La littérature sous caféine


mardi 29 septembre 2020

Non, les tueurs de Charlie ne se sont pas trompés de cible

Depuis plusieurs semaines maintenant j’achète Charlie Hebdo pour suivre le compte-rendu du procès. L’humeur n’y est pas à l’humour, c’est le moins qu’on puisse dire… Ce n’est plus un journal satirique mais un journal tragique, coulé dans un bain glacial, avec quelques blagues pour le principe mais auxquelles plus personne ne croit. Il faut dire qu’on perdrait l’envie de plaisanter pour moins que ça…

Evidemment, le curieux titre de la double-page d’ouverture du numéro du 16 septembre sonne comme une épouvantable antiphrase : « L’autre survivant du 7 janvier : le rire ». Yannick Haenel se charge avec talent du compte-rendu du procès. Il décrit bien la misère morale des complices et le pathétique du témoignage des victimes, au point qu’on a désormais l’impression de lire une sorte de Nouveau détective version NRF.

Il m’arrive cependant d’être frappé par ce que j’estime être de véritables erreurs d’interprétation – bien que je reste éloigné des événements – comme dans le paragraphe suivant publié le 16 septembre :

« Honoré dessinait pour dénoncer les conditions de vie en prison. Tignous dessinait pour dénoncer les injustices sociales. Les dessins de Charlie Hebdo donnent la parole à ceux qui n’ont pas la parole. Et c’est eux, les dessinateurs de Charlie, qui sont tués. Ils sont tués par des gens que leurs dessins, politiquement et socialement, défendent : des enfants des banlieues que leur frustration sociale aveugle, et que le fanatisme religieux capture et rend monstrueux. Franchement, on n’appelle pas ça se tromper de cible ? A l’abjection du meurtre s’ajoute la bêtise consternante, et l’on sait que la bêtise conduit au crime, la preuve. »

Je pense que Yannick Haenel se trompe. Les assassins connaissaient ceux qu’ils visaient. Ils agissaient non pas en victimes de la pauvreté mais en fanatiques religieux. Toujours réduire la dimension culturelle à ses causes sociales conduit à de sacrés aveuglements. La question des identités, des croyances et des traditions n’est décidément pas soluble dans la question des salaires et des sujétions économiques – comme nous l’a d’ailleurs récemment rappelé Jean Birnbaum avec son « Silence religieux – la gauche face au djihadisme ». Elle existe en soi, distincte de la question sociale, à laquelle elle se mêle parfois pour compliquer la donne.

En somme, Yannick Haenel oublie que le Français d’origine immigré n’est pas défini par sa seule pauvreté. Quand on prend sa défense en tant que pauvre, il ne nous aimera pas forcément en tant que croyant. Et s’il peut avoir tendance à voter à gauche pour des raisons d’ordre économique – et même historique – il pourra penser à droite quand il s’agit de questions sociétales. Est-il utile de rappeler que l’opposition au mariage pour tous n’était pas l’apanage des seuls catholiques ?

Il est assez curieux que cette naïveté se perpétue dans les pages d’un journal qui en a déjà payé le prix du sang. Cette naïveté que je relevais précisément dans « La révolte des Gaulois » chez un célèbre écrivain américain, Russel Banks, qui déclarait eu substance dans un entretien publié par la revue America dirigée par François Busnel que les Démocrates avaient intérêt à favoriser l’immigration dans la mesure où celle-ci gonflerait mécaniquement les réserves de voix de la gauche. Quel calcul de court terme ! Il est fréquent que les populations immigrées proviennent de pays plus structurellement conservateurs. Il n’est que de penser à la population d’origine mexicaine, beaucoup moins portée à voter démocrate que les Afro-américains.

Le cri du cœur de Yannick Haenel a ceci de pathétique qu’il est assez candide, en même temps qu’il témoigne de la fracture qui partage désormais la gauche française, entre une gauche dite universaliste, estimant que le droit de caricaturer et le devoir d’accepter de l’être valent quelle que soit son origine ethnique et sociale, et une gauche plus radicale estimant que l’humiliation sociale vaut un certain passe-droit en la matière : il devient interdit de se moquer de la culture d’une personne si celle-ci fait partie des humiliés du capitalisme moderne.

Les tueurs de Charlie ne se sont donc pas trompés de cible : c’est Charlie qui persiste – en partie, car dans l’équipe on trouve notamment Riss, qui se montre lucide et combatif à ce sujet – à se tromper d’ennemi, refusant de voir qu’il existe des réactionnaires dans toutes les parties du monde et dans toutes les couches de la société, et des complices de ces derniers dans les rangs de gens qui prétendent les combattre.

mardi 22 septembre 2020

"Entre élèves et professeurs, le gouffre du temps qui passe" (Le Monde, 21.09.2020)

Première tribune d'une petite série consacrée au métier de professeur, publiée dans les pages du Monde

"Entre élèves et professeurs, le gouffre du temps qui passe

Le professeur avance en âge et chaque année, chaque rentrée scolaire, grandit le fossé qui le sépare de ses élèves. Dans leurs discours, il entend quelque chose d’étrange et de nouveau. Mais c’est précisément l’un des charmes du métier que de rester en contact avec ces adolescents. Face à la classe, le professeur éprouve un certain état de la jeunesse – après tout, la centaine d’élèves qu’il pratique en moyenne chaque année représente un bel échantillon. Il peut alors mesurer ce qu’il partage avec elle comme ce qui l’en sépare.

Par la force des choses, cet écart grandit à mesure que la carrière se déroule. Et l’amusement le dispute à l’angoisse : amusement de découvrir chaque année de nouvelles expressions, de nouvelles passions, de nouveaux réflexes ; angoisse devant les différences de perception, que le professeur a tendance à interpréter comme de nouvelles formes d’ignorance ou d’indifférence par rapport à des valeurs qu’ils jugent essentielles.

Deux mondes

Après tout, quand il fait cours, le professeur en apprend autant que ses élèves. Si ces derniers tirent quelques leçons de son enseignement et du spectacle de sa personnalité, le professeur lui-même s’enrichit du contact avec les classes. Mais il se pourrait bien que la leçon soit amère : il réalise que la morale évolue. Ses élèves sont désormais là pour lui rappeler que deux mondes différents vivent en parallèle, deux mondes qui se confrontent dans la classe.

Sans surprise, c’est à l’occasion d’événements graves que j’ai pu prendre conscience de ce gouffre. Puisque les questions d’actualité me taraudent, j’ai toujours aimé aborder certains thèmes par le biais d’articles ou d’exposés, que ce soit au lycée, en BTS ou en école préparatoire. A ce moment-là, je guette les attitudes des élèves autant que ma propre façon d’aborder les choses, révélatrice de l’attitude que l’époque me suggère.

Les événements de Charlie Hebdo ont été l’un des jalons de cette prise de conscience. A vrai dire, j’avais abordé la question bien avant les attentats. En BTS, quelques années plus tôt, dans le cadre d’un cours où le débat servait de prétexte à des travaux écrits, j’avais soumis à une classe de Seine-Saint-Denis des articles de Charlie Hebdo, afin d’ouvrir une discussion sur le thème de la liberté d’expression. A l’époque, le journal satirique avait fait le choix de publier les fameuses caricatures de Mahomet, et je n’avais pas hésité à en proposer l’examen à la classe.

Les réactions avaient surtout été de surprise. Aucun élève ne connaissait le journal, certains avaient entendu parler de l’affaire sans avoir vu les caricatures. Personne n’avait l’idée de ce que pouvait signifier Mai 68 ni anarchisme, liberté de conscience, anticléricalisme… En tant que musulmans, la plupart des élèves désapprouvaient la publication de tels dessins, sans pour autant marquer d’agressivité. « Ils vont loin, quand même ! » s’était exclamé l’un de ceux que cela faisait plutôt rire. En fait, ils découvraient surtout un univers, celui de la presse, celui d’une certaine liberté de ton gauloise dont ils étaient curieux de savoir ce que j’avais à en dire. Pour ma part, je profitais de mon poste dans le 93 pour tâter le terrain comme peu de journalistes pouvaient espérer le faire.

Indifférence

Quelques années plus tard surviendraient l’attentat, puis les manifestations, puis les débats, jusqu’à ce jour où débute le procès des complices. Et, comme j’ai pris l’habitude de le dire aux élèves sans que cela ne les émeuve, je pense que « Charlie Hebdo a perdu » – le signe le plus sûr de cette défaite étant précisément l’indifférence que je perçois dans les classes à propos de ce genre de considération, et même l’hostilité qu’elles manifestent à l’égard des critiques ou des provocations vis-à-vis de la religion musulmane : qu’ils soient musulmans ou non, tous les élèves prenant la parole à ce sujet considèrent comme inconvenant, voire condamnable, d’avoir des mots stigmatisant l’Islam ou de dessiner Mahomet dans des postures ridicules.

Et pourtant, mon public a changé : des classes en difficulté de Seine-Saint-Denis, je suis passé aux classes préparatoires de l’Aube. On aurait pu imaginer que ces dernières développent une certaine réflexion sur la nécessité de la liberté d’expression, ses limites, ses brutales remises en causes. Or, pas du tout : la gêne, le silence, le renoncement à prendre la parole m’incitent à penser que, décidément, l’idéal d’une démocratie du débat viril s’est éclipsé au profit d’une vision plus irénique, où le respect des cultures perçues comme minoritaires devient la valeur cardinale et où chacun s’accorde le droit de se retrancher, avec l’accord des autres, derrière l’épaisseur de ses propres principes.

Tout cela non pour me plaindre que les temps changent ou que la morale républicaine se perde, affaiblie par un certain principe de prudence appliqué à la prise de parole publique, mais pour prendre acte de ce temps qui passe et qui bouleverse si profondément la donne que le professeur, par son contact privilégié avec la jeunesse peut ressentir un vertige. Dans quelle mesure doit-il changer ses discours ? Dans quelle mesure doit-il s’accommoder de l’époque ou lutter contre ses tendances profondes ? Pour ma part, je m’en sors en soulignant précisément le contraste entre la morale du jour et celle qui prévalait hier encore, suggérant quelle pouvait être la mienne sans faire de prosélytisme pour autant.

Ce qu’il y a par ailleurs de fascinant dans ce gouffre, c’est qu’il a été creusé par la génération à laquelle appartient le professeur lui-même. Par ses actes, par ses pensées, par son éducation, celle-ci a forgé la génération suivante, tout au moins dressé le cadre sur fond duquel celle-ci se définit. Dialoguer avec la jeunesse, c’est découvrir ce que notre passé contenait en germe, et l’impensé qui le travaillait.

D’une certaine manière, le trouble qui saisit aujourd’hui le professeur ressemble à l’angoisse ressentie par les Gaullistes devant la jeunesse qui se soulevait en 68 : cette dernière se plaignait de s’ennuyer, un comble pour des adultes estimant qu’elle avait la chance de grandir au sein d’une prospérité chèrement acquise.

Aujourd’hui, ce n’est plus la surprise d’aînés trop sérieux ne comprenant pas l’oisiveté de leurs enfants, mais l’amertume de républicains devant ce qui leur paraît être, chez des jeunes bousculés par la société multiculturelle et s’adaptant à elle, un renoncement à certains principes universalistes.

Bien sûr, l’énergie foncière des élèves reste une source inépuisable d’inspiration pour le professeur, et force son optimisme. Mais il devra éviter les deux pièges qui le menacent en tant que professionnel vieillissant : le fatalisme et la crispation. S’il résiste à la double tentation du « Nous ne pouvons rien aux temps qui changent » et du « Ces enfants n’ont décidément rien compris », alors il trouvera le principe d’une pratique accueillante et ferme de son métier, toute en modestie par rapport aux effets du temps."

lundi 14 septembre 2020

Homosexuels, fascistes et Gilets jaunes

Le roman de Tom Connan, « Radical » (lu pour le Prix Rive gauche à Paris 2020) a le mérite d’évoquer un phénomène presque tabou, celui du vote d’extrême-droite et même de l’activisme chez une frange non-négligeable de la communauté gay. Dans un style très houellebecquien (alternance d’analyse et de récit, scènes de sexe très crues, goût pour les personnages dépressifs), le livre propose par ailleurs une analyse (partagée par l’un des protagonistes, mais dont on sent qu’elle pourrait être celle du narrateur) du mouvement des Gilets jaunes très proche de celle de « La révolte des Gaulois », à savoir que la dimension culturelle du soulèvement est sans doute plus décisive que ses dimensions économiques et sociales.

A propos de « fascisme homosexuel », je me m’y étais intéressé voilà quelques années, proposant même à l’un de mes éditeurs de me lancer dans l’écriture d’un roman sur ce thème. « Malheureux ! m’avait-il répondu. Tu vas te mettre à dos toute la communauté gay, ce sera terrible. » J’avais pourtant en tête de sérieuses références, puisque je venais de lire de magnifiques livres de Mishima fantasmant des corps de métal et des morales d’acier, sur fond d’amours homosexuelles. Tom Connan vient de déflorer le thème sur le sol romanesque français.

« Nous nous étions réfugiés avec Simon à La Palette, un bar de la rue de Seine qui fermait tard.
En début de soirée, nous avions été voir l’interminable film Magnolia, avec un Tom Cruise plus improbable que jamais, dans un petit cinéma proche de la rue Soufflot qui ne passait que des vieilles pellicules. Il était 23 heures et nous n’avions toujours pas dîné.
« Alors, comment ça se passe, ton bouquin ? Tu avances sur tes mecs de droite ? demandai-je, sourire en coin.
- Ouais, ça avance, de toute façon l’intuition est là, il faut juste que je la mette en forme, mais je sens que c’est la bonne piste. D’ailleurs, on voit qu’il y a une colère de dingue qui monte, et pour une fois elle vient du peuple profond. Pas des lycéens des beaux quartiers ou des profs.
- Ouais… Mais en quoi ça confirme ton hypothèse ?
- Bah, ça me paraît évident ! Le peuple profond, il est carrément de droite. Plutôt blanc, de culture catho et avec de vieux relents xénophobes… La France de Pernaut, quoi ! Ceux qui manifestent tous les samedis. » » (Radical, page 91)

lundi 7 septembre 2020

En juin-juillet...

... J’ai découvert avec « Né d’aucune femme » de Franck Bouysse qu’on pouvait encore aujourd’hui écrire des romans gothiques / J’ai été heureux d’apprendre que Michel Legrand avait composé un disque pour Sarah Vaughan / J’ai comparé les premiers films de Truffaut et de Demy et force est de reconnaître que le second l’emporte haut la main / J’ai réalisé que Pierre Jourde avait écrit un livre dont je mûrissais précisément le projet, « La littérature monstre » / Je me suis remis à lire de la belle critique littéraire comme au temps de mon agrégation avec Marc Fumaroli ou Patrick Dandrey / J’ai visité quelques châteaux de la Loire en buvant du Saumur-Champigny

mercredi 2 septembre 2020

La relève de Tom Wolfe est française !

Dans le genre des pavés à l’américaine avec une touche de sensibilité, d’humour et d’intelligence à la française, j’avais été impressionné en 2018 par le prix Goncourt, "Leurs enfants après eux" de Nicolas Mathieu. Cette année, c’est "Le syndrome de Palo Alto" de Loïc Hecht (Léo Scheer, 2020) qui m’a bluffé : l’efficacité de la narration, la vigueur du propos, cette façon de s’emparer d’une époque pour la croquer avec férocité – en l’occurrence, nous sommes plus avec les petits Blancs de la Moselle mais avec les business angels de la Silicon Valley, dans une histoire de vengeance carabinée contre les géants du Web que ne renierait sans doute pas Flore Vasseur – on dirait du Tom Wolfe, et sans les longueurs !