuré. On compare souvent Gilles à Aurélien d’ Aragon, et il est vrai que les protagonistes de Drieu, dans Gilles et Rêveuse bourgeoisie, sont étonnamment proches de celui d’Aragon (les deux auteurs ont d’ailleurs été proches, avant de se brouiller – le Journal de Drieu réservant quelques piques savoureuses contre l’auteur des Beaux quartiers) : des hommes indécis et rêveurs, plein de charmes et que leurs velléités rendent agaçants.

Drieu est moins brillant qu’Aragon, moins clinquant, ses pouvoirs créateurs sont moins étendus, moins incroyablement vastes. Mais ses romans, plus modestes, sont plus tendus, mieux organisés autour de quelques idées forces – Aurélien, sublime par moments, se perd souvent dans d’interminables brumes romanesques.

Refermant Rêveuse bourgeoisie, j’ai eu le sentiment d’avoir mis la main sur une Colette moins précieuse, un Montherlant moins rigide, un Mauriac moins souffreteux, un Proust plus accessible, un Balzac moins fantaisiste, un Zola débarrassé des longueurs… Un modèle d’art français (dans le sens d’art décrivant les réalités françaises), une référence d’artisanat romanesque, un peu daté par ses moyens (il est de bon ton d’ironiser sur le réalisme au 20ème siècle) mais indéniablement raffiné.

La dernière partie, donnant la parole à la fille du protagoniste, constatant l’ampleur du désastre et choisissant de vivre malgré tout, est tout simplement magnifique : plus lyrique, pleine de passion charnelle et de constats graves (« C’est de la mort des nôtres que nous mourons », p 525), elle achève d’emporter l’adhésion du lecteur, qui pouvait craindre que la désillusion ne finisse par assécher l’œuvre.

Parmi les nombreuses et belles pages de ce roman sur la bourgeoisie normande déclinante :

« C’était pendant l’été que la famille Ligneul reprenait le sentiment de sa dignité. On louait une villa au bord de la mer et l’on jouissait pleinement de l’illusion d’avoir une maison, une terre. Bien que beaucoup moins aisés que M. et Mme Ligneul, les parents de chacun d’eux avaient eu des champs, des maisons pas des plus grandes, mais bien solides – transformés en valeurs mobilières – balayées par l’évolution des fortunes. Nos gens ressentaient cette déchéance imposée par la marche des choses et ils avaient rêvé jusqu’à ces derniers temps de revenir au point de départ et d’acheter une propriété. Mais les folies de Camille avaient contrecarré ce vœu profond. » (Rêveuse Bourgeoisie, Folio, page 283).

samedi 17 décembre 2011

Les essais légendaires : Marc Bloch, son analyse de la débâcle de 40 et sa glorieuse fiche d’identité.

»

Les essais, pamphlets, témoignages, vieillissent mal en général.

Et puis il y en a qui restent et même brillent d’un éclat particulier, avant de devenir légendaires. C’est le cas de la merveilleuse Etrange défaite, de Marc Bloch. Elle se distingue par sa clarté, son intelligence, sa beauté, mais aussi par la personnalité exceptionnelle de l’auteur : courageux jusqu’au sacrifice, fin moraliste, brillant pamphlétaire, modeste qui plus est.

Résistant de la première heure, intellectuel ayant su prendre de véritables risques (et les ayant payé de sa vie), Marc Bloch jette une ombre singulière, je trouve, sur la gloire de certaines autres figures d’intellectuels prompts, eux, à donner des leçons mais beaucoup moins vaillants dans les faits.

Dans les premières pages de ce témoignage, écrit en 1940, sur la débâcle de la même année, Marc Bloch livre une page redoutablement belle sur ses valeurs et son identité, une page émouvante à lire aujourd’hui pour ses multiples échos avec les brûlants débats d’aujourd’hui – et pas seulement sur la question de l’antisémitisme. La petite fille de Marc Bloch s’est d’ailleurs offusquée récemment que Sarkozy puisse instrumentaliser ce genre de texte, pour en changer, dit-elle, le sens profond.

Certains s’élèvent d’autre part contre la figure du « Juif franco-judaïque » qu’incarnait alors Marc Bloch par ce genre de page, le genre de Juif, nous explique Bernard-Henri Lévy dans son Génie du Judaïsme (chapitre inclus dans son volume Pièces d’identité), à « raboter tout ce qui pouvait rappeler, trahir, le judaïsme en lui », marque d’un « judaïsme peureux, obsédé par la peur de créer ou faire renaître l’antisémitisme, presque honteux. » (page 247)

Cette page d’une actualité brûlante, donc, cette page à laquelle on continue à faire référence pour la revendiquer ou pour s’en moquer, est la suivante :

« Je suis Juif, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que nulle autre, du moins par la naissance. Je n’en tire ni orgueil ni honte, étant, je l’espère, assez bon historien pour n’ignorer point que les prédispositions raciales sont un mythe et la notion même de race pure une absurdité particulièrement flagrante, lorsqu’elle prétend s’appliquer, comme ici, à ce qui fut, en réalité, un groupe de croyants, recrutés, jadis, dans tout le monde méditerranéen, turco-khazar et slave. Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite. Mais peut-être les personnes qui s’opposeront à mon témoignage chercheront-elles à le ruiner en me traitant de « métèque ». Je leur répondrai, sans plus, que mon arrière-grand-père fut soldat, en 93 ; que mon père, en 1870, servit dans Strasbourg assiégé ; que mes deux oncles et lui quittèrent volontairement leur Alsace natale, après son annexion au IIè Reich ; que j’ai été élevé dans le culte de ces traditions patriotiques, dont les Israélites de l’exode alsacien furent toujours les plus fervents mainteneurs ; que la France, enfin, dont certains conspireraient volontiers à m’expulser aujourd’hui et peut-être (qui sait ?) y réussiront, demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux. »

La suite du texte livre de fines analyses de la défaite (conçue comme le résultat d’une somme de faiblesses particulières) et réserve plusieurs phrases devenues des références : « C’est un pauvre cœur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d’une tendresse » (à propos de l’amour conjugué de l’internationalisme et de la patrie) ; « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. » (Phrase récitée plusieurs fois par Sarkozy).


Zemmour Nolleau BHL Le genie du judaisme 1/2... par walpisnakepriest

Sans parler d’un beau texte, dans le même volume, intitulé « Pourquoi je suis républicain », assénant ses principes avec force et sérénité dans un contexte de résistance à l’occupant nazi. Difficile de ne pas adhérer à ce genre de passage, à l’heure où il devient de bon ton, parfois, de se moquer de la notion même de République :

« La cité étant au service des personnes, le pouvoir doit reposer sur leur confiance et s’efforcer de la maintenir par un contact permanent avec l’opinion. Sans doute cette opinion peut-elle, doit-elle être guidée, mais elle ne doit être ni violentée ni dupée, et c’est en faisant appel à sa raison que le chef doit déterminer en elle la conviction. »

(…)

« Qu’on le veuille ou non, la monarchie a pris aux yeux de toute la France une signification précise. Elle est comme tout régime, le régime de ses partisans, le régime de ces Français qui ne poursuivent la victoire que contre la France, qui veulent se distinguer de leurs compatriotes et exercer sur eux une véritable domination. (…) La République, au contraire, apparaît aux Français comme le régime de tous, elle est la grande idée qui dans toutes les causes nationales a exalté les sentiments du peuple. C’est elle qui en 1793 a chassé l’invasion menaçante, elle qui en 1870 a galvanisé contre l’ennemi le sentiment français, c’est elle qui, de 1914 à 1918, a su maintenir pendant quatre ans, à travers les plus dures épreuves, l’unanimité française ; ses gloires sont celles de notre peuple et ses défaites sont nos douleurs.