La littérature sous caféine


mercredi 12 mai 2021

Coup de coeur tardif pour Voltaire

Longtemps, je me suis fait une image dégradée de Voltaire : brillant mais inégal, auteur de petits livres parfois gâchés par le plaisir de la formule. Ma préférence allait à Rousseau, qui me touchait davantage. Je trouvais ce dernier plus sincère et ses livres, massifs et bien écrits, me paraissaient sérieux. Mais je me plonge plus attentivement dans quelques-uns des chefs-d’œuvre du patriarche de Cirey comme les Lettres anglaises ou le Dictionnaire philosophique, et je me laisse impressionner par sa puissance de travail, son esprit caustique, son humour, son art de la joie… Quelques pages suffisent à me persuader qu’il s’agit en fait d’un esprit supérieur, et j’en suis presque intimidé – un peu comme en présence de Colette, pour de tout autres raisons.

Et je ne parle même pas de l’incroyable modernité de son propos, surtout quand il s’agit de condamner le fanatisme et les superstitions – propos que condamneraient à leur tour les belles âmes très molles de notre époque, préférant au respect de l’intelligence le respect des croyances. Reviens, Voltaire, tu nous manques !

« Les théologiens commencent trop souvent par dire que Dieu est outragé quand on n’est pas de leur avis. C’est trop ressembler aux mauvais poètes qui criaient que Despréaux parlait mal du roi, parce qu’il se moquait d’eux. » (Lettres philosophiques)

mercredi 5 mai 2021

Le white trash des forêts

Je découvre l’existence d’une auteure complètement improbable, vivant dans les forêts du Maine et prônant une vie retirée, sans technologie, refusant toute soumission politique : Carolyn Chute. Elle n’est pas encore traduite mais je vais m’empresser de lire en anglais cette figure white trash que je n’avais pas encore repérée. Merci à Laurent Dubreuil qui fait le portrait rapide de cette femme surprenante dans son « Portraits de l’Amérique en jeune morte » (Léo Scheer, 2019).

jeudi 22 avril 2021

S'habituer à la prison

Cela fait longtemps que j’ai envie d’être professeur en prison – quelques semaines, quelques mois –, pour préparer certains détenus pour le bac ou simplement proposer un atelier d’écriture. Je ne sais pas au juste ce qui m’intéresse dans cette expérience. Sans doute quelque chose comme la fascination pour la chute, l’approche de cette chute et le fantasme de s’en relever.

Dans cette perspective, j’accueille les fictions se déroulant dans le monde carcéral comme un véritable travail préparatoire. C’est une atmosphère à laquelle je m’habitue. « Le miracle de la Rose », « Midnight Express », « La ligne verte »… Et maintenant, ce « Laissez-nous la nuit » (Grasset, 2020) de Pauline Clavière, à vrai dire une vraie surprise, tant ce vaste roman ménage à peu près tout de ce qu’on attend du genre : les effets de réel, les morceaux de bravoure, la dimension documentaire, la sensation de désespoir et de temps qui passe… On referme le livre en se demandant si les choses peuvent réellement se passer de cette façon – c’est le signe qu’il vous a pris dans ses griffes.

vendredi 16 avril 2021

Une année virile avec Tolstoï

Soucieux de lire l’essentiel de ce qu’on considère comme « les classiques » (que je définirais volontiers comme ces livres qui passent à la postérité), à la fois par goût et par penchant assez puéril à la collectionnite, j’ai décidé il y a quelques temps déjà de lire chaque année un « gros pavé classique », et d’échelonner la lecture sur plusieurs mois pour être sûr de ne rien en rater.

Il y a deux ans, j’ai plongé dans les antres de l’enfer avec Dante. L’année dernière j’ai poursuivi Moby Dick sur toutes les mers du monde. Cette année, je pars en campagne contre Napoléon avec Tolstoï et son « Guerre et Paix ». Nul doute, connaissant l’effet que m’a toujours fait la littérature russe du 19ème, que je pars là pour une équipée virile et marquante.

mardi 13 avril 2021

Misogyne, Roth ?

J’ai souvent entendu dire que Philip Roth était misogyne, et que ce défaut lui avait coûté le Prix Nobel. Curieusement, je n’avais jamais senti cette chose-là chez lui. Découvrant un peu tardivement son « Professeur de désir » (1977), je me suis dit que c’était dans ce roman, qui met en scène l’un de ses alter ego en prise avec la difficulté de vivre avec une femme, que je trouverais les passages licencieux. Or, je n’ai pas décelé de page misogyne, tout juste de longs chapitres sur les affres de la vie de couple. Certains portraits au vitriol mais ne me paraissent pas viser les femmes en général.

Les détracteurs de Philip Roth lui reprochent en fait de ne peindre que des femmes antipathiques. Mais je me souviens de très beaux personnages féminins dans « Que la bête meure ». J’en arrive à me demander s’il ne suffit pas aujourd’hui de pointer du doigt les écueils des rapports hommes-femmes pour passer pour misogyne.

(Sur la photo, Roth et sa première femme)

lundi 29 mars 2021

Il n'y a pas que l'égalité dans la vie (Patrice Jean, L'homme surnuméraire)

Mince, encore un auteur dont je me promets de lire tous les livres ! Avec L’homme surnuméraire (2017), Patrice Jean signe une satire féroce des milieux intellectuels doublée du portrait mélancolique d’hommes perdus dans ce monde et malheureux dans leur couple. C’est brillant, drôle, émouvant… En prime, on a droit de la part des personnages à quelques saillies qu’Alain Finkielkraut qualifierait d’antimodernes, par exemple cette page contre la quête perpétuelle de justice sociale, certes noble, mais pathétique quand elle tourne à la monomanie.

A ce propos, j’ai d’ailleurs toujours eu l’intuition que l’exigence d’égalité portait en elle la possibilité d’une dérive névrotique. Tocqueville le dit très bien dans sa « Démocratie en Amérique ». Je l’avais moi-même, plus modestement, évoqué dans un portrait que je faisais dans « Les vies enchantées » d’un homme à la fois très engagé dans sa vie quotidienne et conscient des paradoxes de cet engagement. Car il n’y a pas que l’exigence d’égalité, dans la vie : il y a aussi la beauté, l’amour, les voyages, autant de dimensions qui peuvent se laisser étouffer si l’on songe uniquement aux combats politiques.

« Abjection des utopies, la tragédie de la condition humaine excède de toutes parts la question politique. Je méprise toute personne qui réduit la détresse à sa dimension sociale, morale, politique. Le rapport aux autres, l’organisation de la cité, n’est qu’un aspect de l’existence… Cette femme de ménage m’est proche par l’incongruité de son apparition sur terre, et dès alors, parce qu’elle doit subir l’humiliation d’exister – qu’elle ne ressent peut-être pas –, elle n’est pas ma semblable parce que nous serions tous deux exploités par une société injuste. Toute organisation des hommes entre eux, selon le point de vue auquel on se place, tourne à l’injustice, génère l’inégalité. Je ne ressens pas le métier usant que je fais plus abusif et ingrat que la pluie, l’ouragan, le babil des fâcheux. Je n’assimile pas non plus tous les systèmes les uns aux autres, ce serait commettre la même erreur que les démocrates qui égalisent tous les esprits : un système politique est d’autant plus estimable qu’il respecte les solitudes, d’autant plus haïssable qu’il consacre les rassemblements. La civilisation la plus douce protège les solitaires de la foule, promeut l’inutile comme le souverain bien. » (« L’homme surnuméraire », page 222)

mardi 23 mars 2021

Les écrivains qui misent trop sur la sensualité

Les parcours de Philip Roth et de Romain Gary se ressemblent beaucoup par le contraste entre une vie sensuelle intense et une fin crépusculaire. Les derniers romans de Roth sont hantés par la maladie, les dernières années de Gary par l’obsession de l’impuissance. On en viendrait presque à se demander s’il n’est pas risqué de trop miser sur la sensualité… A privilégier l’extase physique au détriment de soucis plus traditionnels ou simplement plus variés – mais l’écriture devrait précisément représenter ce contrepoids ! – on se condamnerait à une fin pathétique.

J’aime la page de Freud où ce dernier compare les choix pulsionnels à des investissements boursiers : la prudence consiste à ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Au fond Roth et Gary, selon Freud, auraient péché contre un certain bon sens existentiel.

mardi 16 mars 2021

Evelyne Pisier, ou l'épouvante-réalité



Par voyeurisme, j’ai prolongé ma lecture de « La familia grande » de Camille Kouchner (2021) par le roman que sa mère, Evelyne Pisier, avait publié quelques années plus tôt, bien avant les aveux de son fils violé par Olivier Duhamel. « Une question d’âge » (Stock, 2005) est un roman terrifiant sur le thème de l’adoption ratée. Rien que pour ça, le livre m’a arraché des frissons d’horreur : quelles souffrances, de part et d’autre… C’en est presque invraisemblable. Mais on décrypte aussi dans le texte le drame de l’inceste à venir. Très vite, on comprend que le roman n’est qu’une autobiographie déguisée. On se prend au jeu des indices. Alors j’ai ressenti la même chose qu’avec un roman de Stephen King : de l’épouvante, littéralement, devant les refus de voir l’évidence et le gouffre de désespoir dans lequel s’enfonce cette femme.

Au fond, le plus pathétique n’est pas son alcoolisme, ni le recours à des passe-droits, ni la violence des rapports entre enfant et parents, mais l’incompréhension du mal-être de la fille adoptive alors même que tant d’indices nous sautent aux yeux. On dirait que la narratrice s’acharne à ne pas comprendre des signes toujours plus nombreux. Et, refermant le livre, on trouve difficile de ne pas en tirer la conclusion qu’Olivier Duhamel a pu faire d’autres victimes que le fameux Victor. L’auteure devient une sorte de monstre romanesque, tout entier dans la douleur et le déni. L’épouvante-réalité, voilà ce qui pourrait définir un genre nouveau !

« Nicole Réglisse [la directrice de la DDASS] nous prend un flagrant délit d’erreur. Nous avons oublié de fournir les témoignages de bonnes mœurs. La loi exige deux témoignages écrits. Une formalité essentielle. « Mais la DDASS ne les lira pas. Compte tenu de votre « situation sociale », vous ferez dire n’importe quoi à vos amis. » La remarque n’est pas fausse, pas très aimable non plus. Elle déplaît à Thierry [le nouveau mari]. Il n’aime pas que l’on se moque ni de lui ni des lois. De plus en plus nerveux il prend Nicole Réglisse en grippe. »