La littérature sous caféine


lundi 30 août 2010

"Abstraire la féminité, abstraire la masculinité..." (René de Ceccatty, Suicide Girls et pulsions libératoires...)



Dans son beau livre Aimer (Folio, 1998), René de Ceccatty met en scène les amours douloureuses du narrateur et d’un autre homme, Hervé, couple amoureux dont parle un troisième personnage, Harriet Norman, elle-même romancière, dans un dernier ouvrage encore non publié… Ces chassés-croisés de sentiments et de regards littéraires sont prétextes à délicates digressions sur le désir, le temps qui passe, l’écriture. J’aime en particulier la page suivante, qui propose plusieurs hypothèses pour comprendre l’intérêt qu’une romancière peut trouver à décrire les amours entre hommes :

« Les romancières qui décrivent les amours d’hommes entre eux ne le font ni par excentricité, ni par voyeurisme, ni par misogynie, ni par masochisme. Elles veulent aussi abstraire leur féminité ou la détruire, parfois elles vénèrent le corps masculin et craignent qu’un regard de femme, trop narcissique, ne trouble cette masculinité vénérée, parfois encore elles voient dans cette relation idéale (…) à la fois une façon de désincarner l’amour (…) et une façon de clamer la fatalité de la solitude : entre deux hommes privés du soutien social, des valeurs familiales de la procréation, de l’éducation, du foyer, le lien est fragile, en dehors de situations particulières comme le monastère, l’armée ou les collèges anglais précisément. Abstraction et solitude : tels devraient être les principes qui avaient animé Harriet Norman, quand elle s’était intéressée à ma « liaison » pour en faire son dernier roman. » (Aimer, Folio, p 116).

Je ne me trouve pas dans cette position romanesque ; en revanche il m’arrive assez souvent de prêter ma plume à une voix féminine (c’était le cas dans Azima, pour trois personnages sur cinq, et c’est le cas dans Suicide Girls, pour une bonne moitié du livre). Je me demande parfois quel peut être le ressort d’un tel investissement littéraire, et beaucoup de lecteurs se le demandent d’ailleurs, notamment des femmes, qui s’en étonnent : « Comment fais-tu, en tant qu’homme, pour te mettre dans la peau d’une femme ? On dirait vraiment que c’est une femme qui parle… »

Je n’ai pas tellement d’autre réponse à apporter qu’en évoquant la fameuse dichotomie rationalité masculine / sensibilité féminine, évidemment réductrice, en vertu de laquelle je laisserais parler, grâce à mes « voix féminines », cette partie de moi-même habituellement refoulée (elles y gagneraient une force proportionnelle à la force de refoulement qu’elles auraient auparavant subie).

Mais je pense qu’il s’agit en fait d’une dimension plus radicale, moins convenue qu’un simple jeu sur le genre sexuel : je fais sans doute jouer dans cette projection le simple plaisir de me représenter dans une peau « autre » - la pulsion libératoire est bien sûr d’autant plus puissante que le personnage est éloigné de mon propre « personnage social » et qu’il évite de cette manière un certain nombre de résistances psychiques. Le sexe ou la sexualité de ce masque littéraire ne représentent qu’une des dimensions possibles de ce jeu…

vendredi 27 août 2010

"Un roman noir ? Pas exactement..."

Une critique de Suicide Girls sur le site CultureCie, signée Anne-Laure Bovéron.

"Suicide Girls" d'Aymeric Patricot : Je de miroirs.

"Avec son deuxième roman, Aymeric Patricot bascule dans l’univers de la tentation de la mort. Un roman noir ? Pas exactement : à travers les figures d’adolescentes et de jeunes femmes suicidaires, Patricot pousse son narrateur à comprendre le vertige qu’il éprouve face à la disparition de son père, et face à sa propre existence. Quelques passages corsés certes mais au final un roman d’une réelle beauté, et aux accents sociologiques éclairants.

L’esquisse…

La dépression et les pensées suicidaires sont-elles héréditaires ? C’est ce que se demande le narrateur de « Suicide Girls », professeur parisien sans histoires. Depuis toujours, il est persuadé que l’accident de son père masque un suicide. Il en parle peu, de peur de peiner, mais la sensation ne le quitte pas. En remontant le fil de ses souvenirs, avant ce tragique décès, il récolte ce qui lui semble être des preuves, des signes avant-coureurs. Très vite, il ne peut plus contrer son attirance pour ces ténébreuses pulsions, qui tiennent de l’obsession. Le narrateur sans nom, "personne" autrement dit, se met alors en quête de jeunes femmes anonymes ayant fait l’expérience du suicide.

Tentatives répétées, mode d’expression d’une souffrance indicible, comportements à risques… il veut comprendre. Il veut leur parler, découvrir leur passé, leurs actes dans les moindres détails, leurs sentiments avant, pendant et après... De recherches sur Internet en virée dans les cafés sordides, le narrateur touche du doigt ce monde parallèle. Il découvre peu à peu un univers angoissant, sanguinolent, où les histoires des unes et des autres sont plus terribles qu’il ne l’imaginait, et bien plus difficiles que la sienne. Pourtant, c’est auprès de ces âmes perdues, et non de son épouse, qu’il perd peu à peu, qu’il trouvera du réconfort et de la beauté.

Une nuit de la Saint-Sylvestre, expatrié à Cherbourg, il rencontre Manon. Cette jeune femme mal dans sa peau, continuellement agressée par les hommes et étrangère à son corps, est pour le narrateur la plus fascinante des ‘suicide girls’. L’amour naît entre eux. Mais l’amour peut-il sauver de tout ?

Douleurs adolescentes

Auteur de deux romans (« Azima la rouge » aux éditions Flammarion, 2006), Aymeric Patricot est intrigué par les femmes dont les vies basculent. Avec « Suicide Girls » il se penche davantage sur l’adolescence. Thème rebattu s’il en faut, mais toujours intarissable, d’autant que ce professeur de lettres en banlieue occupe une place de choix pour observer les failles de la génération de demain.

« Fondé sur l'expérience ou sur des témoignages de gens très proches » de l’auteur, ce roman sonne comme une radiographie des dérives actuelles des adolescents. Automutilation, comportements dangereux, dénégation de soi et de son corps ou jeux de la mort sont en effet des pratiques de plus en plus courantes chez les futurs adultes. Petit miroir d’une frange de nos sociétés, le livre a l’air de suggérer que la mort elle-même, ou du moins sa tentation, est à elle seule le reflet de la vie. Entre jeux de miroirs et « Je » anonymes, le narrateur sans nom tente bien de trouver son être à lui, à travers la « presque-mort » de quelques jeunes vivantes, à travers la mort réelle de son père disparu.

Et s'il trouve quelques réponses à son expérience à travers les tentations des autres, « ratages » qui les a laissées en vie, Patricot rappelle, en filigrane, le propos de Hegel selon lequel « philosopher, c’est vagabonder parmi les tombes ». Apprendre à mourir, apprendre à vivre, s'imaginer demain ou refuser le deuil d'hier : c’est à bien des égards la dynamique d’eros et thanatos qui est ici à l’œuvre, déployant tout à la fois les paradoxes et la complémentarité d’une vie humaine qui, par essence, est coextensive à sa finitude. Quête intime aux accents universels, « Suicide Girls » touche du doigt ce qui, dans les pratiques morbides des adolescents d'aujourd'hui, relève de l'atemporel.

Il ne s’agit donc pas de se rouler dans la boue des sentiments les plus noirs. Certes, certaines descriptions glacent le sang. Mais il se dégage une réelle beauté de ce livre, notamment des pages, magistrales, où Manon prend voix au chapitre, racontant sa vie et sa progressive descente aux enfers. Avec un sens aigu du corps et de la psychologie de ses personnages, Aymeric Patricot touche juste, livrant davantage une pensée de la vie qu'un roman mortifère. Jouant finement sur la gamme des sensations, il séduit jusqu’à l’envoûtement.

Pour la petite histoire

La photo de couverture est une œuvre d’Irina Ionesco. Il a fallu bien des recherches au sein des éditions Léo Scheer pour trouver une image alliant la dimension tragique et fascinante des « Suicide Girls » sans tomber dans le sinistre, auquel ne se réduit aucunement le livre.

Aymeric Patricot déclare sur le blog de sa maison d’édition : « Je suis par ailleurs d'accord avec Léo, la première couverture (NDLR : un bras tendu d’où s’écoule deux traînées de sang sur fond bleu) me paraissait singulièrement glauque, et s'éloignait trop de la dimension littéraire du roman. C'est vrai qu'il y a un côté assez désuet dans cette photo... Mais c'est une forme d'élégance, et je trouve que cela correspond bien au style qui, malgré le thème très contemporain - voire trash par moments - reste classique ! »

Extrait choisi

« A mon entrée en sixième, dans un collège du centre ville de Cherbourg, au début des années quatre-vingt-dix, je me suis sentie dans la peau d’un vilain petit canard. Mon rêve aurait été que personne ne me regarde jamais, et c’était avec beaucoup d’inquiétude que je voyais mon corps changer. Je ne cherchais pas à savoir ce qu’il allait devenir, je me contentais de baisser la tête. Ce fameux jour de la piscine, j’avais surtout peur d’être disgracieuse et que la moiteur et le spectacle de nos corps nus démultiplient les cruautés. Je trouvais les adultes vicieux de nous imposer cette épreuve. Je n’avais encore jamais subi de véritable méchanceté, mais je me doutais que j’aurais à en vivre l’expérience. » "

jeudi 26 août 2010

"Suicide girls" et les points de fascination



Interview publiée par Savina de Jamblinne, sur son site Vingt-Mille lieues sous les livres, à propos de Suicide Girls :

1. Savina : "Suicide Girls" un titre qui d'emblée surprend. Quelle en est la signification ?

Aymeric : Le titre du roman désigne un genre de filles que le narrateur va prendre goût à fréquenter, des filles aux pulsions suicidaires ou qui mettent en scène leur goût pour la mort. Il éprouvera pour elles un amour à la fois tendre et passionné. Mais il est également victime de tensions depuis que son père a disparu dans d’étranges circonstances, et cet amour l’aidera à les exorciser.

L’expression de Suicide Girls a par ailleurs été rendue célèbre par le site du même nom (voir ICI), connu notamment aux Etats-Unis, sur lequel de jeunes femmes tatouées et piercées mettent en ligne des photos d’elles plus ou moins dénudées. Mon roman se contente de reprendre l’expression, en lui donnant un sens plus littéral. Il ne fait qu’une brève référence à ce site.

2. Savina : Le suicide, un thème qui vous obsède comme le héros de votre roman ?

Aymeric : Bien sûr, et l’écriture du roman m’a sans doute aidé à m’en libérer. C’était une obsession liée à ma propre histoire – le père du narrateur est largement inspiré de mon propre père. Je n’ai pas un tempérament suicidaire, et je suis à peu près certain de ne jamais commettre l’irréparable, mais j’ai la sensation de comprendre intimement l’un des mécanismes pouvant mener à ce genre de désespoir. C’est un thème noir, qui peut rebuter le lecteur, mais également très riche d’un point de vue littéraire – il embrasse des thématiques puissantes et vastes.

J’ai lancé l’écriture de ce roman lorsqu’une amie m’a raconté son histoire, une histoire terrifiante qui m’a profondément touché – ce récit constitue l’essentiel de la seconde voix du roman. Outre son écho dans ma propre vie, j’ai trouvé qu’il constituait un matériau idéal pour un roman dense et tendu.

3. Savina : Une histoire qui s’ouvre aux âmes en détresse … Pourquoi avoir écrit sur ce sujet particulièrement ?

Aymeric : Comme je viens de l’expliquer, c’est un sujet qui me concerne en partie. Mais je suis également très frappé, en général, par certains destins de gens littéralement foudroyés par des coups du sort, et notamment ces jeunes femmes victimes d’agressions sur lesquelles j’ai parfois l’impression que la société ferme les yeux. Leur solitude, la profondeur de leur souffrance constituent pour moi un point de fascination, mais aussi l’incarnation de l’horreur absolue qu’il est possible aujourd’hui de subir. Mon précédent roman, « Azima la rouge », traitait également ce thème du traumatisme, et je suis encore loin d’avoir épuisé cet intérêt en moi – bien que je m’attaque aussi par l’écriture à des sujets moins graves !

4. Savina : Une histoire d’amour naîtra entre un professeur fasciné par cette souffrance, et une “suicide girl”. L’amour et la mort, intimement liés selon vous ?

Aymeric : Je n’en ferais pas une règle absolue. J’ai connu des périodes où ma vision de l’amour se révélait étonnamment pessimiste, mais je n’ai plus ce genre de conception. Choisir la mort, il me semble que cela corresponde précisément à un manque d’amour, à l’absence d’espoir. Vous me direz que « Suicide Girls » présente justement l’histoire d’un amour qui s’épanouit sur fond de pulsions noires. Mais il le fait aussi en dépit d’elles : il fleurira sur ces pulsions tout en permettant de s’en dégager.

Disons que l’amour et la mort peuvent être se lier de manière intime, mais qu’ils restent distincts, et que l’un peut prendre le pas sur l’autre – sans vouloir céder au refrain gnan-gnan de « l’amour plus fort que la mort ».

5. Savina : Plonger dans les zones d’ombres de l’être, est-ce finalement découvrir l’humanité et la lumière qui en découle ?

Aymeric : Je ne sais pas si c’est découvrir l’humanité, en tout cas c’est découvrir ce qu’elle a peut-être de plus intense. Disons que c’est la découvrir sous un angle différent. Je ne pense pas que nous ayons tous au plus profond de nous-mêmes des « fantasmes noirs » (rêves de destruction, d’autodestruction…) ; chez beaucoup d’entre nous, ceux-ci restent inconscients et je suis à peu près sûr qu’il existe à cet égard des différences de nature – certains être naissent plus doux que d’autres. En revanche, je crois beaucoup au rôle des circonstances et au fait que certains événements puissent transformer de fond en comble une personnalité. La haine, le désespoir, la jalousie peuvent entrer dans le cœur d’une personne qui n’avait pas l’air d’y être prédestinée. Ce sont des « zones d’ombre circonstancielles », d’une certaine manière, et parler d’elles c’est effectivement présenter l’humanité d’une façon plus complète, c’est-à-dire qui tient compte des contingences.

Quant à la question de la « lumière », je comprends ce mot sans parvenir à me l’approprier, tout au moins dans ce cas-là. Je parlerais plutôt d’intensité, d’incandescence. Je pense qu’il y a comme des « nœuds » dans les personnalités, des points clés, des enjeux brûlants desquels découleront des existences entières. Le plaisir du romancier, bien sûr, est d’identifier ces points-là pour les éclaircir, les mettre à plat, dévoiler leur richesse et même leurs paradoxes – je suis fasciné par cette question du paradoxe au cœur même des instants fondateurs de nos vies.

6. Savina : “Suicide Girls” met en scène ce tragique fait d’actualité chez les jeunes. Etes-vous touché par l’absence de désir de vivre qui caractérise notre époque ?

Aymeric : Je ne suis pas sûr qu’il y ait un manque de désir plus affirmé aujourd’hui. J’ai souvent l’impression, c’est vrai, que la société française traverse une véritable période de dépression – c’est frappant dès que l’on revient de l’étranger -, mais cela me paraît dépendre davantage d’une zone géographique (en l’occurrence, l’Europe de l’Ouest ? Ou bien seulement la France ?) que d’une époque. Le roman « Suicide Girls », par ailleurs, ne me paraît pas lié à une actualité précise… Il se fait l’écho d’un certain mal-être, mais ce genre de souffrance a sans doute toujours existé. Les violences qu’il décrit ne sont pas l’apanage non plus de notre époque – même si nous sommes plus sensibles, aujourd’hui, à la présence de la violence parmi nous, et que certaines formes de violence apparaissent ou s’accentuent. Je trouve globalement que nous vivons une époque plus dure qu’il y a, mettons, trente ans, traversée par des peurs en plus grand nombre – du moins, c’est ainsi que les gens le ressentent. Autant de thèmes qui m’inspirent pour l’écriture d’autres textes.

7. Savina : Après qu’un jeune ait lu votre roman, n’y a-t-il pas de risque qu’il soit tenté d’appartenir un groupe comme “Suicide Girls” ? Ne craignez-vous pas d’enfoncer davantage un lecteur fragile ?

Aymeric : Pas du tout. Tout d’abord parce que le roman se finit sur une note positive. Mais quand bien même il s’achèverait de manière tragique, je suis persuadé que la littérature, et l’art en général, ont une réelle fonction cathartique. Bien sûr, il y aura toujours des cas particuliers, des gens faibles, influençables, qui tireront prétexte d’une œuvre noire. Mais ce sont les exceptions. Je ne connais pas de lecteurs de polars – et encore moins d’auteurs de polars ! – qui deviennent serial killers par la seule magie des mots. Plus généralement, je ne connais personne à qui la lecture ait fait du mal. Elle participe d’un travail d’élucidation sur soi, sur le monde, forcément bénéfiques. A moins que l’on suppose néfaste le phénomène même de la prise de conscience…

A ce propos, il m’arrive souvent d’essuyer des remarques effrayées de gens qui s’étonnent que j’écrive sur un sujet si sombre. Mais la littérature n’est faite que de cela ! Que l’on pense à Shakespeare, à Racine… Les auteurs les plus académiques ne parlent que d’incestes, de viols, de meurtres, de trahisons. A côté de ces monuments, mes petites suicide girls me paraissent bien douces, bien rêveuses…

8. Savina : Que retirez-vous personnellement après avoir écrit ce livre ?

Aymeric : Il y a justement un effet cathartique indéniable. En tant qu’auteur, on accumule une certaine « tension » personnelle autour d’un thème, d’une obsession ; ce texte découle d’une réflexion que je mène depuis des années. C’était un texte qu’il m’était sans doute indispensable d’écrire, et je ne peux qu’être heureux d’avoir poussé à terme le processus d’écriture et de publication.

D’un point de vue plus strictement littéraire, je pense avoir fait de nets progrès par rapport à mon premier roman, « Azima la rouge », dont j’aime moins, maintenant, les phrases courtes et saturées de formules. Mon style s’est épanoui, a pris de l’ampleur. Je pense avoir atteint comme un palier, que j’assume davantage, d’une facture plus classique. Je relirai sans doute ce roman avec moins de déplaisir dans quelques années. J’ai aussi approfondi mon propos, affiné le trait. Pour toutes ces raisons, je suis heureux de pouvoir offrir ce texte au lecteur et partager leurs impressions, tout en m’appuyant dessus pour franchir l’étape littéraire suivante.

9. Savina : Un dernier message pour les lecteurs de ce blog ?

Aymeric : « Que la force de la littérature soit avec vous ! » N’oubliez pas qu’elle a ce pouvoir (elle et ses excellents ambassadeurs, comme le blog que vous avez la chance de lire) d’élucider nos vies et de les tirer vers leurs parts lumineuses. Nous parlions tout à l’heure de lumière, et si la littérature ne peut sans doute pas éteindre tout à fait la douleur, elle peut sûrement la convertir en lumière, oui, en une sorte de force vive d’évidence et de clarté. C’est le miracle des mots que l’on pose sur les choses : ils en annulent la pesanteur.

10. Savina : Merci beaucoup d’avoir répondu sans détour à ces questions et par conséquent, de nous éclairer sur ce thème si délicat.

mercredi 25 août 2010

Nouvelles du front (suite)

Brève intervention, hier midi, dans l'émission de France Inter, "ça vous dérange", animée par Thomas Chauvineau, sur le thème du changement de vie. J'y évoque, en quelques phrases, mon passage du monde d'HEC vers celui des Lettres et de l'enseignement - j'y suis enrhumé, et légèrement survolté !

Podcast ICI (à partir de la minute 10)

mardi 24 août 2010

L'Histoire de France vue du Japon (Michaël Ferrier, Sympathie pour le fantôme)



Rentrée littéraire 2010 (2)

Voici l'article que je publie dans le prochain numéro de la Revue Littéraire à propos de la sortie du nouveau livre de Michaël Ferrier, Sympathie pour le fantôme, aux éditions Gallimard (collection L'Infini) :

"Dans Tokyo, petits portraits de l’aube (Gallimard, L’Infini, 2004), Michaël Ferrier s’appliquait à évoquer la mégapole japonaise dans une prose fluide et légère. Le narrateur y décrivait des lieux, des personnages et des situations sans fil narratif précis, ni trame psychologique appuyée, attentif à capter de Tokyo comme une musique de fond, un rythme intelligent.

Dans Sympathie pour le fantôme, il reprend le dispositif et lui donne de l’ampleur. Virées nocturnes, projets littéraires, séminaires ubuesques… Le narrateur évolue dans un Tokyo rapide, lumineux, sensuel, résolument moderne, résolument mouvant. Il en profite pour réfléchir à quelques figures historiques et culturelles françaises qui, malgré leur statut marginal, ou bien grâce à lui, représentent mieux que d’autres un certain peuple français : « Ce sont eux qu’on a enlevés de l’Histoire ou qu’on n’y a pas laissés entrer. Ce sont les oubliés du destin, les morts pour rien. (…) Ce sont des gens comme toi et moi, et en même temps de grandes figures de la rébellion : à eux trois, et chacun dans des domaines différents (le marché de l’art, la littérature, l’économie), ils ont fait entrer la France dans la modernité… » (page 80) On suit par exemple le destin d’Edmond Albius, jeune esclave noir du 19ème siècle qui par son sens inouï de l’observation découvre le principe de la fécondation artificielle de la vanille. Rien ne le prédestinait à briller, tout lui promettait l’anonymat et la réclusion. Et le voilà pendant quelques années déployant son génie dans les jardins des plus grandes familles, sous l’œil admiratif et jaloux des autres botanistes – ce qui le tirera pas de la misère, loin s’en faut.

Michaël Ferrier se livre par ailleurs à une vive satire du monde universitaire, ridiculisé par ses discussions épiques et sa frénésie de réunions. Il y a des pointes céliniennes dans ces descriptions de vieux professeurs et de vains débats. « Mameda est toujours à côté de Nezumi comme un chien fidèle. Tout ce que Nezumi dit, il le répète. Mentalité : mollusque. Il opine désespérément du chef, il branlotte sans fin du collet, en attendant son tour. » (page 131)

Pas étonnant que le narrateur se livre, dans le dernier chapitre, à un éloge de Thelonious Monk : « Ah, Monk… Faire par l’écriture ce qu’il arrive à faire en musique… Il bouscule tout, la mélodie, le rythme. Perturbation radicale… Il ferme les yeux, respire et plonge, transperce, sillonne, déraille puis revient… » (page 257) Il y a du jazz, en effet, dans l’écriture de Michaël Ferrier. Digressions fantaisistes, mots rapides, notes enjouées… Goût pour le jazz que partage d’ailleurs Philippe Sollers, dont on sent l’influence ici par certains thèmes de prédilection (celui du Temps, grande affaire littéraire, le Temps dans lequel plonger pour en faire ses délices…), mais aussi par ce ton brillant et primesautier, discrètement satirique, truffée de dialogues incisifs et faussement nonchalants, très ironiques vis-à-vis de l’époque actuelle, accusée de se laisser dominer par un sentiment d’urgence vide, un terrible esprit de sérieux, l’oubli de la vie, la vraie, c’est-à-dire l’attention aux corps, à la musique…

Michaël Ferrier fait l’éloge de quelques fantômes qui ont marqué l’Histoire de France, et la font encore, mais il n’est pas un fantôme, lui, constamment en alerte, la plume vive et le sourire aux lèvres, mi-moqueur mi-jouisseur."

dimanche 22 août 2010

Nouvelles du front (Sortie de Suicide Girls)

Rentrée littéraire 2010 (1)

On entend souvent que la littérature française est moribonde, mais chaque rentrée littéraire me donne l'impression inverse, et même le sentiment d'une inquiétante prolifération – comment tout lire (près de 500 nouveaux romans français cette année !), comment lire même une bonne partie de ce que l’on désigne comme de la littérature valable, et poursuivre en même temps sa fréquentation des classiques ? (Je me suis promis par exemple cette année de lire enfin Moby Dick, de me plonger dans Thoreau, de poursuivre ma lecture des Rougon-Macquart ainsi que l’œuvre de Philip Roth).

A propos de sélection des livres à lire, quelques bonnes nouvelles (modestes encore) sur le front des articles à propos des Suicide Girls, sorti le 18 août dernier : une dépêche AFP qui cite brièvement le roman, dépêche reprise et remodelée dans Libération (lire ICI) ; Le Monde des Livres du jeudi 19 août le cite également dans une recension de quelques romans classés par thèmes (lire ICI) ; le site Rue89, dans un article signé par Hubert Artus, Abécédaire de la rentrée littéraire, y fait également référence.

On peut lire par exemple dans Libération :

" (...) La mort rôde aussi, avec une prédilection pour le suicide. C’est le thème du huitième livre très attendu d’ Olivier Adam, Le coeur régulier (Editions de l’Olivier). Sarah, soeur cadette de Nathan qui s’est jeté du haut d’une falaise au Japon, effectue un pélerinage lugubre dans des paysages de bambous et de cèdres pour tenter de comprendre son geste. Alexandre Lacroix revient dans L’orfelin (Flammarion) sur la découverte, alors qu’il était enfant, de son père pendu à une poutre. Dans Suicide Girls (Léo Scheer), Aymeric Patricot retrace le parcours d’un jeune prof fasciné par le suicide. Le Seuil publie également Burqa de chair, roman posthume de Nelly Arcand qui s’est suicidée l’an dernier. (..)"

Brrrr...

Je me permets de reproduire également ici le mail d’un « ami facebook » racontant une anecdote sympathique à propos du livre :

" J'ai vu une personne dans la rue qui lisait votre roman, dans le marais. Je lui ai donc demandé de m'en parler.

Elle m'a dit qu'elle trouvait que le roman se lisait bien, qu'il était prenant, qu'elle le finirait probablement assez vite, et enfin qu'elle aimait particulièrement la description de la psychologie des personnages (extrait à l'appui).

C'était une libraire, qui avait lu un encart, m'a-t-elle dit, dans Libération, ou Télérama, elle ne se souvenait plus.

Détail amusant, elle m'a demandé ensuite si j'étais l'auteur. J'ai dû lui dire que non, mais je dois avouer que la tentation m'est venu de répondre oui ! Pour connaître, sans doute, la joie narcissique d'être pris pour un type talentueux...

Elle m'a dit de vous transmettre ce message..."

mercredi 18 août 2010

Dérapage ethnico-centré d'un génie (Steinbeck et les Indiens d'Amérique)


A l'est d'Eden - Trailer
envoyé par enricogay. - Court métrage, documentaire et bande annonce.

John Steinbeck, le génial auteur américain des Raisins de la Colère ou Des souris et des hommes, Prix Nobel de Littérature, est peu soupçonnable a priori de racisme, d'occidentalo-centrisme ou même de condescendance pour la victime, le faible ou l'opprimé (ses Raisons de la colère passent pour l'une des plus vibrantes dénonciations de l'injustice économique).

Il y a pourtant dans le chapitre inaugural de sa merveilleuse somme romanesque A l'Est d'Eden (l'histoire épique de deux familles de paysans californiens, rejouant à leur manière le mythe d'Abel et de Cain) un paragraphe pour le moins surprenant. Traçant à grands traits l'histoire de la Californie sur plus d'un siècle, l'auteur évoque en des termes peu amènes le peuple indien :

"Telle était la longue vallée de la rivière Salinas. Son histoire était celle de tout le pays. Il y avait d'abord eu des Indiens, mais d'une race dégénérée, sans énergie, incapables d'inventer ou de cultiver, se nourrissant de pucerons, de sauterelles et de coquillages, trop paresseux pour chasser ou pêcher, mangeant ce qui se présentait, ne cultivant pas et broyant des glands en guise de farine. Leurs guerres mêmes n'étaient que pitoyables pantomimes." (A l'Est d'Edan, Livre de Poche, page 10)

Quelle surprise que ce paragraphe dans un roman pourtant habité par la compassion, le sentiment de fatalité tragique, l'effroi devant la méchanceté ! (L'un des personnages principaux, Adam, est d'une douceur confinant à la naïveté). Nous avons vraiment changé d'époque ! L'auteur se donne-t-il ici l'excuse de se retrancher derrière la voix du narrateur ? Celui-ci me semble largement inspiré de l'auteur lui-même... Même le plus sinistre des "droitistes extrêmes" ne se permettrait sans doute pas ce genre de développement "ethnico-méprisant" aujourd'hui, ou bien serait conscient de son caractère inconvenant. Je n'ai pourtant rien trouvé d'équivalent dans les centaines d'autres pages de Steinbeck qu'il m'ait été donné de lire...

lundi 16 août 2010

Un parc naturel tous les cent mètres



(Photo: bord de lac dans les environs de Malacoota)

Quelques remarques, en vrac, à propos des quinze jours que je viens de passer en Australie (côte Sud-Est):

- Je n’ai jamais vu de pays à la nature à la fois si domptée et si généreuse – le réseau routier est parfaitement tenu, et c’est en même temps une débauche continuelle de forêts, de plages, de campagnes quasiment vierges, où jamais vous ne croisez de touristes (mais c’était l’hiver, là-bas) et où les animaux sont omniprésents (perroquets, kangourous, dauphins…).

- Les gens sont d’une gentillesse confondante, d’une chaleur humaine surprenante – et le retour à Paris est cruel : pas un regard, pas un bonjour chez la plupart des commerçants, alors qu’en Australie vous êtes systématiquement accueillis par un sonore : « Hello, how are you ? » (un « hello » dont le « o », nasillard et fermé, se prolonge étonnamment)

- Le pays se présente souvent comme l’un des plus multiculturels au monde, mais je n’ai pas trouvé cela très frappant dans les grandes villes. Les Aborigènes, qui constituent 2 % de la population globale, ne sont presque pas visibles dans la rue. Ce sont de loin les Asiatiques les plus présents, après les populations de type européen (faut-il les appeler « les Blancs » ?), et ils forment à vue de nez près de cinquante pour cent de la population du centre-ville de Melbourne. Mais à Sydney, le métissage n’est vraiment pas celui de Paris ou même des villes d’un pays qui évoque à tant d’égard l’Australie par son histoire et ses enjeux politiques, les Etats-Unis. Pas un seul Noir, à peine quelques Indiens, et encore une fois ce sont les Australiens d’origine asiatique (surtout chinoise) qui constituent la seule vraie communauté visible dans la ville. Existe-t-il le même type de quartiers de relégation qu’en France, dans les environs de Sydney ? Je suppose, mais je ne les ai pas aperçus (il n’y a rien qui ressemble de près ou de loin à ces grands ensembles dont la France est si friande). La question de l’immigration semble malgré tout très présente sur la scène politique, il n’y a pas un jour sans que le journal télévisé n’évoque la question des bateaux de réfugiés.

- Le sentiment persistant qui a été le mien pendant ces quinze jours, c’est que la qualité de vie des Australiens me paraissait très nettement supérieure à celle des Français (du moins dans les grandes villes). Sydney, notamment, m’a fait l’impression d’une grande ville américaine en plus belle, en plus douce et en plus accueillante.