La littérature sous caféine


mercredi 6 avril 2022

Lundi 28 mars au Flore







mercredi 23 mars 2022

Résumer l'existence en dix lignes

Dans « Les Misérables » et dans « anéantir », on trouve deux passages étrangement proches, deux tentatives de résumer l’existence en dix lignes. Hugo ramène tout à des questions d’ombre et de lumière, Houellebecq préfère le point de vue administratif et médical. Le plus drôle, c’est que ces hyper-condensés prennent place dans de très vastes romans.

« Toutes choses de la vie sont perpétuellement en fuite devant nous. Les obscurcissements et les clartés s’entremêlent. Après un éblouissement, une éclipse ; on regarde, on se hâte, on tend les mains pour saisir ce qui passe ; chaque événement est un tournant de la route ; et tout à coup on est vieux. On sent comme une secousse, tout est noir, on distingue une porte obscure, ce sombre cheval de la vie qui vous traînait s’arrête, et l’on voit quelqu’un de voilé et d’inconnu qui le dételle dans les ténèbres » (« Les Misérables », I, 7, 5)

« La vie humaine est constituée d’une succession de difficultés administratives et techniques, entrecoupée par des problèmes médicaux ; l’âge venant, les aspects médicaux prennent le dessus. La vie change alors de nature, et se met à ressembler à une course de haies : des examens médicaux de plus en plus fréquents et variés scrutent l’état de vos organes. Ils concluent que la situation est normale, ou du moins acceptable, jusqu’à ce que l’un d’entre eux rende un verdict différent. La vie change alors de nature une seconde fois, pour devenir un parcours plus ou moins long et douloureux vers la mort. » (« anéantir », p 272).

mercredi 16 mars 2022

Les points de rupture

A quelle profondeur ausculter la folie ? Les romanciers ont toujours maille à partir avec les dilemmes, mais ils choisissent des sujets plus ou moins douloureux, des points de bascule plus ou moins radicaux. Dans une majorité de mes romans, j’ai mis en scène la violence. Dans le dernier en date, La Viveuse, je braque mon attention vers les physiques blessés et la figure controversée de la prostituée. Immanquablement, je m’attire des réactions du type : « Mais pourquoi donc écrire là-dessus ? », à quoi je réponds : « Pourquoi pas ? », suivi de : « C’est le rôle de la littérature, après tout, de s’intéresser à ce qu’on ignore habituellement. »

Parfois, je croise d’autres romanciers qui font ce pari du thème radical traité de manière classique, c’est-à-dire avec une prose limpide et sage, et je pense par exemple à Sophie de Baere dont le dernier roman, « Les ailes collées » (JC Lattès, 2022), représente une étonnante réussite. On croit entrer dans un univers policé de sentiments romantiques et d’intrigues familiales, on tombe bientôt dans une redoutable histoire de sexualités cachées, de harcèlement et de meurtre, le tout servi par un style sonore et maîtrisé. Peut-être faut-il de la mesure et même une forme de délicatesse pour approcher les points de rupture les plus fous ?

mardi 15 mars 2022

Poutine, homme d'initiative ou pantin ?

La lecture de « Guerre et Paix » m’a accompagné tout au long de l’année 2021. Forcément, avec la guerre en Ukraine, elle prend un écho particulier. Inlassablement, Tolstoï s’y moque de Napoléon qui se croit un grand homme et que les historiens s’évertuent à dépeindre comme tel. Il n'est pourtant que le jouet de forces qui le dépassent – Tolstoï évitant d’ailleurs de nommer précisément ces forces et de proposer une théorie sur ce qui anime exactement l’Europe et la Russie.

Qu’aurait-il pensé de Poutine, maintenant que le pays agressé devient l’agresseur ? Aurait-il une nouvelle fois considéré l’homme fort du moment comme un pantin ? Se serait-il au contraire inquiété de ce qu’un despote puisse impunément faire basculer l’Histoire ? Curieux comme on aimerait entendre la voix d’un écrivain disparu voilà plus d’un siècle…

lundi 14 mars 2022

Y aurait-il une école Houellebecq ?

Si l’on devait retenir une seule dimension novatrice de l’œuvre Houellebecq (à part la fréquence des mots « bite », « chatte » et « pénible »), ce serait l’importance des digressions d’ordre sociologique, et leur caractère provoquant – une certaine nonchalance dans la manière d’asséner des propos dérangeants. Parmi les épigones, un nouveau venu me paraît être Tom Connan. Dans « Radical » (Albin Michel, 2020), il avait eu le culot de dépeindre des amours homosexuelles en milieu fasciste – le thème existe, et je pense notamment à Mishima, mais on sait combien la critique est frileuse en France et s’effraye parfois de fausses provocations. Il récidive dans « Pollution » (Albin Michel, 2022), avec un thème moins frontal (celui du « woofing », ou l’accueil d’urbains en milieu rural) mais en proposant de longues considérations, bien senties, sur de multiples aspects peu ragoûtants de notre époque : le sentiment de vacuité, la désespérante ubérisation, la bureaucratisation de la vie quotidienne, l’appauvrissement généralisé, le tout avec de petites pointes de sensations fortes comme le récit d’un viol masculin ! Disons que la littérature française trouve peut-être, avec ce genre de roman, un certain équilibre entre l’autofiction, jugée nombriliste, et l’évocation trop impersonnelle du monde extérieur.

mercredi 9 mars 2022

Rencontre et lecture autour de "La Viveuse"

Le Lundi 28 mars, à partir de 18h30 au 1er étage du Café de Flore à Paris, la comédienne Natacha Régnier lira des extraits de "La Viveuse".

Rencontre animée par Laurence Biava.

mardi 8 mars 2022

Saucissonnage de Houellebecq

J’ai disséqué, tronçonné, saucissonné, classé le dernier Houellebecq par thèmes et mots clés. Avec ces listes j’ai la sensation de l’avoir digéré. La lecture en était pourtant assez fluide, assez légère en dépit de sujets sombres.

Bilan ? C’est un roman sur la vanité de l’existence, mais si désabusé que l’art du roman lui-même en paraît affecté. Les personnages constatent en eux de l’amour, du désir, de l’indifférence, du désespoir, sans en comprendre vraiment les ressorts, et finissent par mourir sans en tirer de leçon particulière. L’humour s’est évaporé… Signe de la sagesse de l’auteur ? Je ne saurais pas répondre…

lundi 7 mars 2022

Interview sur le site Actualitté

Interview publié sur le site Actualitté :

"Le thème de l’assistance sexuelle me hante depuis de nombreuses années"

Rarement abordé, ou alors de biais, le thème de l’assistance sexuelle pour handicapé demeure tabou en France. Dans La Viveuse (éditions Léo Scheer, 2022), Aymeric Patricot traite frontalement de la question, par le truchement de la fiction. Héroïne ambigüe, insatisfaite, la jeune Anaëlle se lance dans l’aventure, aidant des infirmes à se réaliser moyennant finance…

Étienne Ruhaud : Tu aimes à traiter les sujets tabous, comme la question de la blanchité (à travers Les Petits blancs ou La Révolte des Gaulois). Comment t’est venue l’idée d’évoquer l’assistance sexuelle ?

Aymeric Patricot : C’est vrai que la plupart de mes livres abordent des questions peu traitées. Ils passent parfois pour provocateurs alors qu’ils s’attachent simplement à décrire des pans de réalité. Sans doute y a-t-il deux raisons principales à ce goût : le fait d’avoir vécu des choses qui m’ont révélé la face parfois très dure de l’existence, mais aussi une dynamique qui me paraît propre à la littérature, et à l’art en général, celle qui porte à vouloir lever des secrets.

Le thème de l’assistance sexuelle me hante depuis de nombreuses années. J’avais en tête le personnage, évoluant dans un monde intermédiaire entre le monde de la respectabilité sociale et celui des choses honteuses. Il m’a été inspiré par des gens que j’ai pu croiser, et dont j’estimais cerner la psychologie. J’ai attendu plusieurs années avant que l’histoire ne cristallise vraiment en moi, et que le thème me paraisse porté par l’époque.

Ton roman est très documenté. Peux-tu nous parler de tes recherches, de tes investigations ?

Aymeric Patricot : Pour un thème aussi sensible, il faut connaître certaines réalités, l’état des législations, la nature des débats en cours. Sinon, la crédibilité même du texte en souffrirait. Cependant, l’essentiel de mon travail a consisté à donner de l’épaisseur aux personnages. J’ai davantage cherché à cerner le tempérament d’une femme capable de vivre cette expérience que je n’ai voulu décrire précisément des pratiques. Mon livre est un roman, pas un essai. Je n’ai pas voulu que la documentation étouffe l’émotion. Je n’ai d’ailleurs pas d’expérience directe de ces choses, dans le sens où je ne suis ni handicapé, ni escort. J’ai simplement connu des gens qui sont passés par là.

Anaëlle correspond-t-elle à ta définition du « petit blanc », précisément ?

Aymeric Patricot : Je n’ai pas écrit ce roman comme un prolongement de mon livre sur les « petits Blancs » - c’est-à-dire des Blancs pauvres, qui se perçoivent comme Blancs dans un contexte de métissage. Je n’avais pas ces problématiques raciales en tête. À vrai dire, La Viveuse fait plutôt écho à Suicide girls, par le thème et le ton – le narrateur de Suicide girls faisant d’ailleurs une brève apparition dans le roman. Cependant, il est vrai que la question sociale est très présente, et qu’Anaëlle, l’héroïne du livre, est une fille de famille ouvrière, qu’elle est en recherche d’argent, et qu’elle travaille précisément dans les beaux quartiers. Elle tombe amoureuse d’un bourgeois, mais suscite la méfiance de la mère et subit parfois l’arrogance de familles aisées. De ce point de vue, on peut parler de lutte des classes. Anaëlle n’a pas de colère contre les bourgeois, mais elle perçoit les différences et sait en tirer parti. En revanche, la question raciale n’est pas présente dans le livre.

Les motivations d’Anaëlle sont-elles purement vénales ? Quel est son rapport exact aux handicapés ?

Aymeric Patricot : Elle découvre le monde du handicap en tombant amoureuse d’un jeune handicapé. Progressivement, elle développe une activité d’assistante sexuelle, mais ses motivations sont complexes. Il entre une part de vénalité, bien sûr, mais aussi de plaisir – Anaëlle est d’une sensualité plus prononcée que celle de son petit ami, au début du roman. Par ailleurs, la question de l’humanisme se pose : Anaëlle refuse peu à peu certaines choses, comprenant qu’il lui faut un prétexte humanitaire pour accepter les passes. Comme beaucoup, le spectre de la prostitution pure lui fait peur, si tant est qu’il existe une différence de nature entre les deux pratiques.

Les scènes de sexe sont crues, directes, décrites avec un implacable réalisme. Pour autant une certaine tendresse se dégage. Peut-on parler de roman sentimental ?

Aymeric Patricot : J’ai voulu les scènes de sexe explicites, mais sans complaisance. Après tout, on est proche d’une forme de médecine, et le sujet me paraissait réclamer cette crudité. Par ailleurs, il y a un plaisir littéraire me semble-t-il à oser affronter le spectacle de ces choses. Cependant, la douceur finit toujours par prendre le pas. Le roman est structuré autour d’une histoire d’amour, et même dans les scènes les plus explicites, l’enjeu reste le besoin d’affection. Dans le texte, les rapports humains se nouent toujours avec une grande part de délicatesse. La véritable recherche est bien celle de l’amour.

Pareillement, l’héroïne semble se chercher, à travers les plaisirs charnels notamment. Est-ce un roman de formation, d’apprentissage ? En effet, La Viveuse est un roman d’apprentissage. L’héroïne se lance dans une quête érotique, existentielle, amoureuse et sociale. Elle découvrira son corps, ses limites, ce qu’elle comprend de l’amour et de la société. Pendant quelques mois, l’activité d’assistante sexuelle deviendra pour elle un catalyseur d’expériences nombreuses et fortes.

Le personnage de Christian, handicapé, évoque à un moment donné Michel Houellebecq, à travers Extension du domaine de la lutte. En quoi Houellebecq t’a-t-il influencé ? Peut-on parler de roman houellebecquien, ou tout simplement de roman réaliste ?

Aymeric Patricot : Houellebecq est un modèle, évidemment, surtout pour la façon décomplexée qu’il a d’aborder les thèmes contemporains. Il n’hésite pas à aller directement à ce qui fâche, ce qui peut passer pour de la provocation. En tout cas, l’un des thèmes abordés dans Extension du domaine de la lutte était la misère affective et le fait qu’un régime politique plus abouti chercherait à résoudre cette question. Il posait déjà la question des assistants sexuels ! De même, dans son dernier roman, Anéantir, l’assistance sexuelle est évoquée.

Thème mis à part, je ne sais pas si La Viveuse est houellebecquien. Il l’est peut-être par son réalisme, sa volonté d’aborder frontalement une question sensible. Cependant je ne propose pas de digressions sociologiques comme celles qui ont fait le succès de Houellebecq, et je n’émaille pas le texte de vannes comme la plupart de ses narrateurs. Mais il y a peut-être le même genre de douceur bienveillante que dans Anéantir, le désespoir en moins – ce roman est sans doute le moins sombre que j’aie pu écrire.

Anaëlle, qui souhaite offrir les meilleurs soins à son père cancéreux, augmente ses tarifs au fil de l’intrigue. Ce désir de faire cracher le bourgeois au bassinet est-il strictement motivé par l’appât du gain ? S’agit-il d’une revanche sociale ?

Aymeric Patricot : Le roman met en scène ces différences de classes sociales, et le mépris qu’expriment parfois les couches aisées. Cependant, si Anaëlle cherche l’argent où il se trouve, elle ne se situe pas dans une perspective de revanche. Elle tombe d’ailleurs amoureuse de ce jeune bourgeois, Christian. Puisqu’elle adopte une démarche de bienveillance et de don de soi, qui peut aller de pair avec la recherche d’argent, elle ne laisse pas de place à la mesquinerie, qui ruinerait sa pratique.

Contrairement à son amie Pauline, Anaëlle semble totalement détachée de toute dimension spirituelle. Elle apparaît tour à tour comme une prostituée, ou comme une sainte faisant preuve d’abnégation. Quel est selon toi son rapport au christianisme ?

Elle-même se pose la question : elle réalise qu’elle n’a ni la foi de son amie Pauline, ni sa culture religieuse. Elle souligne le mystère de cette religion, ainsi que certaines hypocrisies chez ses pratiquants. Elle n’exprime cependant pas de mépris. Et elle perçoit la dimension spirituelle de sa propre pratique. Après tout, le don de soi, la bienveillance, le souci de l’autre la rapprochent de la philosophie chrétienne. L’érotisme lui-même s’apparente à une forme de spiritualité. Mais elle lorgnera davantage vers le zen, lors de ses éclairs de lucidité.