La littérature sous caféine


lundi 15 janvier 2024

Les taquins

La famille des romanciers taquins s’agrandit, taclant notre époque et ses dérives woke, mais pas seulement : sa mélancolie s’explique aussi par la déception que lui inspirent les milieux conservateurs et réactionnaires. C’est que la modernité est passée par là, et sa force corrodante. L’ironie tient lieu de morale. On dirait le goguenard Flaubert perdu chez Houellebecq.

Après Patrice Jean revenu de tout, Bruno Lafourcade corrosif sur l’Education nationale, Marin de Viry cinglant sur le tourisme et l’entreprise, Abel Quentin lucide sur la cancel culture, voici Fabrice Châtelain s’attaquant dans son deuxième roman, « Le mâle du siècle » (Intervalles, 2023) aux modes virilistes et à ceux qui s’en alarment. Les scènes de satire s’enchaînent avec efficacité, personne n’en sort indemne, surtout pas le pauvre héros, peinant par exemple à se faire ici une opinion sur la grande distribution :

« Son honnêteté intellectuelle prenant le dessus, il considéra qu’il valait tout de même mieux avoir le choix entre deux cent soixante biscuits chocolatés s’étalant sur des rayons interminables dans un hypermarché bondé que de se retrouver dans l’impossibilité de se procurer une bouteille de lait dans une épicerie, même si celle-ci était tenue par un type avec qui on pouvait parler de la pluie et du beau temps. »

mardi 9 janvier 2024

Débat chaud



Social-démocrate bon teint, mâtiné d'anarchiste (de droite ? de gauche ?), je me suis retrouvé cerné par les mélenchonistes sur le plateau de Paroles d'honneur - en coulisses, Houria Bouteldja. Je venais par ailleurs débattre d'un sujet controversé à droite comme à gauche, mal accepté, mal compris, mal assumé - la pauvreté blanche. Que je le veuille ou non, je représentais cette part de l'électorat qui peine à trouver sa place et qui s'attire tant d'animosité. La deuxième heure, je me suis tendu : on me faisait savoir que les participants du tchat s'énervaient contre moi. Heureusement, l'accueil sur le plateau est resté chaleureux. Mon voisin de gauche, Samir, m'a presque pris dans ses bras pour m'aider à passer ce mauvais moment. Tout d'un coup, j'ai mieux compris l'expression de "Blanc fragile". Et j'ai finalement apprécié de croiser la route de gens qui connaissent le prix de cette sorte de solidarité minimale, humaine, instinctive, entre citoyens parfois séparés par leurs idées mais soucieux de pouvoir en discuter et en rire.

lundi 8 janvier 2024

Milady, symétrique de Monte Cristo

A ma relecture des « Trois Mousquetaires », j’ai été déçu par la description du siège de La Rochelle. En revanche, j’ai été sidéré par le personnage de Milady, qui me paraît la figure inversée de Monte Cristo : elle n’est plus le génie du bien mais le génie du mal, consumée par une envie d’en découdre qui lui insuffle des moyens extraordinaires. Comme le Comte, elle est emprisonnée. Comme le Comte, elle s’en sort par des moyens sophistiqués qui confèrent aux chapitres en question, clou de la deuxième moitié du roman, une intensité particulière.

C’est dire comme j’attends avec impatience la sortie du deuxième volet au cinéma. Rendra-t-il vraiment justice à ces chapitres ? Sans parler de la mort de Milady elle-même… Moment bref mais marquant la clôture d’une belle montée de tension.

Quoi qu’il en soit, je suis heureux que vive le leg d’Alexandre Dumas. Je viens d’ailleurs de visiter sa maison d’enfance à deux pas de la Cité internationale de la langue française. Pas de trace de Milady dans cette modeste demeure, mais de beaux cartons sur les trois Alexandre de la famille, figures aussi romanesques que les personnages issus de leur infernale imagination

Villers-Cotterêts

Il paraît que l’Académie française a boudé l’inauguration de la très belle Cité internationale de la langue française, au prétexte qu’elle n’aurait pas été consultée… Les uns critiquent le projet pour son conservatisme, les autres pour son habillage politiquement correct – les cartons regorgent de « métissage », « langue-monde » et autres hybridations. Il est vrai que la question de la langue est plus politique qu’on ne l’imagine. Comment la dater ? Comment la faire évoluer sans la faire disparaître ? A l’arrivée, je suis heureux de découvrir une exposition de caractère et dans un sublime écrin d’architecture – je me représente mieux le Valois, cette région mythique pour la littérature, patrie d’Alexandre Dumas, lieu de rêve pour le tendre Nerval…

Expérience avortée...

Je m’étais dit qu’il pouvait être intéressant de faire lire à mes étudiants quelques pages du roman de Nicolas Mathieu, « Connemara ». Comment réagiraient-ils à cette satire de l’audit ? Ils se préparent à entrer en entreprise mais n’en connaissent rien. Je les avais mis en garde : le chapitre leur donnerait une vision concrète mais pourrait les accabler.

Leurs réactions n’ont pas été probantes. Ils ont trouvé la peinture un peu triste, et n’ont pas pris la peine de lire ce que nous n’avions pas eu le temps de découvrir en classe. L’ironie, c’est qu’ils se sont ainsi comportés comme le romancier le reproche aux cadres sup, c’est-à-dire en se faisant une religion de l’efficacité. A quelques mois des concours, pourquoi perdre son temps à lire un roman ? Il y aurait cependant mauvaise grâce à le leur reprocher… Après tout, le professeur de prépa les initie par avance à la mécanique de l’utilitarisme. Est-il vraiment de son devoir de leur proposer des exercices d’ironie ?

samedi 30 décembre 2023

L'ange du bizarre

André Breton se serait régalé à parcourir les allées du Frissons Festival, à Reims. Dans ce haut lieu du bizarre, il y a cent candidats pour une future édition de l’« Anthologie de l’humour noir », cent figures attachantes et folles, souvent cabossées, toujours riantes sous la cape d’épouvante, prêtes à titiller les confins de l’existence.

Ici, sous ses airs patelins, l’un des maîtres de l’horreur à la française, Brice Tarvel alias François Sarkel, auteur par exemple d’un titre phare de la collection « Gore » éditée par Fleuve Noir dans les années 80, « La chair sous les ongles ». La dédicace m’a fait rire : « Pour Aymeric, ces quelques recettes de cuisine… » Breton avait raison, les rires profonds s’accommodent des pulsions de révolte.

Panache

J'aime tout ce qui fait vivre l'âge d'or de l'imaginaire français. Verne, Dumas, Leroux... Fantômas, Lupin, Musidora... Toute une constellation de fantômes, de mystères, de vaisseaux, d'aventures... Un monde entier d'amusement et d'intensité que la bd franco -belge a su renouveler et qui s'agite encore aujourd'hui, par exemple avec la nouvelle adaptation des "Trois Mousquetaires". Non, la France n'est pas le seul pays des valeurs et de l'amour. Elle est aussi celui du rêve et du panache ! Du moins, elle l'a été jusqu'à ce qu'une certaine morosité gagne à peu près tout.

Alors, toute tentative de résurrection, mieux, toute énergie créative dans cette veine-là me réjouit. C'est dire comme la publication de "La vie secrète de Sarah Bernhardt" m'enthousiasme. Un format de feuilleton pour une fiction rondement menée, précisément ancrée dans le coeur incandescent du merveilleux français. La jeune actrice aux prises avec des spectres, des nonnes vengeresses, des intrigues échevelées, joliment croquée par Gilles Verdiani et mise en image par le malicieux Franck Biancarelli, aux éditions Musidora. Longue vie à cette jeune héroïne de 150 ans !

Temps

Il y a dix ans, Mathieu Simonet m'avait suggéré l'idée suivante : proposer aux élèves du lycée dans lequel j'exerçais d'enterrer des messages dans une boîte, et de prévoir la redécouverte de cette boîte une décennie plus tard. J'avais trouvé l'idée belle. Mais lorsque j'avais eu le malheur d'en parler à mes collègues et à l'administration, on m'avait opposé de l'indifférence et même de la consternation.

Dix ans plus tard, à la date donc où le déterrement (?) aurait pu avoir lieu, j'ai le plaisir d'écouter Mathieu lire en musique des extraits de son dernier livre, "La fin des nuages", sur la scène de la Maison de la poésie. Je retrouve intactes sa délicatesse, sa précision, son originalité, et je me dis qu'il est peut-être temps que je relance le projet de ces boîtes, dans mes nouveaux établissements, d'autant que me taraude l'idée que les années défilent...