La littérature sous caféine


jeudi 9 décembre 2010

Les taureaux qui chantent

1) Une jeune femme, écoutant pour la première fois la voix d'un baryton dans un opéra de Mozart, s'écrie :"Ouah, ça me fait vraiment penser à un taureau ! Si les taureaux chantaient, ça donnerait exactement ça!"

2) Une fille menue, à l’allure discrète, presque timide. Passant à proximité, je l’entends crier dans son portable, d’une manière particulièrement agressive : « Putain la crevarde ! J’te jure, elle se marrait, mais ses chicots, elle va bientôt plus les avoir ! »

3) J'ai récemment vu Mulholland Drive, de David Lynch, pour la 5ème fois. Dans la salle, le type derrière nous s'est mis à ronfler. Un autre est arrivé en cours de séance, avant de se déplacer toutes les dix minutes pour aller aux toilettes. Les techniciens se sont manifestement emmêlé les bobines puisque nous avons été privés de sous-titres pendant une bonne partie du film (surtout pendant les scènes-clé) et que le cadrage laissait parfois à désirer.
Et pourtant, c'est cette fois-ci que le film m'est apparu pour la première fois dans toute sa clarté (j'ai nettement pu délimiter les scènes qui relevaient du rêve et les autres, alors qu'auparavant je me perdais chaque fois en conjectures brumeuses...)

lundi 6 décembre 2010

Droits numériques pour les écrivains : 50%, c'est possible ?

En ce moment, une affaire passionnante secoue le petit monde de l’édition : Flammarion cherche à contrer l’internaute qui souhaite diffuser le texte de Houellebecq au prétexte que Houellebecq lui-même puise sans vergogne sur le fond de Wikipedia (un résumé de l’affaire ICI). C’est un argument d’une terrible mauvaise foi, me semble-t-il, dans la mesure où Wikipedia refuse précisément que les auteurs des articles soient identifiés, ce qui n’est pas le cas des romans publiés chez Flammarion. Je n’ai guère de doute sur l’issue du procès, s'il y en a un (j’imagine difficilement que Flammarion ne puisse gagner), mais je redeviens pessimiste vis-à-vis de l’avenir de la plupart des maisons d’édition françaises, sans parler des revenus des écrivains. A l’ère du tout numérique, comment empêcher que la plupart des textes ne circulent gratuitement ? Comment empêcher le même genre d’effondrement économique que celui de l’industrie du disque ? Je n’entends que des discours rassurants, mais je n’arrive pas à m’en laisser convaincre.

Un moment, je me disais que le chiffre d’affaire global du livre baisserait, mais que la part allouée aux auteurs augmenterait, dans le cas du livre numérique, dans la mesure où les intermédiaires (distributeurs, libraires) disparaîtraient en partie. Pour le dire plus crûment, la part qui reviendrait aux auteurs passerait, bon an mal an, d’une dizaine de pour-cent pour le « livre-papier » à une cinquantaine pour le livre numérique (ce qui s’est passé aux Etats-Unis).

Malgré sa logique et son bien-fondé, cette évolution reste en fait loin d’être acquise en France, comme en témoigne cet excellent article que je me permets de reproduire ici, signé par Paul Fournel, Cécile Guilbert, Hervé Le Tellier, Gérard Mordillat et Gilles Rozier dans l’édition du 2/12/2010 du Monde :

« Inéquitables droits du livre numérique

Nous tombons bien souvent d'accord, cher éditeur et ami, lorsque nous discutons littérature, mais je dois te parler ici d'une chose qui fâche : l'argent. En France, le sujet est tabou et le mot indécent dès qu'il ne s'agit pas d'un titre de Zola. C'est que je viens de recevoir ton "avenant au contrat" concernant les "droits numériques". Pour ceux qui viendraient à tomber sur notre échange (que je tiens à garder confidentiel), je précise que les droits numériques sont ceux que je perçois lorsque mon livre quitte le monde du papier pour celui de l'écran, et qu'il est lu sur un iPad ou un Kindle.

Interrogé, tu m'as répondu, rassurant, que ce marché est embryonnaire. C'est vrai. Mais qui peut présager de l'avenir ? Regarde l'univers du disque : il a laissé place en dix ans à celui, fort immatériel, de la musique. Bref, tu m'engages, en attendant d'y voir plus clair, à signer ce satané avenant où tu m'accordes 10 % du prix net du livre, comme sur le papier. Je vais donc devoir parler pourcentage. Pardonne-moi d'avance cette vulgarité.

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vendredi 3 décembre 2010

"La honte d'écrire des choses si dures..." (Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne)


Caméras subjectives : Emmanuel Carrère
envoyé par forumdesimages. - Court métrage, documentaire et bande annonce.

Le passage suivant du beau livre d’ Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne (Folio, 2010), m’a fait sourire parce que je m’y suis reconnu :

« Elle avait lu mon livre L’Adversaire, que Juliette lui avait conseillé en disant que j’étais le nouveau fiancé d’Hélène, et elle l’avait trouvé très dur. J’ai reconnu que oui, c’était dur, qu’il avait été dur pour moi aussi de l’écrire, et je me suis senti vaguement honteux d’écrire des choses si dures. Les gens que je fréquente, cela ne leur pose pas de problème qu’un livre soit horrible : beaucoup y voient au contraire un mérite, une preuve d’audace à mettre au crédit de l’auteur. Les lecteurs plus candides, comme la mère de Patrice, sont troublés. Ils ne jugent pas que c’est mal d’écrire ça, mais se demandent tout de même pourquoi l’écrire. Ils se disent que le type gentil et bien élevé qui les aide à couper en rondelles les concombres, qui a l’air de sincèrement prendre part au deuil de la famille, que ce type doit tout de même étre bien tordu, ou bien malheureux, en tout cas que quelque chose chez lui ne va pas, et le pire, c’est que je ne peux que leur donner raison. » (Page 89)

Dans ce livre, Carrère reprend un procédé comparable à celui qu’il avait utilisé dans L’Adversaire ou dans Un Roman russe : le récit de choses vues ou entendues (souvent dans le cadre de véritables petites enquêtes), suscitant des échos dans sa propre vie, que l’écriture cherche à saisir de la façon la plus juste possible.

(Au passage, on pourrait raisonnablement définir ce genre d’écrit par le terme si discuté d’autofiction – ce mot-là recouvre des définitions si variées qu’il ne veut finalement plus dire grand-chose, mais on peut s’amuser à le reprendre pour lui donner un sens qui nous paraît approprié. Ainsi, je pourrais m’en tenir dans le cas de Carrère à la définition suivante : l’autofiction serait un travail d’élucidation de soi-même dans le cadre même de l’écriture, à partir d’un matériau tenu pour réel (récit ou autobiographie). Elle serait légèrement différente de la simple autobiographie dans la mesure où la chronologie des faits passerait au second plan par rapport à l’exigence de densité, voire l’originalité du procédé pour rendre compte des faits.)

Passées les considérations d’ordre théorique, quelques remarques sur le livre lui-même :

- L’auteur-narrateur raconte la manière dont il s’est converti, d’une certaine manière, à l’amour, en observant autour de lui de fortes personnalités subir le malheur et garder pourtant quelque chose de lumineux en elles – il décrit en des pages saisissantes ce qu’il a vu du tsunami de 2005, puis s’attache au destin de quelques familles frappées par la maladie, le handicap ou la mort. C’est très touchant, et de nombreuses pages sont vraiment très belles.

- J’ai beaucoup aimé la référence à une pensée de Freud que je ne connaissais pas : « Freud définit la santé mentale d’une façon qui m’a toujours plu, même si elle me semblait inaccessible, comme la capacité d’aimer et de travailler. » (page 322).

- C’est à mon goût le livre le plus réussi de Carrère. Il prolonge une sorte de longue réflexion autobiographique, gagnant en ampleur tout en évitant les incursions, parfois moins convaincantes, vers un ton de provocation sexuelle qui jurait un peu dans le tome précédent (je n’avais que moyennement apprécié l’ouverture d’Un Roman russe, qui me semblait inutilement crue, bien qu’assez courageuse).

- Il y a de longues pages sur le système juridique français (et quelques-unes de ses récentes évolutions), passionnantes en soi, mais qui me font l’effet d’un exercice de style. Elles m’ont rappelé les pages de Balzac sur le système financier dans Illusions perdues : morceau de bravoure réaliste, certes réussi, mais quelque peu fastidieux (quoi que plus fluides et plus tendues chez Carrère).

- Dans le genre autofiction intelligente et sensible, D’autres vies que les miennes me semble ainsi représenter comme un modèle. Mais c’est aussi sa limite : on a parfois l’impression d’un exercice (même brillant) ou de quelque chose d’un peu contraint. En refermant le livre, je me suis demandé si Carrère n’allait pas maintenant évoluer vers des formes plus fantaisistes ou plus ébouriffées…

lundi 29 novembre 2010

Vie de Merde, drôle ou pas drôle ?



1) Voulant acheter pour un cadeau l’un des volumes de Vie de Merde, livre tiré du site du même nom (compilant des anecdotes, censées être vraies, de galères du quotidien), je m’adresse à une vendeuse du rayon « comique » de Gibert Joseph. « Fais chier ! me répond-elle. J’en ai vraiment rien à foutre de ces merdes ! Vous trouvez pas que c’est sinistre, ce genre de trucs ? Non, mais vous croyez vraiment qu’on a besoin de ce genre d’humour ? C’est pas de l’humour, pour moi, c’est juste glauque ! Y’a vraiment un problème ! Génération pourrie ! Génération triste ! Les pauvres ! Si ça les fait rire ce genre de machin ! Moi je veux des trucs qui me tirent vers le haut ! Du véritable humour, quoi ! De la joie, des choses positives ! C’est vrai, quoi ! Moi je veux du positif, bordel ! Qu’est-ce qu’ils ont, tous, avec leur façon triste de voir les choses ! » (Cela dit, bien sûr, d’un air sinistre…)

2) Passant à la caisse, je vois le jeune homme derrière le comptoir commencer à feuilleter le livre : « Tiens, ils l’ont sorti en livre… Je savais pas… C’est marrant, comme truc… Y’en a une bonne, là… (Il la lit). Hin hin hin ! Vraiment marrant ! Tenez, je viens d’en recevoir une sur mon portable ! (Il me la lit) Hin hin hin ! Vous aimez bien, vous ? Moi je trouve ça pas mal… Ah ouais, y’en a vraiment plein dans ce bouquin, c’est bien… Mais vous êtes pressé, peut-être ? »

3) Le serveur d’un bar se plaint des rhumes qu’il attrape régulièrement maintenant qu’il habite à Paris. « Ça, c’est dans le métro, lui répond un homme goguenard d’une soixantaine d’années. Ça me rappelle ce que me disait souvent un ami. « L’air qu’on respire dans le métro, c’est un air qui a déjà été pété deux fois ! » »

jeudi 25 novembre 2010

Le sexe ridicule

J’oubliais de préciser, à propos d’Une saison blanche et sèche, qu’il y avait une scène particulièrement ratée dans cet ensemble très bien tenu de réalisme impeccablement scénarisé. Et c’est la seule scène de sexe du roman.

Il y a bien sûr deux écueils à éviter pour ce genre de scène : le lyrisme (vocabulaire fleuri, métaphores filées, ponctuation qui s’affole…) et le cynisme (crudité exagérée, commentaires déplaisants…). Il me semble que Brink n’arrive pas à éviter le premier…

"Nous n'avons pas remonté les draps. Elle n'a même pas voulu que j'éteigne. Comme deux enfants jouant le jeu pour la première fois, nous voulions tout voir, tout toucher, tout découvrir. Une nouveauté, comme celle de la naissance. Doux mouvement de ses membres, odeur de ses cheveux qui recouvraient mon visage, emplissaient ma buoche, frottement de ses seins sur mes joues. Tétons qui se raidissent entre mes lèvres. Ses mains expertes. Son sexe qui se distend, s'ouvre sous mes doigts, dans sa chaleur humide et secrète. Nos deux corps qui se fondent au bord de notre précipice. Merveille et mystère de la chair. Sa voix dans mon oreille. Sa respiration affolée. Ses dents qui mordillent mon épaule. Mont de Vénus proéminent et frisé. Poing de chair qui s'avoue vaincu sous ma pression et m'avale." (Edition de poche, page 329)

mardi 23 novembre 2010

Le parcours des écrivains sud-africains (Brink, Coetzee...)



Je lis un certain nombre d’auteurs sud-africains (parmi lesquels des auteurs de bd comme Joe Dog) et je crois remarquer de vraies similitudes dans leurs parcours : en gros, virulente dénonciation de l’Apartheid avant 1991, grands espoirs placés dans la « Nation arc-en-ciel », puis sérieux doutes quant aux intentions des nouvelles équipes dirigeantes – voire douloureuse dénonciation de leurs insuffisances. On se souvient par exemple de l’article révolté d’ André Brink contre le pouvoir en place (l’un des plus célèbres dénonciateurs de l’Apartheid en son temps, certains de ses romans étant même interdits), écrit après l’assassinat d’un de ses proches (excellente interview ICI).

Je viens d’achever ma lecture d’Une saison blanche et sèche, le roman qui aura fait son renommée internationale. L’histoire d’un professeur blanc prenant la défense d’un Noir assassiné par la police et subissant à son tour les agressions d’un système qui finira par avoir sa peau. Roman redoutablement efficace, sans grande invention stylistique (réalisme fluide, quoi que longuet sur la fin), minuté comme un film hollywoodien, dont on dirait la structure directement inspirée des manuels d’écriture de scénario.

Difficile de ne pas chercher à établir des comparaisons avec l’œuvre de J.M. Coetzee, dont les thèmes sont comparables mais dont l’écriture est très différente (et qui a obtenu, lui, le Prix Nobel de littérature). Ce qui est frappant, c’est que Brink fait le pari d’une grande clarté, d’une grande fluidité romanesque là où Coetzee privilégie l’ombre et l’ambiguïté. Chez Brink, les ennemis sont clairement désignés (les défenseurs de l’Apartheid, puis certains dirigeants actuels) ; chez Coetzee, le malaise se diffuse chez les personnages, dans l’écriture elle-même, et on ne sait jamais vraiment qui est coupable, qui est victime (dans Disgrace, par exemple, la couleur de peau des personnages n’est jamais précisée alors même que le roman met en scène les haines raciales après l’Apartheid). Toutes ses œuvres baignent dans le même éclairage étrange et inquiétant, quelle que soit la période qu’elles décrivent. Peut-être y gagnent-elles en force, s’élevant de cette manière sur une sorte de plan métaphysique qui lui a valu les honneurs. Mais elles y perdent en valeur documentaire – et à ce propos j’attends avec impatience la sortie poche des mémoires de Brink, dont j’espère qu’elles vont m’apporter de précieux éclairages sur l’évolution de la société sud-africaine actuelle.

jeudi 18 novembre 2010

Les amateurs de Hitler


N*E*R*D - Hypnotize U
envoyé par emipubfrance. - Clip, interview et concert.

(Vidéo: le meilleur titre du dernier album de N.E.R.D, le groupe de Pharrell Williams)

1) Lu dans une copie qui donne un exemple d'utilisation du mot "émulation": "Sa motivation et son envie de gagner lui permettra de s'émuler soi-même"

2) Une autre copie, voulant illustrer le mot "pugnace": "La pugnacité de Hitler l'a mené à perdre la confiance de ses amateurs".

3) Lu sur une table d'un bon lycée parisien : "Le français c'est vraiment du baratin".

lundi 15 novembre 2010

Retour sur une couverture

Lorsque nous avons choisi cette photo d’Irina Ionesco pour la couverture de Suicide Girls, mes éditeurs et moi, j’étais convaincu de sa beauté, mais aussi de sa parfaite correspondance avec la teneur du texte. Relations sulfureuses, obsessions noires, romantisme érotique… Tout y était, et j’interprétais la beauté plastique de la photo comme une transcription graphique de la teneur toute classique du roman.

Je me doutais que l’effet sur le lecteur puisse être saisissant. Mais cela ne pouvait occulter, à mes yeux, la classe et le mystère de l’image. Je crois bien m’être trompé. Maintenant que le succès, disons, mitigé, du roman semble confirmé, je me rends compte qu’il y a de grandes chances que la couverture ait joué contre lui.

Qu’on en juge par deux anecdotes : tout d’abord, des amis de province m’ont confirmé le fait que certains libraires avaient rangé le livre au rayon « érotisme », loin des tables de nouveautés… Ensuite, quelle n’a pas été ma surprise de constater que Dailymotion avait classé « Contenu explicite » une vidéo contenant un entretien audio, tout ce qu’il y a de sérieux, sur laquelle j’avais affiché la fameuse couverture. Ce classement supposait que les mineurs ne pouvaient plus avoir accès à la vidéo, et qu’elle n’était plus référencée sur le site. Rien de bien grave, au demeurant, si ce n’est que l’incident révélait les crispations que l’image provoquait. On lui reprochait moins, me semble-t-il, son atmosphère sombre que la sexualité trouble qu’elle mettait en scène. L’accusait-on, même, de lorgner vers la pédophilie ?

Je me souviens maintenant de la couverture d’un livre célèbre d’Anaïs Nin, Venus Erotica, dont la version poche exhibe le même genre de photo, pour le coup ouvertement érotique – une très jeune femme à la poitrine dénudée, dans une atmosphère embrumée. Je pensais que ce genre de couverture pouvait susciter l’intérêt. J’ai sans doute très nettement sous-évalué la méfiance, voire la répugnance que cela pouvait inspirer. Les libraires chercheraient-ils à promouvoir essentiellement des livres optimistes, des livres joyeux ? Le parfum de scandale n’est-il supportable qu’avec des auteurs dont le succès est déjà confirmé ?

Je discute avec des gens qui ont lu Suicide Girls, et certains me confirment qu’ils ont été heurtés par la couverture, qu’ils trouvaient violente. « Le titre est brutal, déjà… Cela fait surenchère. Et puis le contenu n’est pas aussi trash. Le thème est dur, mais l’écriture plutôt douce et pudique. La couverture rebute, finalement, alors que le texte a de quoi séduire. »

Bien sûr, je ne suis pas dupe de ces interprétations après coup. Le livre aurait davantage rencontré de succès, on aurait loué sa couverture. Et je ne regrette pas un choix que j’estime toujours être le bon. Je me rends simplement compte, de manière un peu plus aigüe qu’auparavant, que le souffre n’a pas très bonne presse – ou que son public reste, dans la plupart des cas, confidentiel.