Tribune parue sur le site de Marianne, le 02/06/2020
"En 2005, les banlieues se soulevaient pour protester contre l’humiliation dont elles s’estimaient victimes. En 2018, ce sont les provinces modestes qui se sont révoltées, réclamant qu’on cesse enfin de les tenir pour insignifiantes. A chaque fois, les secousses politiques ont été fortes. Faut-il craindre que ces insurrections, pour l’instant distinctes dans le temps, ne se réveillent de concert à l’occasion de l’orage social qui s’annonce après la crise du Covid 19 ?
Dans « La Révolte des Gaulois », j’ai fait l’hypothèse d’une tripartition de l’espace culturel français (banlieues, provinces modestes, élites urbaines), hypothèse qui me paraissait pouvoir compléter les analyses sociales, économiques et politiques qui avaient cours. Sans cette grille culturelle, il me paraît difficile d’expliquer la radicalité de l’insurrection des Gilets jaunes. Selon moi, ces derniers n’ont pas simplement protesté contre la baisse de leur pouvoir d’achat, mais contre le mépris d’une certaine élite parisienne. De ce point de vue, ils se sont placés en concurrence implicite avec la banlieue, s’affichant non pas comme ses adversaires directs mais comme ses concurrents.
A l’occasion de la crise du Covid, ce genre de tensions culturelles se manifeste à nouveau, sans qu’on ose toujours le souligner.
Tout d’abord, des voix s’élèvent en banlieue pour affirmer qu’il ne s’agit après tout que d’une « maladie de Blancs ». Cette racialisation somme toute agressive s’est curieusement vue relayer par certaines figures du journalisme français comme Eric Le Boucher, déplorant qu’on fasse autant souffrir l’économie pour « de vieux Blancs malades ». Pourtant, d’autres discours affirment au contraire que les minorités souffrent davantage : les morts seraient plus nombreux chez les Afro-Américains que chez les Blancs, de même que la banlieue pâtirait d’une couverture médicale moindre, signe d’un racisme structurel. Cette contradiction ne fait que rendre plus manifeste la défiance décidément durable des minorités, dans la plupart des pays occidentaux, envers l’Etat d’une part, envers la majorité perçue comme blanche de l’autre.
Ensuite, dans les campagnes, on jalouse parfois ces banlieues auxquelles la classe politique semble accorder des passe-droits, sous prétexte qu’elles seraient plus denses et déjà sur la défensive. Par ailleurs, on a pu percevoir comme une gêne le débarquement de ces parisiens qui faisaient fi des règles de prudence, eux pourtant si prompts en temps ordinaires à se moquer de ces territoires jugés passéistes.
Enfin, quand il s’agit du troisième pôle, celui des élites politiques, on retrouve une certaine tentation du mensonge et de l’infantilisation. On a décidément le sentiment que la démocratie française peine à atteindre le stade de maturité véritable qui consisterait à regarder les citoyens non pas comme une menace mais comme des individus rationnels, capables de juger de la compétence et de la moralité des classes dirigeantes.
Le problème est que les banlieues bouillonnent comme en 2005 – sentiment de stigmatisation, pauvreté qui s’approfondit. Et que les campagnes et petites villes couvent une fièvre comparable à celle de 2018 – difficultés qui s’annoncent très dures chez les artisans, commerçants, petits entrepreneurs ; colère contre l’incompétence de la classe dirigeante. Il est fort probable que les remous se conjuguent cette fois-ci pour diriger leur énergie contre l’ennemi commun, c’est-à-dire le pouvoir en place.
Le problème est qu’aucune force politique ne paraît à même de s’adresser conjointement à ces deux pans de la société. Soit on les regroupe sous des catégories sociales trop vagues, qui peinent à identifier ce qui fâche vraiment – la plupart des analystes écartent la question culturelle, tout au moins quand ça les arrange, comme Emmanuel Todd. Soit on les oppose sans parvenir à définir un discours réconciliateur : la gauche sociale ne sait faire des œillades qu’aux banlieues, la droite dure qu’aux « classes populaires traditionnelles », comme dirait Christophe Guilluy avec son sens habituel de l’euphémisme.
Emmanuel Macron a bien tenté de solliciter un « sursaut national » à l’occasion de la crise, mais comment ne pas s’agacer qu’il cherche à mobiliser une nation dont il s’est jusqu’à maintenant surtout contenté de souligner les faiblesses et les crimes ? N’en déplaise à Kant, Habermas et tous les thuriféraires d’une citoyenneté universelle et mondialisée, celle-ci n’est pas encore advenue, sinon de manière balbutiante sur quelques sujets comme la question environnementale. Quant à la citoyenneté européenne, elle peine à s’incarner et à se faire aimer.
En attendant, sans doute faudra-t-il redonner à l’échelon national ses lettres de noblesse, ces lettres qu’il n’aurait pas dû perdre puisqu’elles sont gravées dans les heures glorieuses de la Révolution. Si ce n’est la nation, tout au moins faudra-t-il définir un idéal englobant. L’avenir politique appartient sûrement à ceux qui trouveront la formule d’un projet qui sache tenir compte des intérêts particuliers. Rappelons-nous de la première campagne d’Obama : il avait su donner de l’espoir aux minorités sans ignorer les revendications de ceux qui n’en faisaient pas partie. Cette campagne pourrait nous inspirer pour définir un juste milieu, donc, entre républicanisme abstrait et éparpillement identitaire."