La littérature sous caféine


mardi 12 décembre 2017

La vie qui fourmille (Un parisien en Champagne (2))

Mes premières semaines en Champagne, j’ai été sensible au fait que les paysages semblaient devoir être bus : coteaux, vallons couverts de ces vignes qui vivaient avec les saisons pour mieux alimenter le flux du nectar le plus fêté au monde.

Après plus d’une année sur place, je me rends compte que j’ai également développé une certaine sensibilité à la vie naturelle qui se déploie, non plus seulement sur la surface zébrée des paysages, mais aussi de part et d’autre : je veux parler des insectes et des oiseaux, de toute cette vie qui fourmille, qui bruisse et qui s’agite sans qu’on y prête d’abord attention mais qui, pour peu qu’on y consacre du temps, révèle une sorte de constance obstinée. Je photographie désormais ces oiseaux, je guette les empreintes de rongeurs dont on entend surtout la fuite, j’observe la course muette de chenilles et de scarabées. J’ai la sensation de m’être connecté à un univers qui gratouille et qui chatouille, un univers qui ne parle pas mais qui s’exprime, très fort et très joliment.

mercredi 6 décembre 2017

Johnny en banlieue

Il y a déjà dix ans, un élève d’origine africaine avec lequel je parlais beaucoup de rap (il devait s’étonner qu’un prof s’y intéresse autant) m’avait dit sur un ton très sérieux, presque surpris par son audace : « Je ne sais pas ce que vous pensez de Johnny… Mais vous savez, nous, on ne comprend pas trop… On sait que les Français l’aiment beaucoup, et qu’ils seront très tristes quand il mourra… Mais on ne comprend pas, vraiment… » Surpris, j’avais dû lui répondre quelque chose du genre : « Tu sais, j’aime à la fois Booba, Snoop et Johnny… » Et nous en étions resté là.

lundi 27 novembre 2017

Pourquoi faudrait-il que les romanciers français coupent dans le lard ?

Les éditeurs exigent des choses différentes des auteurs français et anglo-saxons. Des premiers, ils attendent de la concision. Des seconds, de l’ampleur, du lyrisme et du volume. Un même paragraphe sera supprimé chez l’un, encouragé chez l’autre. Les éditeurs s’adaptent certes à ce que doit être le goût du public, mais ils confortent aussi le cliché d’une certaine force américaine différente du raffinement français.

lundi 20 novembre 2017

Le polar avec effet de style

Je me demande si ce n’est pas un genre très français : le polar avec effet de style – le polar où l’intrigue et l’ambiance comptent moins que la qualité du regard et l’originalité de la phrase (mais je pense à Faulkner aussi, bien sûr). Tanguy Viel en est un éminent représentant, et son « Article 353 du code pénal » (Minuit, 2017) fait mouche. La Bretagne, une escroquerie, des blessures économiques et familiales… Ça se lit d’une traite et on nous sert de beaux morceaux de bravoure littéraire dans la foulée, sans douleur.

Comme ce passage :

« Peut-être que la mémoire ce n’est rien d’autre que ça, les bords coupants des images intérieures, je veux dire, pas les images elles-mêmes mais le ballottement déchirant des images à l’intérieur de nous, comme serrées par des chaînes qui les empêchent de se détacher, mais les frottements qui les tendent et les retiennent, ça fait comme un vautour qui vous déchire les chairs, et qu’alors s’il n’y a pas un démon ou un dieu pour vous libérer, le supplice peut durer des années. » (page 98)

mercredi 15 novembre 2017

Quand la politique retombera-t-elle donc sur ses pieds ? (Emmanuel Todd, "Où en sommes-nous ?")

Comme d’habitude, le dernier livre d’Emmnanuel Todd part un peu dans tous les sens et son goût pour la provocation l’amène à tenir des propos hâtifs, parfois peu convaincants – pour ne pas dire plus. Mais il y a des fulgurances, et le plaisir d’un regard assez libre sur les réalités contemporaines. Dans « Où en sommes-nous ? » (Seuil, 2017) – titre étonnamment vague, qui ne rend pas justice au côté brûlant du contenu – deux thèses se dégagent à mes yeux.

La première est surprenante. Il s’agit de l’idée que les sociétés occidentales, et notamment la nord-américaine, loin d’incarner par leurs familles cellulaires un progrès dans l’organisation sociale, proposent au contraire une forme de régression par rapport à la famille patrilinéaire d’autres civilisations qui ont mis des siècles, des millénaires à se mettre en place – régression qui nous fascine autant qu’elle nous agace. Faire l’éloge de formes très traditionnelles d’organisation patriarcales : il fallait oser ! Et on sent le plaisir d’un chercheur pourtant identifié à gauche à donner un coup de pied dans la fourmilière du politiquement correct.

La seconde est plus classique, mais elle n’en constitue pas moins l’autre pilier du livre : l’accès d’une part importante de la population aux études supérieures, loin d’insuffler de l’égalité dans la société, n’a fait que conforter le sentiment d’une supériorité de classe, contredisant au passage un certain progressisme de façade.

Je ressens profondément la justesse de cette théorie-là, profondément agacé depuis longtemps par les professions de foi humanistes de gens très éduqués mais qui manifestent dans leurs propos et dans leur comportement un mépris parfaitement avéré pour la plupart de ceux qui n’ont pas eu la change – ou même l’envie – de faire autant d’études. Curieuse inversion du paysage politique depuis une trentaine d’années : le mépris du peuple de la part de ceux qui prétendent parler en son nom. Quand donc la politique retombera-t-elle sur ses pieds ?

lundi 6 novembre 2017

Plans quinquennaux pour ma consommation littéraire

Dans un univers où l’offre culturelle est devenue pléthorique, il faut bien trouver des stratégies de consommation – sinon, quelle angoisse ! La mienne ressemble de manière assez troublante aux plans quinquennaux de la politique française d’après-guerre. Je me fixe des objectifs annuels du genre : un livre de l’Antiquité, un livre du Moyen-Age, un pavé classique, un pavé contemporain, un roman de science-fiction, un livre amusant… De cette façon, j’ai l’impression de procéder par approfondissement de quelques lignes de force, tout en préservant une grande liberté de choix. Socialiste dans les grandes lignes, libéral dans les détails !

mardi 24 octobre 2017

Le coeur incandescent de la littérature

Dans son Royaume, Emmanuel Carrère précise qu’il existe dans Limonov un « cœur du livre, la phrase méritant d’être retenue (…) quand les 500 pages où elle est enchâssée se seraient depuis longtemps effacées. » (Folio, p 592). J’ai toujours eu cette intuition qu’il existait effectivement dans chaque livre une page, un paragraphe ou même une phrase qui me semblaient rayonner dans le volume entier.

Parfois, c’est un passage qui paraît détenir l’esprit de l’ouvrage, en proposer le sens secret, quitte à ce que le reste du livre s’engloutisse dans ces quelques mots.

Parfois, et l’un n’est pas exclusif de l’autre, c’est un passage simplement plus dense, éclipsant en partie les pages adjacentes. C’est par exemple ce que j’ai ressenti en lisant le beau livre de Victor Pouchet, qui se taille un joli succès en ce moment : Comment les oiseaux meurent. Trois pages se détachent à mes yeux, celles qui dressent le portrait du père en « beau parleur fatigué, qui n’avait jamais osé se révolter contre lui-même et son abyssale tristesse. » (Finitude, page 49-51). Et c’est ce passage grave qui me fait l’effet d’une tache de couleur très vive à côté de laquelle les pérégrinations pourtant cocasses du narrateur perdent un peu en relief.

Sans doute mon impression est-elle d’ailleurs accentuée par la propre structure de deux de mes livres. Dans Suicide Girls et dans Les petits Blancs, je consacre une page à mon père (pas la même dans chacun des deux) et celle-ci me paraît si déterminante que si le reste devait disparaître, cela m’attristerait à peine si je pouvais garder celle-là. A propos des Petits Blancs, quelques journalistes ne s’y sont pas trompés, me posant rapidement des questions à propos de cette sorte de vision centrale. C’était à mes yeux la preuve qu’ils avaient réellement lu le livre.

mardi 17 octobre 2017

Affaire Weinstein. Le thème des violences faites aux femmes n'intéresse personne

J’ai pu le constater à l’occasion de la parution de mes trois premiers romans, qui tous abordaient ce thème. Une journaliste de Télérama a refusé de parler d’« Azima la rouge » (Flammarion) au prétexte que cela stigmatisait la banlieue (mais la banlieue n’était pas vraiment le sujet). Le libraire de mon quartier a refusé d’exposer « Suicide Girls » (Léo Scheer) parce qu’il trouvait ça trop glauque (mais est-ce vraiment un critère pour juger de la qualité littéraire ?). Quant à « L’homme qui frappait les femmes » (Léo Scheer), il n’a guère intéressé que Brigitte Lahaie (mais son émission donne la parole à des témoins davantage qu’à des auteurs). Pour le coup, l’omerta n’est pas du tout le seul fait des hommes : j’ai remarqué que les femmes n’aimaient pas aborder le sujet. Quoi qu’il en soit je n’aborderai plus ce thème en littérature. A chaque fois j’ai l’impression de tomber dans un no man’s land - sans jeu de mot.