La littérature sous caféine


lundi 21 novembre 2016

"Ils ont bon dos, les petits Blancs!" (Figarovox, 14/11/2016)

Une tribune sur le site du Figaro pour dire mon agacement à propos du traitement subi par mon livre, au regard de l'actualité.

"Ils ont bon dos, les petits Blancs !

En 2013, une journaliste d’un grand quotidien de référence m’appelait pour me dire tout le bien qu’elle pensait du livre Les petits Blancs. « Vous avez franchi le Rubicon », m’a-t-elle dit, signifiant que j’avais eu le cran de mettre des mots sur une réalité dont personne ne parlait, non pas forcément d’ailleurs pour prendre la défense de cette population mais pour aborder le thème, tout simplement. Le lendemain, elle me laissait un message pour m’annoncer que la rédaction faisait finalement le choix de ne pas en parler. Il était sous-entendu qu’une telle expression « faisait le jeu du Front national », selon la formule aujourd’hui consacrée.

Trois ans plus tard, le même quotidien publie un article de Guy Sorman à propos de la victoire de Trump intitulé : « La revanche des petits Blancs ». Je suppose que l’expression s’est banalisée et que l’auteur ne sait même pas qu’il existe un livre sur le sujet… Après tout, les rédactions évoluent vite, les idées aussi. L’actualité rend indispensable l’utilisation de mots que l’on trouvait gênants peu de temps auparavant. Malgré tout, l’épisode me paraît symptomatique.

Avant l’élection de Trump, la plupart des journaux dits sérieux se pinçaient effectivement le nez pour évoquer l’électorat potentiel du populiste américain, étouffant ceux qui pouvaient se contenter de les décrire et n’utilisant que les insultes et le mépris pour parler d’eux. Après l’élection, rien n’a vraiment changé. Certes, l’expression « petits Blancs » fait florès – je définis ces gens-là comme des « Blancs pauvres prenant conscience de leur couleur de peau dans un contexte de métissage ». On la lit dans une bonne moitié des articles consacrés à Trump. Mais elle est toujours utilisée avec des pincettes, et avec cet air de dégoût devant la saleté supposée de cette catégorie sociale. Après l’omerta, la diffamation : techniques que l’on n’imagine pourtant pas être l’apanage d’organes clés du dispositif libéral actuel.

Il est sans doute ridicule de parler des médias en général pour leur jeter l’opprobre. Mais il est certain que le gouffre entre une certaine sphère médiatique chic et le commun des mortels est devenu béant. Qu’on en juge par deux anecdotes. Tout d’abord, dès le lendemain de l’élection de Trump, le philosophe qui avait prédit le Non au Brexit puis le Non à Trump – un philosophe utilisant d’ailleurs l’expression de « petit Blancs » mais uniquement pour insulter – était invité sur le plateau de France Info pour livrer ses nouvelles analyses. Personne n’eut même l’idée de mettre en doute la pertinence de ses points de vue. Deux jours plus tard, ensuite, les mêmes journalistes s’effrayaient à l’idée du biais que les réseaux sociaux avaient pu produire dans la campagne électorale américaine. Un comble ! Le biais n’était-il pas précisément inscrit dans le système médiatique lui-même, aveuglé par son soutien massif, tout pétri de bonne foi, tout pétri d’arrogance, pour une Clinton qui a certes ses qualités mais qui, enfin, ne mérite sans doute pas que 90 % de la presse lui déclare son amour ?

Au fond, de nombreux médias ne croient plus en la démocratie… L’un des grands principes de celle-ci est à la fois la liberté des débats, dont on espère qu’il sortira quelque chose approchant de la vérité, et l’acceptation du processus électoral, dont les règles claires, acceptées par tous, garantissent la paix dans le pays. Qu’on s’entende bien : il ne s’agit pas ici de défendre Donald Trump lui-même, mais bien l’idée que, dans une démocratie plus fragile qu’on ne le croit souvent, il n’est d’aucune utilité d’insulter une partie si considérable des électeurs ni surtout de s’insurger contre le résultat d’un vote. Ceux que l’on pourrait blâmer, à la rigueur, ce sont tous ceux qui, jusqu’au dernier instant précédant le vote, se sont crus détenteurs d’une vérité sublime, trop lumineuse pour être soumise au jugement de qui que ce soit."

jeudi 27 octobre 2016

L'humour dans l'horreur (Riad Sattouf et la Syrie)

Je suis un grand fan de Riad Sattouf, un fan de la première heure - je me souviens du plaisir profond que j'ai éprouvé à la découverte de son "Retour au collège". Je suis heureux qu'il rencontre un succès international avec sa série "L'Arabe du futur" - même si je ne peux m'empêcher d'éprouver une sorte de TERREUR devant ce qu'il nous décrit de la réalité quotidienne en Syrie et en Lybie...

mardi 11 octobre 2016

Les Oiseaux crèvent l'écran

Quand je demande à mes étudiants ce qu'ils savent d'Hitchcock, tout de suite ils me répondent en choeur : "Les Oiseaux" ! Ca m'étonne beaucoup parce que je trouve qu'il ne s'agit vraiment pas de son meilleur film. Peut-être ce titre se retient-il plus facilement que les autres ? Que son "pitch" a quelque chose d'élémentaire ? Ou alors, serait-ce que la charge d'épouvante fait lorgner le film vers l'horreur, genre éminemment plus moderne que le thriller d'espionnage ?

lundi 3 octobre 2016

L'amoureuse et la baleine

Je ne peux m’empêcher de relier ces deux grands classiques anglo-saxons, si différents d’apparence, que sont « Moby Dick » (Melville) et « L’amant de Lady Chatterley » (D.H. Lawrence). Le narrateur du premier s’élance furieusement sur tous les océans du monde quand l’auteur du second s’en tient aux amours des classes privilégiées anglaises. Mais je leur trouve trois points communs d’importance : l’ampleur (des centaines de pages dans un style très dense), le souffle (histoire, philosophie, drame étroitement mêlés) et la précision (du lyrisme, certes, mais soutenu par une plume vigoureux qui n’hésite pas à multiplier les détails). Force et souplesse… Des sortes de géants de la sensibilité.

mardi 27 septembre 2016

Imaginer la mer et les pirates dans "L'île au trésor"

Enfant, j’avais été très impressionné par l’attaque du fortin dans L’île au trésor (Stevenson). Sur l’écran de mon imaginaire je me représentais les pirates grimper sur une sorte de côte, de gauche à droite ; la peur que cette attaque avait suscitée restait mon unique souvenir. En relisant l’œuvre aujourd’hui je me laisse tout autant impressionner par la scène mais, curieusement, je vois les pirates arriver par la droite et sur un terrain plutôt plat.

Par ailleurs, je suis attentif à des détails qui devaient m’assommer, enfant – notamment ces termes techniques ponctuant la description de combats maritimes et qui participent activement du sentiment de merveilleux. Car Stevenson arrive à rendre sensible une sorte de suspense naval qui pourrait être obscur aux lecteurs mais qui, parce qu’il a le sens de l’image et qu’il rend familier les univers exotiques, provoque la fascination. Au fond, le vrai trésor de l’île ce sont les océans qui les entourent et le talent de l’auteur pour nous les rendre sensibles.

lundi 19 septembre 2016

Bardamu dans un clip d'Eminem ("Polichinelle" de Pierric Bailly)

Il y a deux manières de s’inscrire dans la veine de Céline. Imiter son style, ce qui suppose reprendre les mêmes structures grammaticales et quelque chose de son vocabulaire, maintenant assez daté. Ou bien adapter sa démarche au goût du jour en puisant dans les nouvelles sources d’inspiration du langage populaire – et cela suppose lorgner vers le rap, les séries télévisées, l’actualité des tensions sociales. Pierric Bailly a très bien réussi cette sorte de conversion dans Polichinelle (Folio, 2010) – mais peut-être ne se reconnaît-il pas du tout en Céline ? Ces histoires de petites frappes dans l’Est de la France, s’ennuyant ferme à la campagne mais biberonnant à Dragon Ball et Booba, font mouche. Ces petits Blancs, ce sont des Bardamu faisant irruption dans un clip d’Eminem.

« Le soir, dans la cuisine, je tire deux verres, une bouteille de Coca, Diane me dit t’as vu à la cave papa nous a laissé des piments, bah j’en ai ouvert un, j’y ai introduit le bout de la langue et là je me suis dit d’accord.

On finit nos verres et je me demande ce que ça veut dire, d’accord. Si d’accord, putain comment ils sont forts ces piments, ou si d’accord, moi j’appelle pas ça des piments, t’appelles ça des piments, toi ? » (Folio, page 100)

mardi 13 septembre 2016

Ces Lumières qui ne s'aimaient pas

A relire certains des grands classiques du 18ème, je suis frappé par ce qui me paraît être, contrairement au cliché d’un siècle tout entier voué à la raison, cette raison tenue plus tard pour dominatrice et asséchante, une véritable obsession pour le paradis perdu d’une Nature sensuelle et libre – par exemple chez Diderot, chez Rousseau.

Ainsi les philosophes des Lumières, loin de louer unanimement la technique et la réflexion, se lançaient-ils a contrario dans une critique perpétuelle de ces dernières, leur reprochant leur arrogance, leur ridicule, leur nocivité. Ce fameux siècle des Lumières ne proposait-il pas, et cela dès le début, la remise en question de son principe même ?

Si bien que le regard négatif que l’on porte souvent sur lui me paraît désamorcé par cette charge critique. Diderot, notamment, avec ses violentes diatribes contre les mœurs occidentales et son fantasme de Tahitiennes aux mœurs, disons, spontanées, ne dépareillerait pas dans un cénacle d’altermondialistes…

lundi 5 septembre 2016

Michel Butor à Tokyo (2)

En même temps que je recevais Michel Butor avec le succès que l’on sait, quelques membres de ma famille me rendaient visite eux aussi à Tokyo. Je les avais prévenus que je n’avais pas beaucoup de temps à leur consacrer puisque je courais d’une conférence à l’autre pour accompagner celui dont ils ne connaissaient que le nom. Je l'avais décrit l'illustre auteur comme portant salopette et barbe blanche.

Alors qu’ils déambulaient dans l’un des nombreux musées de Tokyo, les membres de ma famille ont eu l’heureuse surprise d’apercevoir précisément un homme à barbe blanche et salopette. De plus, il parlait français… Ma tante a profité de l’occasion pour s’adresser à lui dans les termes les plus chaleureux : « Michel Butor ! Quel plaisir de vous croiser là. Je suis l’une de vos grandes admiratrices… » Bien sûr, elle n’avait pas lu un seul de ses livres. Michel Butor ne s’est douté de rien, rosissant de plaisir. Comment aurait-il réagi s’il avait su qu’il devait cette délicieuse flatterie au jeune homme dont il s’était agacé la veille ?