La littérature sous caféine


lundi 14 mai 2012

Faut-il vraiment lire les polars jusqu'à la fin ?



J’ai beaucoup de mal à finir les polars : passés les premiers chapitres où l’auteur campe l’atmosphère, distille les premiers éléments de l’intrigue, dépeint les caractères, l’histoire se disperse bien souvent en complications inutiles, en digressions multiples.

Agatha Christie, je me suis toujours ennuyé ferme en la lisant. Stieg Larsson, je n’ai pas été suffisamment pris par ses intrigues pour supporter les centaines de pages de digressions financières.

Dans le domaine français, j’ai eu le plaisir de découvrir récemment Jean-Patrick Manchette, dont j’ai dévoré la brillante adaptation en bandes-dessinées par Tardi, La position du tireur couché, et dont j’ai ensuite lu l’alléchante Affaire N’Gustro, racontant la dérive criminelle d’un petit fasciste de la deuxième moitié du 20ème siècle, embarqué dans des intrigues politiques qui le dépassent. J’ai été vivement séduit par les premiers chapitres, gouailleurs en diable, d’une noirceur revigorante. Puis, comme d’habitude, je me suis désintéressé des ramifications de l’intrigue, pourtant peu complexe, et j’ai poursuivi ma lecture d’un œil distrait qui m’a retenu de bien comprendre.

Même effet avec La vie est dégueulasse de Léo Malet.

Simenon est bien l’un des rares auteurs du genre dont j’arrive à lire ses livres, mais c’est parce qu’ils sont courts, qu’ils vont à l’essentiel et qu’ils relèvent davantage de l’étude de mœurs.

Dernière découverte en date dans le domaine, l’étonnant Les vrais durs ne dansent pas de Norman Mailer (parodie de polar), un auteur que je n’avais encore jamais lu et qui m’a enthousiasmé pendant les trois cents premières pages. En général, je fuis les livres qui se présentent comme des polars comiques, les pires dans le genre des livres aux intrigues alambiquées, sans grand intérêt. Mais la puissance narrative, ici, emporte la mise – on dirait du Philip Roth sans prétention métaphysique, ni volonté de peindre l’Amérique dans ses pires obsessions. Le pitch (un écrivain alcoolique, dans une petite ville de la côte Est, se réveille un lendemain de cuite en découvrant dans son jardin la tête d’une femme) laissait augurer du pire, mais il annonçait en fait un roman au style souvent brillant, à la noirceur réjouissante.

Dans ce livre, Norman Mailer fait preuve d’un talent ébouriffant dans trois exercices de style :

- La peinture d’atmosphère, de lieux hantés par une histoire complexe : « Une bonne moitié de nos poutres, chambranles, seuils et linteaux, et jusqu’à notre charpente, était ainsi venue en bac voilà plus d’un siècle, et faisait donc de nous, très matériellement, une partie intégrante d’Enferville la disparue. Quelque chose de ce Klondike de putains, de contrebandiers et de baleiniers pressés de dépenser leur paye vivait à l’intérieur de nos murs. Il y avait même eu d’innombrables brigands qui, par les nuits sans lune, construisaient de grands feux sur le rivage pour tromper les grands voiliers, qui, croyant doubler un phare, viraient trop tôt vers le port et s’échouaient sur les haus-fonds. Ce que les naufrageurs mettaient à profit pour les piller. Patty Lareine prétendait entendre encore les cris des matelots massacrés en essayant de repousser les chaloupes des maraudeurs. » (Les vrais durs ne dansent pas, page 91)

- Les scènes de sexe épique, comme dans cette description vaginale qui se veut un pastiche d’un morceau de bravoure de John Updike : « Excité, le con de Madeleine semble surgir d’entre ses fesses et la petite bouche reste rose aussi large qu’elle ouvre les cuisses, tandis que la chair extérieure de son vagin – la grande bouche – révèle une lubrification boudeuse et que le périnée (que nous appelions nique, quand j’étais gamin à Long Island – ni con ni cul, ha ha) est une plantation luisante. On ne sait plus s’il faut la manger, la dévorer, la révérer ou s’y planter. J’avais l’habitude de lui dire dans un souffle : « Ne bouge pas, ne bouge pas, je te tuerai, je suis sur le point de jouir. » Oh, les bruits innombrables qu’elle faisait en réponse. » (page 203)

- Et, point fort de Mailer, la comparaison grotesque : « Son visage exprimait quelque chose de la frayeur muette que doit ressentir un mur de pierre sur le point d’être abattu. » (page 461)

Las, Norman Mailer ne déroge pas à la règle, et les cent cinquante dernières pages de son roman sont épuisantes de vains rebondissements et d’explications sans fin… Malédiction du genre ?

vendredi 11 mai 2012

Ville culturelle, Deauville

1) Office du tourisme de Deauville, tout en faux marbre et colonnes blanches. Un couple d'âge mûr - déjà bien avancé dans la retraite - entre avec éclat : "Dites, vous savez où nous pourrions trouver des sous-vêtements ? C'est urgent ! Enfin, des sous-vêtements normaux, quoi... Je veux dire, pas trop chers..."

2) Dans ce même office du tourisme, je demande à la personne de l'accueil où je pourrais trouver une librairie. "Alors il y en a deux est la plus grande ? - Oh, vous savez, moi je ne vais pas en librairie." J'ai beaucoup aimé cette expression, "en librairie", dite sur un ton précieux, vaguement écoeuré.

3) Je commande un café au Normandy - je n'ai pas trouvé grand-chose à faire à Deauville en ce samedi pluvieux. je dis merci quand on me sert le café, merci quand on me sert un verre d'eau... "Si vous me dîtes merci chaque fois que je vous sers quelque chose, on ne va pas s'en sortir !" Il reste en effet un pot à sucres, un petit plat à biscuits... Sans parler de la note, présentée dans un timbale argentée, et que je n'ai pas d'empressement particulier à connaître.

lundi 7 mai 2012

Entretien express avec Carole Zalberg



Suzan, américaine, se rend à l’enterrement d’une femme que son père a aimée lors de la libération de Paris. Deux voix se mêlent alors pour déployer l’histoire de deux familles juives essaimant à partir de la Pologne vers la France, les Etats-Unis, l’Afrique du Sud en fonction des terribles aléas politiques du 20ème siècle.

Ce beau roman de Carole Zalberg, A défaut d’Amérique (Actes Sud, 2012), construit par courts chapitres comme autant de monologues à la fois précisément romanesques et lyriques, offre d’émouvantes scènes de famille et de puissants croquis de ressentis politiques, comme dans cet extrait du dernier chapitre, lorsque Suzan évoque son rapport à Israël – pays dans lequel elle choisira finalement de ne pas aller vivre :

« Elle entretient avec Israël un rapport ambigu, douloureux, même, a toujours évité d’en discuter y compris, dans la mesure du possible, avec ses parents. Elle a souvent envié leurs convictions, cette position solide des persécutés qui consiste à s’estimer dans son droit, à justifier, du coup, tous les moyens, et de bonne foi. Il lui est arrivé de leur demander pourquoi ils n’avaient jamais souhaité émigrer vers cette terre qu’ils considéraient comme leur. Leur intérêt ? Ici, c’est Israël sans les guerres, plaisantait son père. Ce qui, au fond, choquait Suzan, la mettait mal à l’aise. Elle trouvait vaguement malhonnête de défendre, au nom d’un peuple auquel on dit appartenir, la nécessité et la légitimité d’un pays où on n’a pas le cran d’aller vivre. Alors elle se taisait. Et pourtant le lien est là, qui se réveille dès qu’il est question de l’Etat juif dans les médias ou les conversations. Tout ce qu’elle éprouve à ce sujet, fierté, honte, découragement ou colère forme un brouet indigeste, une vase au fond de sa conscience. » (A défaut d’Amérique, page 209)

Trois questions rapides à l’auteur :

Quelle est la part biographique, la part fantasmée dans l'histoire de ces quelques familles ?

Disons que je suis partie de la part totalement fantasmée, inventée, bâtie, pour arriver, assez naturellement à la part plus autobiographique. C’est comme si l’écriture d’“A défaut d’Amérique” m’avait irrésistiblement entraînée sur les traces de ma propre histoire familiale. Par ailleurs, il y a un certain nombre de femmes marquantes dans mon entourage ou ma lignée et je crois qu’elles imprègnent, parfois à mon insu, mon imaginaire.

Quels sont les écrivains auxquels tu as éventuellement pensé en écrivant ce roman ?

Aucun en particulier. Jamais, en écrivant, en fait. Mais bien sûr je suis forgée, en tant que personne et en tant qu’écrivain, par mes lectures. Et comme celles-ci sont très éclectiques, il est difficile de déterminer quel écrivain en particulier influence quel texte. “A défaut d’Amérique” penche sans doute plus du côté de mes lectures sud-américaines, américaines ou russes que françaises. Et encore, c’est vrai pour le côté fresque, pour l’onirisme et un certain lyrisme assumé, mais pas pour la phrase qu’à aucun moment je n’ai voulu lâcher au profit du récit.

Que peux-tu me dire sur la structure particulière du roman, fondée sur une série de courts chapitres ?

Cette construction s’est imposée très vite. Le roman s’est vraiment écrit comme ça, dans cette succession de chapitres brefs, oui, qui étaient pour moi comme des marches. Chaque chapitre enclenchait en quelque sorte le suivant et ainsi jusqu’au bout, jusqu’à l’apaisement et l’horizontalité finale.

Merci Carole !

jeudi 3 mai 2012

On a de l'humour, à Trouville-sur-Mer



1) Au musée de Trouville, le rez-de-chaussée est consacré à l’exposition de photos de femmes nues « métamorphosées » (c’est le terme approprié) par la superposition de motifs tirés d’un tableau de Dali. Au premier étage, exposition d’objets religieux ayant appartenu aux paroisses locales. Une succession de trois cadres présente des peintures sur bois, à l’exception du troisième où l’on ne voit qu’un fond de carton blanc. Un titre est précisé, puis : « Œuvre disparue ».

2) Au zinc d’un bistrot de Trouville, conversation très animée à propos de la présidentielle : « Ici, Sarko a fait plus de cinquante pour cent… Elu dès le premier tour ! – Regarde la photo d’Hollande en une, là. Il est pas beau ? – Arrête, ça va me donner des boutons ! – Il a pas de tics, lui, au moins. – Ouais, mais il est tellement plus con. – Allez, te fais pas du mal pour rien. Va plutôt voir le festival de cerfs-volants sur la plage, ça commence aujourd’hui. – Eh, Bebert, tu sais ce qu’il dit ? Il dit que t’as le « cerveau lent » ! – Ah ah, très drôle. »

3) Devant un étal de poissonnier, sur le marché de Trouville. « Du poisson, Madame ? – Oh non, mon mari n’est pas là, c’est lui qui est en charge du poisson. – Si Monsieur n’est pas là, je suis disponible, moi. – Ah ah ! Qu’est-ce que je ferais de deux maris, moi ? J’ai déjà suffisamment de galères avec un. » La poissonnière intervient : « J’ai le même problème, Madame… »

lundi 30 avril 2012

Comment réduire sa vie en chiffres ?



Jolie conférence, mardi dernier, sur le thème des Journaux d’écrivains (organisée par la joyeuse équipe des « rendez-vous littéraires », Ariane Charton et Lauren Malka) : Michel Braud, notamment, y a évoqué le journal de Benjamin Constant, un journal que j’aime beaucoup par le contraste entre ses premières pages, amples et romantiques (quoi que très cruelles avec les femmes) et les dernières, se réduisant à des séries de chiffres : Constant avait dressé la liste d’une petite vingtaine de choses revenant constamment dans sa vie (le travail, l’envie de renouer ou de rompre avec telle personne, les soucis de tel ordre…) et il se contentait, lassé par les confidences littéraires, de noter chaque jour les chiffres correspondant à ce qu’il faisait.

Ce système m’a toujours fait rire. J’aime beaucoup ce mélange de désinvolture et de cynisme (légèrement désespéré).

Il faut dire que je ne suis pas loin d’être aussi fou – je vais même plus loin que Constant dans la folie maniaque et l’amour des statistiques : depuis deux ou trois ans maintenant, j’ai pris l’habitude de noter rapidement ce que je fais chaque jour, tout en précisant le nombre de pages écrites. Je fais un bilan chaque semaine, chaque mois, chaque année, poussant la perversité chiffrée jusqu’à mettre une note (de une à cinq étoiles) mesurant chaque mois mon degré de bonheur. Puis j’établis une moyenne mensuelle par année – ainsi qu’une moyenne du nombre de pages écrites.

Réfléchissant au sens de cette démarche, je pense qu’elle me permet à la fois d’apaiser le sentiment d’une vie qui s’écoule sans qu’on en retienne rien, et de m’obliger d’une certaine manière à être heureux. Cette décision de parvenir à toujours plus de sérénité s’est faite en moi il y a quelques années maintenant. Cela peut paraître mesquin, dérisoire, pathologique, cela ne m’aide pas moins à peaufiner comme un petit art du bonheur quotidien – ce qui n’a rien de superflu quand on s’est intéressé bien trop tard, comme moi, au simple fait de bien vivre.

vendredi 27 avril 2012

Comment parler à un automate ? / Automate, un métier dangereux



Un type vaseux (Alcoolisé ? Sous shit ?), trentaine un peu lourde, t-shirt informe et jean sale, s’approche d’un homme qui joue les automates, dans une rue piétonne près des Halles : ce dernier porte un costume cartonné, un masque et un chapeau, l’ensemble entièrement doré. Quand on glisse une pièce dans le tronc placé devant lui, il s’agite et tend la main vers le généreux donateur avec force sifflements et bruits festifs.

Le type vaseux titube dans sa direction, glisse un petit bout de papier dans le tronc et attend que l’automate s’anime. Mais ce dernier refuse, sans doute parce qu’il estime qu’un bout de papier ne vaut pas une pièce. Alors le type s’agace, se met en colère : « Vas-y, bouge ! » L’autre lui demande de circuler, le type bombe le torse, prononce quelques phrases agressives.

Alors l’automate, petit homme trapu, descend de son piédestal, soupire, retire son masque et son chapeau. Il fait deux têtes de moins que l’agresseur, paraît à la fois fébrile et contrarié, et demande au type de partir. On voit bien qu’il a peur de recevoir un coup de poing. Quelques passants s’arrêtent, observant le spectacle, mais personne ne s’interpose – moi-même je suis médusé par la scène, prêt cependant à intervenir si les coups fusent.

Le type vaseux finit par s’éloigner, non sans proférer des insultes : « Bande de bâtards, fils de pute ! Je vais tous vous saigner, bande de chiens ! » L’automate est nerveux, n’a plus le cœur à remettre son masque d’or. Il range ses affaires dans le piédestal de faux marbre qui se révèle être un savant coffre avec maintes affaires. Je pensais que l’altercation lui vaudrait des témoignages de soutien, quelques menue monnaie supplémentaire, mais tout le monde a déjà repris son chemin. Je dépose une petite pièce.

lundi 23 avril 2012

Les parentés d'écrivains



De même que les points communs entre les œuvres de Duras et de Bataille m’ont récemment frappé (intuition confirmée par la lecture du petit livre de Maurice Blanchot, La communauté inavouable, qui fait le lien entre les deux œuvres), de même je me laisse surprendre par la ressemblance des styles de Colette et de Morand – chez ces deux derniers je retrouve un même goût pour la formule écrite et sensuelle, pour une littérature de croquis et de notations brèves, pour le portrait précis et cruel, pour les digressions amoureuses.

Une différence notable près, cependant : Colette prête une attention gourmande aux choses de la nature, qu’elle décrit avec des mots précis, qu’elle sensualise et poétise au point de nouer avec elle de véritables rapports amoureux. Morand me semble relativement indifférent, lui, aux paysages, aux plantes, aux animaux.

Dans L’Europe galante (Morand), recueil de souvenirs et de nouvelles placées sous le signe des relations mondaines et des rapports de séduction, on lit par exemple cette belle tirade dite par une lesbienne prestigieuse de l’entre-deux-guerres, tirade que n’aurait pas sans doute pas renié la Colette du Pur et l’impur :

« Jamais vous ne reverrez des vies comme la mienne. Je suis une mer fameuse en naufrages : passion, folie, drames, tout y est, mais tout est caché. Les grandes époques ce sont celles où l’argent, les plaisirs, la connaissance des belles et bonnes choses, tout est caché. Fréféric Loliée a bien écrit de moi que j’avais « la gorge libre de tout frein ». Qu’en savait-il ? Au monde nos épaules tombantes, nos bras ronds, nos traits d’esprit, mais le reste ne lui appartenait pas. Aujourd’hui, c’est le bolchevisme des mœurs, le communisme de la peau. C’est pour cela qu’il n’y a plus – comme c’était frappant ce soir – de grandes beautés. Vous êtes à Paris des milliers de petites poules fardées qui se ressemblent toutes. Où sont mes belles amies, la princesse de Sélimonte, et Sophie de Canivet, et la comtesse de Saint-Prune, drapée dans le sombre velours des toiles de Cabanel ? »

Dans la merveilleuse Maison de Claudine, que je découvre en ce moment et que je place d’ores-et-déjà parmi les trois ou quatre bijoux de Colette, on peut lire ce genre de passages inimitables, saturé de sensations, de notations presque savantes à force de précision, de tendresse pour le monde vivant – une tendresse relativement absente de ce que je l’ai lu de Morand :

« Il y a des jours où la boucherie de Léonore, ses couteaux, sa hachette, ses poumons de bœuf gonflés que le courant d’air irise et balance, roses comme la pulpe du bégonia, me plaisent pour moi un ruban de lard salé qu’elle me tend, transparent, du bout de ses doigts froids. Dans le jardin de la boucherie, Marie Tricotet, qui est pourtant née le même jour que moi, s’amuse encore à percer d’une épingle des vessies de porc ou de veau non vidées, qu’elle presse sous le pied « pour faire jet d’eau ». »

La prose de Colette flirte vraiment avec la poésie, et c’est son œuvre qui me donne chaque fois envie de me plonger dans des recueils de poèmes d’autres auteurs – ma culture dans ce domaine est encore très limitée, et je n’ai lu qu’un faible nombre de recueils en entier – Baudelaire, Rimbaud, Hugo, Saint-John Perse, quelques autres…

mercredi 18 avril 2012

La politique, cette nouvelle pornographie



L’Enfer, dans ma bibliothèque, n’est plus constitué de volumes érotiques – bien que ce rayon-là commence à contenir des choses intéressantes… – mais bien de ces livres d’auteurs que j’appelle les « infréquentables » (Barrès, Maurras…) et que je n’expose qu’avec une certaine gêne : la véritable pornographie, aujourd’hui, n’est-elle pas devenue la politique, ou plutôt l’expression de certaines idées politiques ?

La sexualité n’offusque à peu près plus personne. En revanche, les indignations fleurissent quand il s’agit de discours sur les cultures, sur les races, sur certaines visions de la société. Taisez ces opinions (souvent anciennes) que l’on ne saurait voir… On rougit maintenant des idées plutôt que des pulsions, on cache les expressions de haines plutôt que les manifestations d’amour.

Cette évolution-là n’a rien d’étonnant, au fond – on décriminalise la sexualité à mesure que l’emprise religieuse faiblit, on criminalise (à juste titre) les opinions qu’on estime avoir causé d’irrémédiables dégâts. Elle n’en reste pas moins spectaculaire, et je m’amuse de constater qu’on baisse aujourd’hui la voix quand on cite tel écrivain sulfureux, de la même manière qu’on se couvrait la bouche en disant verge ou con.

Y aurait-il une excitation propre au champ politique ? Les deux excitations communiquent-elles si facilement ? Je me souviens des Bienveillantes, cet incroyable roman dont le mélange troublant d’extrême violence nazie et de sexualité débridée avait en partie expliqué le triomphe. Certains reprochaient à l’auteur d’avoir « empilé » sans cohérence les caractéristiques du personnage : nazi, pervers sexuel, homosexuel porté sur l’inceste… Mais toutes ces choses n’étaient-elles pas liées par un même sentiment de tension sexuelle ?

Bataille associait l’érotisme à la notion d’interdit.
Genet bandait pour les petites frappes et les condamnés.
Criminaliser les opinions, c’est les rendre excitantes… Et c’est un effet inattendu, mais mécanique, des tabous jetés sur certaines conceptions politiques ou sociétales (comme beaucoup le disent par exemple aujourd’hui à propos du racisme : « ce n’est pas une opinion, c’est un délit ! ») : les bibliothèques se réorganisent et ménagent quelques surprenants paradoxes…