Avec son autorisation, je publie ici la réaction de Denis Maillard à « La révolte des Gaulois ». Auteur d’« Une colère française » (Editions de l’Observatoire, 2019) et proche du Think Tank L’Aurore, ce dernier se réclame d’une « Gauche républicaine » dont il est intéressant de connaître le point de vue – point de vue que je partage, mais avec quelques bémols (qui sont des inquiétudes et même une forme de fatalisme, j’y reviendrai).
Il y sera brièvement question de Houria Bouteldja, de Nicolas Mathieu, de Jérôme Fourquet, de Christophe Guilluy et de Laurent Bouvet.
« Cher Aymeric,
Je viens de terminer ton livre qui m'a beaucoup enthousiasmé mais, je dois l'avouer, un peu gêné aussi sans que je ne sache si cette gêne était due au sujet que tu manies ou à ma difficulté à accepter de me confronter avec lui. Ta critique du livre de Jérôme Fourquet, par exemple, m'a pris à revers tant il me paraissait évident que celui-ci osait enfin se confronter avec des questions que personne n'aborde vraiment. Las ! tu montres qu'il omet la question principale : la question blanche !... Et sur ce point, tu le sais, tu manies de la nitroglycérine. Non sans embardée parfois, comme cette pseudo discussion du livre de Bouteldja. Sur ce point je ne sais si tu es héroïque ou inconscient (1). Son concept de "blanchité" n'a malheureusement (ou heureusement) que peu à voir avec le tien qui me semble à la fois plus sérieux, moins raciste et de ce fait plus exposé à la critique ou à la récupération politique.
Tu pars d'une question essentielle et que tu es le seul, je crois, à poser en ces termes : la célébration des minorités dites "visibles" génère nécessairement la mise en visibilité d'un groupe opposé contre lequel ces minorités sont construites : les Français de souche (à ce propos, l'Ined utilise bien le terme dans ses études pour qualifier les habitants qui ont quatre grands parents nés en France : mon cas, le tien et celui de pas mal de mes connaissances...), la population majoritaire ou, comme tu le proposes, les Blancs (puis les Gaulois, j'y reviendrai). C'est avec ce terme-concept sur lequel tu avais déjà réfléchi dans Petits blancs que tu te sais attendu au tournant. C'est pourquoi tu hésites à le racialiser, alternant l'explication sociale qu'on trouvait déjà dans Petits blancs (et que l'on trouve aussi chez Guilluy), l'explication culturelle (que tu vas, la plupart du temps, chercher aux USA sauf à citer Johnny) et l'explication ethnique. Et il faut attendre les derniers chapitres du livre pour que tu mettes un peu d'ordre dans tout cela. Avec bonheur d'ailleurs, c'est le grand intérêt de ton livre.
Pour le dire d'un mot : autant je ne suis pas convaincu par le concept de "blanc" - je ne vois pas bien ce qu'il recouvre au final -, autant le concept de Gaulois me parle assez clairement. Et me paraît pouvoir venir éclairer certains pans de la réalité, notamment en matière d'analyse des Gilets jaunes : ceux-ci ne sont pas des blancs comme tu le dis au départ, ils sont en revanche des Gaulois comme tu le proposes à la fin. Ce terme de Gaulois me parle dans ses deux dimensions : D'une part dans sa capacité descriptive de la réalité d'un peuple qui se sait avoir été ce qu'il dit être mais qui sait également ne plus ressembler tout à fait à l'image qu'il se fait de lui-même. C'est mon expérience, celui de mon enfance, celui de ma famille du côté de Lyon. Mais c'est mon expérience d'avant... D'avant ma vie parisienne justement. Mais une expérience qui me permet de reconnaître dans le soulèvement des Gilets jaunes quelque chose de mon histoire, de mon statut social d'avant. Capacité descriptive donc mais capacité politique aussi de ce concept, c'est son intérêt : qui sont les Gaulois ? Un groupe culturel majoritaire que la réalité multiculturelle ne permet plus de nommer "Français" mais qui indique pourtant le nord de la boussole identitaire.
Comme je ne suis pas un identitaire, je ferai une proposition et deux critiques :
- La proposition : Gaulois ou plus précisément le "devenir-Gaulois" c'est le destin de tous les groupes minoritaires qui s'extraient de leurs difficultés sociales et quittent la banlieue (C'est ce que montre le livre de Fourquet : l'intégration à la France marche tant bien que mal...). Évidemment qu'il y avait des Noirs et des Arabes parmi les Gilets jaunes ! Mais la plupart se fondaient dans les Gaulois... Tout bien considéré, ces notions raciales ne tiennent pas tellement quand on décide de ne pas regarder la réalité à travers elles (c'est la belle leçon que tu tires du roman "Leurs enfants après eux"). D'où ma réticence à discuter avec Bouteldja (Gilles Clavreul l'a fait ; je ne savais pas que tu t'étais prêté au jeu toi aussi).
A partir de là, mes critiques :
- la première est d'ordre esthétique : Tu parles au début du chapitre 7 des Beurs, des Black, des Juifs, des Asiatiques, des Blancs etc. Mais ces catégories ne sont pas des catégories politiques, à peine des catégories sociologiques. Elles sont en revanche des catégories marketing qui peinent à se montrer comme telles et - tu l'auras forcément remarqué - essentiellement des catégories humoristiques... Plus un humoriste qui ne parlent en dehors de ces catégories-là ; c'est d'ailleurs particulièrement pénible et peu drôle. Mais ce sont donc des catégories du sens commun, me rétorqueras-tu... Sans doute. Mais c'est pour cela que je me demande si toute ta description de la réalité n'est pas en fait plus "littéraire" que politique ou sociologique. Tu manies des sensations et des émotions, des nostalgies et des aspirations que le langage des sciences humaines peine à rendre au mieux et que la politique force à entrer dans des cases idéologiques (je vois déjà l'utilisation que Zemmour ou le RN peuvent faire de ton livre). Tu vas d'ailleurs chercher souvent dans la littérature (je pense par exemple à Nicolas Matthieu et à d'autres auteurs surtout américains) des exemples et des suggestions. J'ose une hypothèse : soucieux de l'odeur de souffre de ton sujet, tu as voulu le traiter de la manière la plus neutre possible alors que l'essai littéraire à l'américaine (ou comme Marc Weitzmann dans "Un temps pour haïr") aurait été plus adapté. Tes personnages de gilets jaunes devraient être centraux et ne sont malheureusement que prétexte... (Reçois, je te prie, cette critique pour ce qu'elle est : à la fois une hypothèse, une invitation pour un style que j'aperçois sous ta plume et un hommage au livre que j'ai lu).
- Ma seconde critique est plus classique : si le concept de Gaulois est parfaitement opérant mais surtout littéraire, il peine à être politique. Sauf à célébrer un monde et - symétriquement - à en occulter un autre. Le monde que tu prends le risque de célébrer (même si tu t'en défends), c'est celui de Ch. Taylor : les Gaulois sont d'abord ce groupe supposé majoritaire auprès duquel les minorités peuvent demander reconnaissance et réparation. Mais il est aussi ce groupe en voie de disparition (culturelle) qui, de ce fait, demande lui aussi reconnaissance. Tu ne le dis pas aussi explicitement en parlant des gilets jaunes mais c'est contenu dans ta comparaison entre révolte des ronds-points et révolte des banlieues : ce n'est qu'à la condition de se sentir minoritaires que les Gaulois pourront demander leur reconnaissance à la table des souffrances et verront leur révolte acceptée comme telle. Mais malheureusement pour eux, se révolter, c'est aussi se rendre visibles et être pris pour cible par d'autres - les minorités - qui n'existent que de se défier des supposés Gaulois majoritaires... Pauvres Gaulois qui n'existent finalement que d'être rejetés...
C'est pourquoi s'enfermer avec ces Gaulois, c'est aussi fermer la porte à un autre monde : celui du commun républicain. C'est le grand absent de ton livre même si l'on sent par plusieurs remarques que c'est ton fond culturel : certes, tu te découvres gaulois mais au fond - tu peux l'avouer -, tu es un bon républicain laïque qui pense que l'universalité de l'action de l’État permet de régler bien des problèmes identitaires... Je ne me moque pas puisque je suis un militant de ce commun républicain. Et, en militant de ce monde-là, je crois que les Gaulois représentent bien la culture majoritaire et l'horizon de l'intégration à la française.
Mais pour en arriver là, il faut poser quelques bases qui ne sont pas dans ton livre ou, du moins, pas toutes :
1/ la première exigence est de décrire précisément le moment dans lequel nous sommes et que mon ami Laurent Bouvet appelle "l'âge identitaire" : ce moment historique de dérive de l'idéologie libérale où toutes les réalités ne sont plus envisagées que sous l'angle de l'identité. Je pense que tu seras sensible à cette analyse puisque, en parlant des Beurs, par exemple, tu remarques (à la fin du livre) que cette catégorie ne sert plus tellement. Comme quoi il est possible de sortir de ces catégories ! Elles ne reflètent pas la réalité, mais juste l'idéologie du moment.
2/ Ma conviction est qu'il est donc possible de faire machine arrière ou du moins de dompter l'âge identitaire. En proposant précisément un commun national (ou républicain, s'agissant de la France) qui ne laisse pas à l'extrême droite le monopole du Gaulois. Et je crains qu'il ne s'agisse - malheureusement pour ton livre - de ne pas utiliser un tel vocabulaire en politique. De toute façon, tu laisses entendre à un moment, que ce groupe de Gaulois est forcément minoritaire.
3/ Il faut par conséquent se livrer à une critique, que tu instruis à plusieurs reprises dans ton livre : celle de l'idéologie différentialiste ou identitaire ou encore multiculturaliste. Si la France est de fait multiculturelle, elle ne peut pas l'être en droit. Il faut en finir avec cette alliance sociale et politique des bobos et des immigrés dont tu parles, cette "préférence immigré" de la gauche et de la droite urbaines. C'est, je crois, l'une des leçons intéressantes de la crise des Gilets jaunes : un autre monde existe, majoritaire culturellement et socialement. On verra qui dans l'élection présidentielle qui s'approche s'emparera du thème. Au fil du livre, ton concept de Gaulois évolue donc : d'une acception raciale puis sociale, il devient petit à petit culturel. Cela me va bien. Et c'est le grand apport de ton livre à l'analyse des Gilets jaunes : à côté des descriptions sociales et politiques, il en est une autre, plus culturelle, que tu es le seul à avoir saisie.
Un dernier mot sur un aspect de ton propos sur lequel je trouve que tu prends des pincettes un peu inutilement : l'antisémitisme supposé des gilets jaunes. Sur ce point je suis totalement d'accord avec toi. Mais je serais plus prompt : les gilets jaunes n'étaient pas antisémites pour la bonne raison que si on accepte la catégorie de Gaulois, ceux-ci ne connaissent pas ou très peu les Juifs. La France profonde contrairement à ce que l'on dit souvent n'est pas antisémite : des juifs ils n'en côtoient pas !... Ce qui, paradoxalement, les rend à la fois indifférents à la question mais aussi poreux aux théories du complot qui vont leur désigner les Juifs comme responsables de leurs malheurs. C'est aussi pourquoi, lorsqu'on parle des Gilets jaunes, est-il nécessaire de dater le propos : pour moi, les gilets jaunes sont ceux qui se sont révoltés essentiellement entre le 17 novembre 2018 et la fin de l'année 2018. Au-delà, le mouvement a muté et a été envahi par d'autres forces : ce qui fait qu'un type portant un gilet jaunes jaune peut insulter Alain Finkielkraut en janvier et lui demander de retourner en Israël... Je m’arrête là, j'ai déjà été trop long. Mais ton invitation à un dialogue sous une forme ou une autre a déjà trouvé ici une première illustration. »
(1) (ndr : dans le sens où, de manière imprudente, j’offrirais un marchepied aux Indigènes de la République)