La littérature sous caféine


mardi 29 novembre 2016

"Pourquoi tout le monde parle des petits Blancs" (Thomas Mahler, Le point, 17.11.16)

« L'Amérique les nomme hillbillies, rednecks ou white trash. Moi, je les appelle voisins, amis et famille. » Phénomène éditorial de ces derniers mois aux États-Unis, l'émouvant Hillbilly Elegy raconte l'enfance de J. D. Vance chez les « péquenots blancs » du Kentucky et de l'Ohio. Après être passé par les marines, l'auteur, aujourd'hui âgé de 31 ans, a intégré la prestigieuse université de Yale et est devenu investisseur dans la Silicon Valley. Mais, à l'image d'un Édouard Louis, ce transfuge de classe se souvient des siens et de son enfance chaotique dans une autobiographie qui est avant tout le portrait d'un « groupe en crise ». Avec empathie mais sans complaisance, J. D. Vance décrit la crise des valeurs, les addictions (alcool et drogues), la peur du déclin, le fatalisme social et la méfiance absolue envers les élites qui font de cette classe la plus pessimiste, de loin, aux États-Unis. « Bien plus de la moitié des Noirs, Latinos et Blancs ayant fait des études s'attendent à ce que leurs enfants réussissent mieux qu'eux. Mais parmi les classes populaires blanches, seuls 44 % partagent cet espoir. Encore plus surprenant, 42 % de ces Blancs pensent que leur vie est moins prospère que celles de leurs parents », écrit-il.

C'est cette Amérique, et notamment celle de la Rust Belt (une partie du nord-est des Etats-Unis) abritant les « reliques de la gloire industrielle américaine », qui aurait propulsé Trump à la Maison-Blanche, enterrant l'Amérique post-raciale de Barack Obama. Un véritable « whitelash » ou « retour de bâton blanc », selon l'expression d'un chroniqueur de CNN devenue virale. Dès le lendemain de l'élection, Hillbilly Elegy s'est à nouveau hissé en tête des ventes sur Amazon, confirmant la critique prophétique de The Economist : « Vous ne lirez pas un livre plus important cette année sur l'Amérique. » « Trump a bien cerné cet électorat, en tapant à la fois sur la classe politique et en proposant un refuge identitaire face à l'immigration », décrypte Corentin Sellin, agrégé d'histoire et auteur d'une analyse clairvoyante pour l'Ifri (Institut français des relations internationales) sur le vote de la classe ouvrière blanche. « Et en plus, Trump s'est affranchi du politiquement correct et des règles de bienséance que cette working class juge imposés par les élites. »

L'américaniste Sylvie Laurent a consacré un livre, Poor White Trash, à l'archétype de la « raclure blanche » qui traverse la littérature (William Faulkner, Harper Lee), le cinéma (John Boorman) ou la musique (Eminem) US. Elle se méfie des discours hâtifs qui veulent que les petits Blancs aient couronné Trump. « La figure du petit Blanc est un mythe, ça ne correspond pas à une réalité sociologique. Les salaires les plus faibles aux États-Unis ont majoritairement voté pour Clinton. Les supporteurs de Trump, ce sont les classes moyennes blanches qui stagnent et ont peur de la relégation. Ceux-là s'identifient à cette figure du petit Blanc, dans le sens où ils appartiennent à une culture dominante qui a l'impression qu'elle va perdre son statut de norme. » « Le groupe social-racial qui pense qu'il ne pourra plus vivre le rêve américain, c'est la classe populaire blanche, ce ne sont pas les plus pauvres qui sont afro-américains », confirme Corentin Sellin. « Ils ont une lecture mythifiée du passé et déformée du présent. Aujourd'hui, il y a certes une vraie Amérique très pauvre, white trash, comme chez les Blancs ruraux de la région minière des Appalaches. Là-bas, Trump y a fait des scores de dictateurs à plus de 80 % des voix. Sauf que ce sont des régions extrêmement peu peuplées. Ce n'est pas cette Amérique miséreuse qui a été la clé des élections, mais la classe moyenne blanche, où le discours de Trump a trouvé un écho important. Il a réussi à séduire sur une peur. Ce n'est pas forcément un déclassement vécu, mais craint pour les générations futures ».

Sous-entendus racistes

Si les États-Unis, nation d'immigration, se sont fondés sur les statistiques ethniques, le sujet a longtemps été un tabou dans une France se fantasmant en République indivisible. En 2013, c'est non sans hésitation que l'écrivain Aymeric Patricot publiait le précurseur Les Petits Blancs. Un voyage dans la France d'en bas (Plein Jour), où il partait à la rencontre de l'ouvrier d'Hénin-Beaumont, du paysan normand se sentant comme un « bouseux » quand il est de passage en ville ou des « visages pâles » en banlieue. Un livre sensible, sans caricatures, traversé par cette question : une conscience raciale se substituerait-elle à la conscience de classe ? Aymeric Patricot, de tendance sociale-démocrate, se souvient aujourd'hui de la gêne de certains médias. « Un mois après la publication, j'ai eu un entretien de deux heures avec Le Monde. La journaliste m'a dit : « Vous avez osé franchir le Rubicon. » Mais deux jours après, elle m'a rappelé pour me prévenir que la direction ne souhaitait pas en parler… À l'extrême gauche, tout est résumé par la question sociale. À l'extrême droite, tout est culturel et ethnique. Les partis modérés devraient aborder les deux questions. »

Pourquoi ce terme de « petits Blancs » ? « Hillbillies et rednecks peuvent se traduire par bouseux ou péquenots. Mais white trash n'a pas d'équivalent chez nous. Le meilleur, je pense, c'est petits Blancs, qui est plus doux. Ce qui m'a convaincu, c'est qu'il est largement utilisé en banlieue. » Prof en région parisienne pendant dix ans, Aymeric Patricot raconte avoir lui-même pris conscience de sa couleur de peau en salle de classe. « Pour paraphraser Beauvoir, on ne naît pas blanc, on le devient. Quand les Blancs représentent 95 % dans un pays, on ne se pose pas la question. Mais, en banlieue, quand vous avez seulement trois élèves blancs, on ne parle que de ça. Ce n'était d'ailleurs pas agressif, ça permettait au contraire d'apaiser les tensions. »

Depuis l'enquête d'Aymeric Patricot, l'expression a fait florès. Dans La France périphérique (Flammarion), le géographe Christophe Guilluy explique que « désormais, les politiques peuvent aussi prendre en compte une communauté qui n'existe pas, celle des petits Blancs. Officiellement, cet ensemble n'existe pas, puisque les Blancs ne sont pas une catégorie, mais les politiques sont conscients du poids électoral potentiellement majoritaire de ces catégories populaires d'origine française ou d'immigration ancienne. » Patrick Buisson ne l'a pas attendu. Dans La Cause du peuple (Perrin), il décrit comment en 2007 il a abreuvé le candidat Sarkozy d'études pour lui faire entendre « la voix du white trash » : « Ouvriers menacés par le déménagement de leur usine, techniciens déclassés, artisans et agriculteurs au bord de la faillite ou du suicide, mères célibataires surendettées, petits employés et néoprolétaires du tertiaire, précaires et temps partiels, il y avait là un éventail à peu près complet des gueules cassées de la mondialisation, dont les fameux petits Blancs et autres souchiens suivant la taxinomie établie par les médias. »

Aux États-Unis, l'électorat populaire blanc, traditionnellement démocrate, a commencé à émigrer vers les républicains à partir de la fin des années 1960, à la suite des luttes pour les droits civiques. « Nixon met en place la stratégie sudiste en envoyant des messages codés sur le fait qu'on va faire une politique économique et culturelle pour eux », rappelle Sylvie Laurent. « Il y a ainsi eu des sous-entendus racistes avec la critique des politiques de redistribution ou en répandant l'idée que les travailleurs blancs, eux, ne demandent pas d'assistance sociale. On ne le dit pas clairement, mais tout le monde comprend le message. » Longtemps, sur le plan de l'économie, il y a eu une convergence entre l'élite républicaine et la classe populaire blanche autour du libéralisme et du « moins d'impôts ». « Tant que l'Amérique était dominante, la classe populaire blanche était favorable au libre-échange, car il y avait l'idée qu'elle en sortirait gagnante. Mais, désormais, elle pense qu'en bas l'ouvrier mexicain lui pique les emplois et qu'en haut la multinationale chinoise est responsable des délocalisations. » Contrairement au millionnaire Mitt Romney qui avait un programme libéral classique, le milliardaire Trump a ainsi habilement surfé sur le protectionnisme.

« Ce qu'elle leur reprochait, c'est d'être laids »

En France, le divorce entre la gauche et ces « petits Blancs » daterait des années 1980. « Le petit peuple avait voté pour Mitterrand. Trente ans après, la séparation avec le PS est totale. La gauche s'est choisi un nouveau héros, l'immigré, elle s'est embourgeoisée culturellement et le coup de grâce a été porté en 2011 avec la fameuse note de Terra Nova estimant que le PS doit se baser sur une « France de demain, plus jeune, plus diverse, plus féminisée » », assure Aymeric Patricot. Conséquence : « Les petits Blancs sont trop blancs pour la gauche et trop pauvres pour la droite. » Les « sans-dents » de François Hollande n'ont pas arrangé les choses. « C'est un cliché sur les dents des pauvres Blancs. Il ne se rend même pas compte de son mépris social », estime Patricot. Mais le PS n'a pas le monopole des préjugés. Un Patrick Buisson vengeur raconte ainsi comment la première dame Carla Bruni était obsédée par les « ploucs » et « péquenots » : « Il s'agissait d'une appellation générique qui, dans son esprit, recouvrait différentes populations, dont le dénominateur commun était de partager des goûts pathétiques, des mœurs archaïques, ainsi qu'un regrettable attachement à leurs racines. À l'intersection des inquiétants « petits Blancs » et des caricatures sorties de l'imaginaire bienveillant de la gauche, les « ploucs » ne pouvaient cependant être rangés dans la sous-catégorie définie par Philippe Muray sous le terme de « ploucs émissaires ». Car la ploucophobie de Mme Bruni n'était en rien vindicative. N'ayant pas eu à se déprendre du messianisme prolétarien, elle ne partageait pas cette détestation libératrice du peuple-classe comme du peuple-nation, ce racisme anti-pauvres si répandu parmi les élites progressistes. Elle était simplement navrée que tant de Français fussent restés tributaires de l'instinctuel, du pulsionnel, du tribal. Elle ne leur en voulait même pas d'être les surgeons d'une longue histoire un peu trop chrétienne, un peu trop patriotique à son goût. Non, ce qu'elle leur reprochait, c'était d'être laids. »

Après la victoire Trump, les appels du pied envers ces « petits Blancs » qui n'ont aucune existence officielle dans les sondages devraient se multiplier. Marine Le Pen a été la première à saluer sa victoire sur Twitter, Nicolas Sarkozy se dit fier d'un électorat qualifié de « plouc » et le pourtant rocardien Manuel Valls s'est soudain souvenu qu'il « y a encore une majorité d'ouvriers et d'employés en France », expliquant qu'« il n'y a pas de mondialisation heureuse ou naïve »… Reste cette question essentielle : en ethnicisant le peuple, ne met-on pas encore plus en berne l'idéal républicain ? Pour Aymeric Patricot, le communautarisme est une réalité inévitable dans une société métissée : « Les universalistes nient ça. Mais plus les pays sont divers, plus les questions des races et communautés se posent. En Afrique du Sud, au Brésil ou aux États-Unis, c'est obsessionnel. Peut-être que, dans cent ans, on aura dépassé ça. Mais, en France, on découvre ça. C'est naïf ou hypocrite de penser que les gens ne vont pas se reconnaître en communautés. On ne peut pas à la fois vouloir la diversité et refuser d'en parler. Il faut nommer les choses sans agressivité et de manière apaisée. » Et comment s'adresser à ces petits Blancs sans verser dans le populisme nauséabond et jouer sur la concurrence communautariste ? Consulté tel un oracle par les médias américains désemparés de se découvrir si coupés d'une Amérique rurale, J. D. Vance avance plusieurs pistes. Il préconise une hausse des salaires comme l'incitation à la mobilité des travailleurs. Mais l'effort devra avant tout être culturel et pédagogique envers une population « socialement plus isolée que jamais ». Il faudrait, selon lui, la responsabiliser en ne la confortant pas dans l'idée fataliste que tout est de la faute « des politiques ou de multinationales sans visages ». De ce point de vue, Clinton et Trump ont été, aux deux extrémités, les pires des exemples. La première a affiché son mépris en qualifiant la moitié des partisans de son adversaire de « ramassis de gens pitoyables ». L'autre a, selon J. D. Vance, vu « ce qu'il y a de pire dans l'humain et a encouragé le pire chez les gens. » Aux politiques français de trouver le juste milieu...

lundi 21 novembre 2016

"Ils ont bon dos, les petits Blancs!" (Figarovox, 14/11/2016)

Une tribune sur le site du Figaro pour dire mon agacement à propos du traitement subi par mon livre, au regard de l'actualité.

"Ils ont bon dos, les petits Blancs !

En 2013, une journaliste d’un grand quotidien de référence m’appelait pour me dire tout le bien qu’elle pensait du livre Les petits Blancs. « Vous avez franchi le Rubicon », m’a-t-elle dit, signifiant que j’avais eu le cran de mettre des mots sur une réalité dont personne ne parlait, non pas forcément d’ailleurs pour prendre la défense de cette population mais pour aborder le thème, tout simplement. Le lendemain, elle me laissait un message pour m’annoncer que la rédaction faisait finalement le choix de ne pas en parler. Il était sous-entendu qu’une telle expression « faisait le jeu du Front national », selon la formule aujourd’hui consacrée.

Trois ans plus tard, le même quotidien publie un article de Guy Sorman à propos de la victoire de Trump intitulé : « La revanche des petits Blancs ». Je suppose que l’expression s’est banalisée et que l’auteur ne sait même pas qu’il existe un livre sur le sujet… Après tout, les rédactions évoluent vite, les idées aussi. L’actualité rend indispensable l’utilisation de mots que l’on trouvait gênants peu de temps auparavant. Malgré tout, l’épisode me paraît symptomatique.

Avant l’élection de Trump, la plupart des journaux dits sérieux se pinçaient effectivement le nez pour évoquer l’électorat potentiel du populiste américain, étouffant ceux qui pouvaient se contenter de les décrire et n’utilisant que les insultes et le mépris pour parler d’eux. Après l’élection, rien n’a vraiment changé. Certes, l’expression « petits Blancs » fait florès – je définis ces gens-là comme des « Blancs pauvres prenant conscience de leur couleur de peau dans un contexte de métissage ». On la lit dans une bonne moitié des articles consacrés à Trump. Mais elle est toujours utilisée avec des pincettes, et avec cet air de dégoût devant la saleté supposée de cette catégorie sociale. Après l’omerta, la diffamation : techniques que l’on n’imagine pourtant pas être l’apanage d’organes clés du dispositif libéral actuel.

Il est sans doute ridicule de parler des médias en général pour leur jeter l’opprobre. Mais il est certain que le gouffre entre une certaine sphère médiatique chic et le commun des mortels est devenu béant. Qu’on en juge par deux anecdotes. Tout d’abord, dès le lendemain de l’élection de Trump, le philosophe qui avait prédit le Non au Brexit puis le Non à Trump – un philosophe utilisant d’ailleurs l’expression de « petit Blancs » mais uniquement pour insulter – était invité sur le plateau de France Info pour livrer ses nouvelles analyses. Personne n’eut même l’idée de mettre en doute la pertinence de ses points de vue. Deux jours plus tard, ensuite, les mêmes journalistes s’effrayaient à l’idée du biais que les réseaux sociaux avaient pu produire dans la campagne électorale américaine. Un comble ! Le biais n’était-il pas précisément inscrit dans le système médiatique lui-même, aveuglé par son soutien massif, tout pétri de bonne foi, tout pétri d’arrogance, pour une Clinton qui a certes ses qualités mais qui, enfin, ne mérite sans doute pas que 90 % de la presse lui déclare son amour ?

Au fond, de nombreux médias ne croient plus en la démocratie… L’un des grands principes de celle-ci est à la fois la liberté des débats, dont on espère qu’il sortira quelque chose approchant de la vérité, et l’acceptation du processus électoral, dont les règles claires, acceptées par tous, garantissent la paix dans le pays. Qu’on s’entende bien : il ne s’agit pas ici de défendre Donald Trump lui-même, mais bien l’idée que, dans une démocratie plus fragile qu’on ne le croit souvent, il n’est d’aucune utilité d’insulter une partie si considérable des électeurs ni surtout de s’insurger contre le résultat d’un vote. Ceux que l’on pourrait blâmer, à la rigueur, ce sont tous ceux qui, jusqu’au dernier instant précédant le vote, se sont crus détenteurs d’une vérité sublime, trop lumineuse pour être soumise au jugement de qui que ce soit."

jeudi 27 octobre 2016

L'humour dans l'horreur (Riad Sattouf et la Syrie)

Je suis un grand fan de Riad Sattouf, un fan de la première heure - je me souviens du plaisir profond que j'ai éprouvé à la découverte de son "Retour au collège". Je suis heureux qu'il rencontre un succès international avec sa série "L'Arabe du futur" - même si je ne peux m'empêcher d'éprouver une sorte de TERREUR devant ce qu'il nous décrit de la réalité quotidienne en Syrie et en Lybie...

mardi 11 octobre 2016

Les Oiseaux crèvent l'écran

Quand je demande à mes étudiants ce qu'ils savent d'Hitchcock, tout de suite ils me répondent en choeur : "Les Oiseaux" ! Ca m'étonne beaucoup parce que je trouve qu'il ne s'agit vraiment pas de son meilleur film. Peut-être ce titre se retient-il plus facilement que les autres ? Que son "pitch" a quelque chose d'élémentaire ? Ou alors, serait-ce que la charge d'épouvante fait lorgner le film vers l'horreur, genre éminemment plus moderne que le thriller d'espionnage ?

lundi 3 octobre 2016

L'amoureuse et la baleine

Je ne peux m’empêcher de relier ces deux grands classiques anglo-saxons, si différents d’apparence, que sont « Moby Dick » (Melville) et « L’amant de Lady Chatterley » (D.H. Lawrence). Le narrateur du premier s’élance furieusement sur tous les océans du monde quand l’auteur du second s’en tient aux amours des classes privilégiées anglaises. Mais je leur trouve trois points communs d’importance : l’ampleur (des centaines de pages dans un style très dense), le souffle (histoire, philosophie, drame étroitement mêlés) et la précision (du lyrisme, certes, mais soutenu par une plume vigoureux qui n’hésite pas à multiplier les détails). Force et souplesse… Des sortes de géants de la sensibilité.

mardi 27 septembre 2016

Imaginer la mer et les pirates dans "L'île au trésor"

Enfant, j’avais été très impressionné par l’attaque du fortin dans L’île au trésor (Stevenson). Sur l’écran de mon imaginaire je me représentais les pirates grimper sur une sorte de côte, de gauche à droite ; la peur que cette attaque avait suscitée restait mon unique souvenir. En relisant l’œuvre aujourd’hui je me laisse tout autant impressionner par la scène mais, curieusement, je vois les pirates arriver par la droite et sur un terrain plutôt plat.

Par ailleurs, je suis attentif à des détails qui devaient m’assommer, enfant – notamment ces termes techniques ponctuant la description de combats maritimes et qui participent activement du sentiment de merveilleux. Car Stevenson arrive à rendre sensible une sorte de suspense naval qui pourrait être obscur aux lecteurs mais qui, parce qu’il a le sens de l’image et qu’il rend familier les univers exotiques, provoque la fascination. Au fond, le vrai trésor de l’île ce sont les océans qui les entourent et le talent de l’auteur pour nous les rendre sensibles.

lundi 19 septembre 2016

Bardamu dans un clip d'Eminem ("Polichinelle" de Pierric Bailly)

Il y a deux manières de s’inscrire dans la veine de Céline. Imiter son style, ce qui suppose reprendre les mêmes structures grammaticales et quelque chose de son vocabulaire, maintenant assez daté. Ou bien adapter sa démarche au goût du jour en puisant dans les nouvelles sources d’inspiration du langage populaire – et cela suppose lorgner vers le rap, les séries télévisées, l’actualité des tensions sociales. Pierric Bailly a très bien réussi cette sorte de conversion dans Polichinelle (Folio, 2010) – mais peut-être ne se reconnaît-il pas du tout en Céline ? Ces histoires de petites frappes dans l’Est de la France, s’ennuyant ferme à la campagne mais biberonnant à Dragon Ball et Booba, font mouche. Ces petits Blancs, ce sont des Bardamu faisant irruption dans un clip d’Eminem.

« Le soir, dans la cuisine, je tire deux verres, une bouteille de Coca, Diane me dit t’as vu à la cave papa nous a laissé des piments, bah j’en ai ouvert un, j’y ai introduit le bout de la langue et là je me suis dit d’accord.

On finit nos verres et je me demande ce que ça veut dire, d’accord. Si d’accord, putain comment ils sont forts ces piments, ou si d’accord, moi j’appelle pas ça des piments, t’appelles ça des piments, toi ? » (Folio, page 100)

mardi 13 septembre 2016

Ces Lumières qui ne s'aimaient pas

A relire certains des grands classiques du 18ème, je suis frappé par ce qui me paraît être, contrairement au cliché d’un siècle tout entier voué à la raison, cette raison tenue plus tard pour dominatrice et asséchante, une véritable obsession pour le paradis perdu d’une Nature sensuelle et libre – par exemple chez Diderot, chez Rousseau.

Ainsi les philosophes des Lumières, loin de louer unanimement la technique et la réflexion, se lançaient-ils a contrario dans une critique perpétuelle de ces dernières, leur reprochant leur arrogance, leur ridicule, leur nocivité. Ce fameux siècle des Lumières ne proposait-il pas, et cela dès le début, la remise en question de son principe même ?

Si bien que le regard négatif que l’on porte souvent sur lui me paraît désamorcé par cette charge critique. Diderot, notamment, avec ses violentes diatribes contre les mœurs occidentales et son fantasme de Tahitiennes aux mœurs, disons, spontanées, ne dépareillerait pas dans un cénacle d’altermondialistes…