Il n'est sans doute pas exagéré de se dire que les techniques littéraires – la retranscription d'atmosphères, de faits et de dialogues, de manière plus ou moins fidèle, lyrique ou fantasmatique... - sont à la fois maîtrisées par un nombre grandissant d'écrivains, et mieux maîtrisées par ces derniers. L'histoire de la littérature est l'histoire de cette conquête de la précision et de la force de la peinture (le style ne représentant qu'une sorte d'astuce ou de raccourci pour transmettre une dose accrue d'informations, celles-ci pouvant comprendre le propre ressenti de l'auteur), étant entendu que l'introspection fait partie de ce panorama : de l'infiniment petit du vécu personnel à l'infiniment grand de l'histoire universelle, il ne s'est jamais agi après tout en littérature que de réalisme.
Dans ces conditions, il n'est pas absurde d'imaginer un progrès dans ce rendu du réel, et une sorte de démocratisation du talent. Aujourd'hui, pour peu que la chose littéraire vous intéresse, et pour peu que vous y travailliez avec quelque application, vous pouvez espérer devenir l'auteur de livres très corrects, et grossir les rangs de littérateurs toujours plus nombreux, plus appliqués, plus doués, rendant compte d'un morceau du réel.
La question se pose alors de l'utilité de cette masse phénoménale de comptes-rendus. Et de la sorte de neutralisation de la littérature que provoque cette massification.
N'y a-t-il pas quelque chose de méthodique et de froid dans cette prolifération ?
Quelque chose de rigoureux ?
De scientifique ?
Le monde semble pouvoir être doublé, littéralement, par une sorte de fil continu de conscience, retranscrivant chaque parcelle de réel dans une matière autre (celle des mots, des couleurs, des sons, si l'on tient compte des autres arts). Le redoublement peut-il avoir une autre fonction que celle de la jouissance pure ? De la paresse ? Du jeu ? De la pulsion désintéressée de connaissance ? Nul doute que tout écrivain fantasme beaucoup plus que tout cela...