La littérature sous caféine


mardi 22 janvier 2019

Antigone en banlieue (Magyd Cherfi, "Ma part de Gaulois")

Quand j’étais professeur en banlieue, j’ai été frappé par la fréquence de l’Antigone d’Anouilh dans le choix des professeurs, sans doute motivé par le fait qu’ils constataient son succès auprès des élèves. De même, la pièce était souvent représentée par les troupes – amateurs ou non – qui travaillaient dans les environs. Je me l’expliquais par le fait que cette figure de jeune femme intransigeante, défendant le personnage de son frère en dépit de ses crimes, et cela contre l’autorité d’un Roi perçu comme tyrannique, représentait bien les dilemmes qui pouvaient se poser aux membres d’une communauté pris entre le respect d’une loi qu’ils n’ont pas choisie et la défense de leurs proches condamnés par cette même loi – au seul détail près que ces interprétations me semblaient faire peu de cas des raisons qu’avait précisément Créon de faire respecter l’autorité.

Je ne suis donc pas surpris de retrouver cette référence à Antigone dans le beau livre de Magyd Cherfi, « Ma part de Gaulois » (Actes sud, 2016). Dans une langue particulièrement sonore et fluide, sonnant fort et juste, le narrateur évoque l’ambivalence qui le lie à la culture française, à la fois perçue comme l’ennemie, parfois comme le sauveur – le discours devenant ici nettement plus nuancé, me semble-t-il, que dans les discours du leader de Zebda, un peu comme si la rage que réclame la musique s’apaisait dans l’espace plus feutré d’un livre.

« Depuis quelques semaines, Momo s’était donc mis en tête de préparer l’entrée au conservatoire de Toulouse, je me souviens que Samir l’avait approuvé et lui avait aussitôt conseillé de choisir Antigone (pièce politique, qu’il disait) d’Anouilh qui symbolisait la révolte des opprimés.
- Cette femme c’est un symbole de révolte, c’est nous, tu comprends, puis ça fera plaisir à Hélène, toi tu joueras le rôle de l’oppresseur, tu seras Créon et on choisira celle qui te donnera la réplique.
Momo avait tout de suite trouvé l’idée géniale d’autant qu’il avait déjà choisi sa partenaire. La pièce lui convenait : comment parler des Arabes sans qu’il n’y paraisse ? Antigone incarnait parfaitement la thématique.
- Et puis ça va plaire au jury blanc, qu’un Arabe s’attaque à un classique, disait Samir.
- Ça va faire intégré, alors que si t’interprètes Mahmoud Darwich, ça va sonner colère et pour peu qu’il y ait des juifs dans la salle, c’est mort. » (Actes sud, page 152)

mardi 15 janvier 2019

Les petits Blancs sont devenus des Gilets jaunes (1)

Comment douter qu’un grand nombre des personnages des « Petits Blancs » (Plein Jour 2013, Points Seuil 2016) ait rejoint les rangs des Gilets jaunes ? Leur colère, leur désespoir, leur envie de violence passaient inaperçus. Moi-même, je n’imaginais pas qu’elle puisse prendre un jour la forme d’une révolte à l’échelle du pays. C’est chose faite.

Fabrice, paysan (page 28 de l’édition originale) :

"L’état d’esprit de mes collègues et des jeunes qui font le choix de rester à la campagne, c’est un mélange d’enthousiasme pour la vie qu’ils mènent ou s’apprêtent à mener et de malaise, voire de rancœur, devant la place que la société leur réserve. On ne parle jamais d’eux. Vue de Paris, la campagne semble une contrée lointaine, assez pauvre, tout juste bonne à proposer des maisons de vacances. La presse n’évoque jamais les difficultés quotidiennes de ses habitants, même les plus méritants – j’en connais tellement qui travaillent comme des chiens tout en vivant du RSA. Une chose qui se dit beaucoup, c’est que les jeunes d’ici ne brûlent pas de voitures : alors, ça n’intéresse pas les milieux parisiens.

» En plus du silence, il y a l’absence de considération : la jeunesse des campagnes perçoit cruellement les clichés qui circulent à son propos. Ce ne sont pas des propos fréquents ni des insultes mais un certain nombre d’idées reçues dont ils sont les premiers conscients. Comme l’idée que les gens de la campagne ne sont pas instruits, que leur niveau culturel est bas – un cliché difficile à admettre quand on gère une ferme et qu’on maîtrise tant d’aspects techniques, tant de leviers économiques. Difficile à admettre aussi quand on connaît les excellentes moyennes de réussite au bac dans les lycées de campagne. Il faut savoir que le faible nombre de diplômés de l’enseignement supérieur, dans nos régions, est en grande partie dû à la faible offre universitaire. »

vendredi 4 janvier 2019

Disait-on "Mais tellement !" dans les 90's ?

« Leurs enfants après eux » (Nicolas Mathieu, 2018) est vraiment le meilleur Goncourt depuis 2006, année du coup de massue des « Bienveillantes » de Jonathan Littell. Il y en a pour tous les goûts : sexe, violence, sens de la formule, croquis bucoliques, beaux portraits, perspectives sociologiques, tension dramatique et cela jusqu’à un final qui a l’élégance de ne pas tomber dans le pathos ni le sanguinolent. Tout y est fort et juste : un travail que certains trouvent scolaire, mais si tous les écrivains rendaient de si bonnes copies il y aurait de quoi devenir fou.

Deux très légers doutes, cependant.

Le premier sur le titre, que je ne trouve pas très évocateur. J’ai le même doute à propos du titre du premier roman de l’auteur, « Aux animaux la guerre », dont le sens m’échappe et dont le côté précieux me surprend. Mais je dois me tromper : tout cela doit être bien pensé.

Le second à propos d’une seule réplique du livre, qui m’a semblé anachronique. Deux adolescente dialoguent et l’une d’elle répond à l’autre : « Mais tellement ! » (page 250). Le roman se passe dans les années 90, il me semble que cette phrase sonne terriblement années 2010. C’est un micro-détail, bien sûr. Mais ce sont curieusement les mots du livre qui m’ont le plus frappé – peut-être parce que j’ai vraiment cru entendre parler des gens que je connais, aujourd’hui, en 2018.