Après le professeur woke de Lafourcade, l’aristocrate dépressif de Houellebecq, le salarié de la Poste hédoniste de Patrice Jean, voici l’entrepreneur aux dents longues et propre sur lui de Solange Bied-Charreton, dans son excellent roman « Les Visages pâles » (Stock, 2016). Décidément, pour les romanciers français, les Aymeric sont ridicules, pathétiques ou méprisables !
Ici, le bonhomme incarne l’entrepreneur plein de bonne volonté, acquis au libéralisme et condescendant vis-à-vis de tous ceux qui ne partagent pas son credo. Désarmant de bonne foi, il contribue malgré lui à désagréger une famille bordelaise en séduisant l’une des filles d’un homme ayant hérité d’une entreprise en difficulté. Faut-il vendre la maison familiale ? Faut-il solder les comptes d’une aventure industrielle qui a fait la fierté des générations précédentes, mais qui réclame du courage et de l’abnégation ?
L’auteure pose ici des questions graves, des questions d’importance, rarement traitées par le roman contemporain – celle des héritages, celle des valeurs, celle de la continuité historique et familiale, souvent balayées par une époque qui raisonne en termes d’aisance et de fluidité. Une critique du libéralisme du point de vue de la droite, en somme, ce que Houellebecq était à peu près seul à faire en romancier.
« [Hortense] avait connu Aymeric Ledoux au sein du dispositif ESSEC Centures – incubateur étudiant. Ici, les futurs fondateurs de projets ont tous des ADN d’entrepreneurs : évoluant dans la communauté ESSEC et son écosystème particulièrement porteur, ils apprennent à transformer leur business plan en entreprise innovante, à fort potentiel de croissance. Ainsi le fonds d’amorçage ESSEC Ventures avait-il investi dans le projet Clean and Co, Hortense et Aymeric s’étaient-ils surpassés pour atteindre leur but. Hubert était très fier de sa réussite. Cette envie d’entreprendre, cette ouverture à l’autre, cette envie de transaction, d’effacer les frontières, rendaient inintelligibles, à leurs yeux, les résultats du scrutin présidentiel du 21 avril 2002 et le NON de 2005 au traité européen. Leur acerbe critique des Français trop frileux, des fachos et des communistes. » (Livre de Poche, p 323).
Je me prends de sympathie pour Nerval, dont j'aime la tendresse et la disposition pour l’errance. On connaît sa fin tragique, son œuvre pourrait être rongée par l'angoisse. Mais c'est le rêve qui domine, et le parfum de surréalisme. Il existe ainsi des compagnons qui surgissent de passés que nous n'avons pas connus.
« Et maintenant, plongeons-nous plus profondément encore dans les cercles inextricables de l’enfer parisien. Mon ami m’a promis de me faire passer la nuit à Pantin. » (Nuits d’Octobre, « Le café des aveugles »)
La lecture des « Misérables » m'aura donc accompagné toute l'année 2022. Au moment de quitter Jean Valjean, je me dis que Victor Hugo nous a proposé quelque chose comme le premier super-héros français, certes fait de chair et d’os, mais tellement fort et noble qu'il défie les lois de la physique et de l'entendement. Pas une scène où Jean ne traverse de dilemme surhumain, ni d'épreuve mortelle. Le suicide de Javert (le plus beau suicide en littérature avec celui de Martin Eden) dit quelque chose de cette dimension : le champion de l'intelligence et de la loi s'est littéralement brisé contre le rempart inouï de Valjean.
« Jean Valjean le déconcertait. Tous les axiomes qui avaient été les points d’appui de toute sa vie s’écroulaient devant cet homme. La générosité de Jean Valjean envers lui Javert l’accablait. D’autres faits, qu’il se rappelait et qu’il avait autrefois traités de mensonges et de folies, lui revenaient maintenant comme des réalités. M. Madeleine reparaissait derrière Jean Valjean, et les deux figures se superposaient de façon à n’en plus faire qu’une, qui était vénérable. Javert sentait que quelque chose d’horrible pénétrait dans son âme, l’administration pour un forçat. Le respect d’un galérien, est-ce que c’est possible ? Il en frémissait, et ne pouvait s’y soustraire. Il avait beau se débattre, il était réduit à confesser dans son for intérieur la sublimité de ce misérable. Cela était odieux. » (Les Misérables, éd. de la Pléiade, p 1346).
La première saison des « Contes noirs du Paris moderne » s’est attirée plusieurs milliers d’auditeurs sur les différentes plateformes de podcasts… Difficile de résister au plaisir de proposer une deuxième saison ! Voici le premier épisode, sur une série de 6 : « Comment rater son bac »…
Dans « La Grande Librairie », Alice Zeniter reproche de manière assez drôle à Kerouac d’égrener les faits sans leur donner de corps. « Dean Moriarty m’ennuie, c’est un beauf, c’est un des types les plus sexistes que je connaisse, c’est un personnage qui n’a aucune profondeur… »
Pour ma part, je suis toujours ému par la lecture de Kerouac. Je vois cet homme s’agiter pour trouver un sens à sa vie, sans vraiment y parvenir – sauf par le biais de visions d’inspiration bouddhiste ou chrétienne, souvent désespérées. Le livre qu’il consacre à son frère simple d’esprit, mort prématurément, « Visions de Gérard », relève de la prière. On comprend tout ce que sa quête de joie doit à la stupeur devant un ciel trop vide. Ce sont des faits d’autant plus émouvants qu’ils sont précisément des faits purs, des faits accablants.
« La seule raison pour laquelle j’aie jamais écrit, j’ai repris mon souffle pour mordre en vain avec le style, ce grand aiguillon au crayon utilisable et indéfendable, c’est Gérard, c’est l’idéalisme, c’est Gérard, le héros religieux – « Ecrivez en honneur de sa mort » comme on dirait écrivez pour l’amour de Dieu) – car, par sa souffrance, les oiseaux furent sauvés, et aussi les chats et les souris, et cette famille, cette pauvre famille qui pleure, et ma mère qui a perdu toutes ses dents au cours des six terribles semaines qui ont précédé la mort de Gérard. » (Folio, page 166)
Passionnants échanges au colloque "Maître d'écriture, écrivant, écrivain" de l'Université Grenoble Alpes, organisé par Nicolas Rouvière et Bénédicte Shawky-Milcent, autour du thème du professeur écrivain... Pour ma part, j'ai disserté joyeusement sur l'idéal de l'écrivain qui consiste à ne plus écrire, l'idéal du professeur qui consiste à ne plus contraindre et l'idéal de l'élève qui consiste à s'enfuir...
Du temps de ma "dèche à Paris", comme aurait dit Orwell (en l'occurrence, un simple mi-temps dans l'Education nationale), j'avais mes habitudes au Flunch de Beaubourg. J’aimais son atmosphère houellebecquienne. Aujourd'hui, je me suis embourgeoisé – un effet de la maturité, sans doute – et j’ai quitté les Flunch pour les étoilés de Champagne.
N'empêche que je retrouve avec plaisir mon Flunch préféré dans le roman de Fabrice Chatelain, « En faut de l’affiche » (Intervalles, 2022), une sacrée satire des mondes de l’art et du cinéma. Personnages grotesques, situations bien croqués, sentiment d’échec à tous les étages, chute vertigineuse à la « Valse des pantins »... Y aurait-il une nouvelle école de la comédie, française irrévérencieuse et mélancolique, dont le chef de file serait par exemple Patrice Jean ?
« Le Flunch de Beaubourg était presque vide et seul le faible tintement métallique des couverts en inox brisait par intermittence le silence morne qui régnait dans la salle de restaurant. (…) Bien que gênée par le comportement étrange de son compagnon qui attirait l’attention des autres clients médusés, Sophie n’osa pas l’interrompre. A la fin de la tirade, il se mit carrément debout pour scander :
« Et l’aigle impérial, qui, jadis, sous ta loi,
Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme,
Cuit, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme ! »
Le responsable de permanence du Flunch, qui apparemment n’avait entendu que le dernier vers, se dirigea vers leur table pour signifier à Paillard qu’il ne pouvait pas dire des choses pareilles. Les cuisines de l’établissement étaient irréprochables et faisaient l’objet de contrôles sanitaires réguliers. » (pp 97-99)
Quand je me promène dans Paris, j'ai souvent l'impression de croiser le fantôme de Breton, comme devant cet angle en rotonde dont je suis sûr qu'il l'aurait aimé, et qui pourrait très bien figurer en photo dans son Nadja. J'aime l'idée que Paris soit hanté.