La littérature sous caféine


jeudi 29 mai 2025

La convergence se dessinerait-elle ?

Le nouveau livre de Kevin Boucaud-Victoire, "Mon antiracisme ", me paraît frappé au coin du bon sens. Il s'agit pour lui de définir une position universaliste qui se distingue à la fois de SOS racisme et des mouvements décoloniaux, c'est-à-dire de tenir compte des réalités économiques tout en considérant que tout groupe, fût-il tenu pour majoritaire, a voix au chapitre. En somme, c'était ma position dans "Les petits Blancs" et dans "La révolte des Gaulois." J'ai écrit dans plusieurs articles que la fameuse convergence des luttes entre campagnes et banlieues n'était pas prête de survenir. Avec ce livre, elle pourrait commencer à se dessiner.

lundi 12 mai 2025

Nicolas Le Bault sur "Les petits Blancs" et "La révolte des Gaulois"



Deux ouvrages que l’on peut sans trop se risquer aujourd’hui, avec le recul des quelques années suivant leur parution, qualifier de visionnaires, tant ils anticipent avec force et lucidité les nouveaux clivages qui émergent dans les sociétés contemporaines, particulièrement en France, bien que ceux-ci ne soient pas encore complètement reconnus. Dans Les petits Blancs, paru en 2013 (on ne saurait trop insister sur le caractère avant-gardiste que souligne cette date de publication), Aymeric Patricot, déjà à l’époque auteur de plusieurs romans sur des thèmes difficiles et parfois transgressifs, s’intéresse à la situation concrète, comme aux sentiments mêlés, parfois conflictuels, d’une figure émergente du paysage anthropologique français, longtemps ignorée, parfois niée, dont il entend prendre par cet ouvrage la mesure de l’existence : celle du petit Blanc, forme spécifiquement française de ce que les États-Unis connaissent par la figure du white trash, ou plus précisément de l’incarnation dans le champ social contrasté des sociétés multiculturelles d’une forme de misère spécifiquement blanche. Patricot donne du petit Blanc, sans jamais l’essentialiser, une définition précise, celle d’un « Blanc pauvre prenant conscience de sa couleur dans un contexte de métissage et se découvrant aussi misérable que les minorités tenues pour être, a priori, moins bien traitées que lui ».
Loin être un essai de sociologie froide et distanciée, sans se donner le masque de la sécheresse scientifique, l’auteur explore rigoureusement, avec une profondeur de vue toute littéraire, ce phénomène qui constitue encore le point aveugle des sciences sociales, et le fait avec le courage remarquable de se confronter aux tabous.
À travers les témoignages croisés de plusieurs types de petits Blancs, hommes et femmes, Blanc de gauche, Blanc de droite, Blanc indifférent à son propre sort, Blanc cabossé de la classe ouvrière, petit bourgeois blanc de province civilisé au vernis culturel fragile, Blanche célibataire attirée par les Noirs et les Arabes, Blanc épuisé du sous-prolétariat, Blanc précaire inquiet pour l’avenir de son pays, angoissé à l’idée d’être un jour mis en minorité, Blanc résigné ou encore Blanc en colère, l’auteur rend compte du phénomène dans toute sa diversité et sa complexité, tout en alternant avec des pages d’analyses mêlant subtilement empathie et cérébralité.
Cette construction originale confère à l’ouvrage une grande singularité, et s’inspire selon les mots de l’auteur « d’une certaine tradition française du petit livre d’opinion mêlé de témoignage et de réflexion tel que Sartre, Gide et Césaire l’ont pratiqué », pour rendre compte de façon multidimensionnelle, comme seul le permet la littérature, des affects troubles et des désirs contrariés de ce qui apparaît au fil des pages comme l’embryon d’une communauté en devenir.
C’est aussi à travers cette galerie de portraits que se dessine la géographie d’une France rurale longtemps passée sous silence par la classe politique et la sociologie officielle, une France marquée par le chômage, la désindustrialisation, la désertification et la relégation territoriale. Il apparait nettement que lorsque les structures du travail se sont effondrées, les différences culturelles rejaillissent de manière plus crue, dans un paysage comme dénudé, dégagé des problématiques économiques structurantes. Si le rejet de l’immigration est bien présent au coeur de certains témoignages, il répond à une réalité plus secrète, plus intime et douloureuse, le sentiment présent chez presque tous les personnages d’être les objets d’une nouvelle forme de racisme, spécifique aux sociétés libérales et post-raciales de la mondialisation et de l’urbanisation : le racisme anti-blanc. En effet, dans la nouvelle donne du métissage, et dans un contexte où la discrimination de race semblait avoir été globalement enterrée, « on peut avoir le sentiment », selon les mots de l’auteur, « que le dépassement de la ségrégation se fait ici au prix d’un nouveau type de mépris, d’apparence plus douce mais au fondement tout aussi radical » . Il s’agit de l’entrelacement dans l’inconscient voire dans le discours des classes favorisée en milieu urbain de deux types de violence symbolique : un mépris social, et un autre, plus indicible, plus inavouable, portant sur un critère indubitablement ethnique, et s’exerçant parfois ouvertement à l’endroit de ces Blancs de province, perçus comme une arrière-garde et frappés d’indignité. Il s’identifie dans certaines expressions passées dans le langage courant des centres-villes, notamment à Paris et dans les milieux dits éduqués, pour désigner les populations blanches de la France périphérique : les « rougeauds », les « consanguins » et autres préjugés sordides renvoyant à l’idée de la « France rance » ou de la « France moisie » brocardée par Philippe Sollers, par opposition avec la « nouvelle France », la France métissée, celle des grands centres urbains captant les flux financiers des échanges planétaires. Cette forme réinventée et tolérée de racisme s’exprime notamment par des lieux communs sur le niveau culturel supposé inférieur des campagnes, et dans la stigmatisation des Blancs du prolétariat rural par les clichés de l’obésité, des « sans-dents », de l’alcoolisme, et d’autres expressions brutales mettant à nu les stigmates physiques et mentaux de la pauvreté, celles des gueules cassées de la misère, que l’auteur ose affronter du regard, sans fausse pudeur et avec humanité. Depuis un point de vue critique du narcissisme des petites différences porté par les mouvements de défense des minorités ayant émergé dès les années 1980, Aymeric Patricot parvient aussi à dépasser le point de vue strictement républicain et universaliste majoritaire, aveugle aux particularismes, interdisant de voir émerger en France une communauté pourtant bien réelle. Il parvient ainsi à dégager un espace d’analyse inédit, à une distance raisonnable des postures identitaires inauthentiques, comme de tous les artifices rhétoriques qui tendraient à masquer l’existence de ces petits Blancs que personne ne veut voir tels qu’ils sont. Dans un contexte où chacun se sent appartenir à une race, l’arrogance du Blanc universaliste qui se croit bon et généreux de nier la sienne propre, s’adjugeant ainsi une forme de prééminence sur les autres, apparaît comme un moyen hypocrite d’esquiver une problématique gênante. L’on peut rendre hommage à Aymeric Patricot pour avoir su, cinq ans avant le mouvement des Gilets Jaunes, rendre compte de l’existence de ces petits Blancs, trop pauvres pour intéresser la droite et trop blancs pour plaire à la gauche, et ainsi assumer de mettre au jour les conséquences concrètes d’une réalité sensible rarement abordée de front et pourtant incontournable : celle, telle que la nomme simplement l’auteur, « de la diversification ethnique du peuple français ». C’est d’ailleurs le phénomène des Gilets Jaunes qui, en confirmant une grande part de ses thèses, a conduit Aymeric Patricot à publier un second essai, celui-ci d’une facture plus classique, La Révolte des Gaulois, dans lequel il reprend certaines de ses analyses, pour les prolonger et parfois les dépasser à la lumière d’un faisceau d’événements plus récents, et de la réception critique du premier ouvrage. À travers ce mouvement social d’une dimension et d’une nature inédites, l’auteur voit apparaître sur les ronds-points et dans les cortèges ayant fait irruption dans la capitale un nouveau personnage ayant jusqu’ici échappé aux radars de la sociologie, le Gaulois, dont il donne une définition précise et criante de vérité : « il s'agira, non pas simplement des blancs pauvres mais des blancs modestes de province, tous ces blancs qui, consciemment ou non, se dressent contre un pouvoir central au nom d'une dignité bafouée, d'un attachement à un territoire et d'un certain nombre de valeurs qui, bon an mal an, définissent quelque chose comme une culture. » Il explore la généalogie des soulèvements de 2018, qu’il analyse comme une forme de whitelash à la française, et en extirpe les causes, complexes et multifactorielles. Parmi celles-ci, l’augmentation du prix de l’essence et la limitation de vitesse à 80 km/heure décidé par un gouvernement ne pouvant pas en ignorer les conséquences dramatiques sur des populations pour lesquelles l’usage de la voiture est une nécessité vitale. En amont, la violence du mépris de classe des libéraux mondialistes comme de la gauche. « On assiste depuis trente ou quarante ans maintenant », écrit Aymeric Patricot, « à une véritable inversion dans le champ politique : ceux qui expriment avec le plus de dureté ce mépris de classe appartiennent souvent à celui des deux camps qui se prétend porteur des aspirations des plus modestes, à savoir la gauche. » Aussi, il y a eu l’identification des Blancs du prolétariat à Marine Le Pen lors du débat considéré comme calamiteux en 2017 face à Emmanuel Macron, et l’humiliation ressentie en conséquence par ses électeurs. Plus encore, de manière indicible, la stigmatisation ressentie par le français-qui-n’a-pas-d’autres-origines-que-françaises, et sa transition, dans l’esprit des élites, de Français incomplet à Français coupable. Enfin, la souffrance muette, quasi-inavouable qui en découle. L’auteur met des mots très précis sur l’évolution de l’attitude de la gauche vis-à-vis de l’ouvrier blanc, comme sur le racisme de classe des Parisiens métissés envers les blancs de province, qu’ils accusent justement de racisme, s’attachant, selon le principe bourdieusien de distinction, à ne rien avoir à faire avec ces Gaulois. Pour ces catégories, dit Patricot, « d’une certaine manière, les critères pour juger de la bonne race se sont inversés : la bonne race n’est plus la race pure, elle est la race mélangée ». On voit donc se dessiner chez les élites, de manière parfois explicite et assumée, une tentation sécessionniste, et même un fantasme en vogue, de plus en plus répandu, de faire disparaître les Blancs. La violence de la répression gouvernementale et des discours des éditorialistes dirigés contre les émotions populaires de ses Gaulois en furent l’illustration la plus criante. Car contrairement aux petits Blancs qui sont simplement ignorés par la sociologie, les Gaulois sont non seulement méprisés mais combattus.
Il est également question, autre sujet délicat et brûlant mais traité avec une très grande finesse, de la récupération/infiltration de la révolte des Gilets Jaunes par les banlieues, symbole d’une voix des Blancs de province qui ne peut jamais vraiment se faire entendre pour elle-même.
L’auteur dresse d’ailleurs, dans un passage mémorable, un parallèle intéressant entre les deux figures les plus inquiétantes pour la bourgeoisie urbaine française, le petit Gaulois réfractaire du prolétariat périphérique, et le petit délinquant ethnique plus ou moins réislamisé, soulignant leurs points de convergence tout en reconnaissant l’impossibilité de leur alliance sur le long terme : « À côté du jeune de banlieue, voici donc le blanc des campagnes. (…) Il ne porte pas de casquette mais un gilet jaune, il n'est pas mineur mais déjà mûr, il n'est pas promis au chômage mais à un travail pénible, il n'écoute pas Booba mais Johnny, il ne dit pas « Nique ta mère » mais « Enculé », il ne brûle pas des voitures de police mais détruit des Porsche, il ne tient pas les quartiers de barres d'immeubles mais bloque la circulation des ronds-points, il ne lance pas des cocktails Molotov mais déborde les cordons policiers, il ne tire pas à balles réelles mais renvoie les grenades, il ne brûle pas de médiathèques mais tente de marcher sur l'Élysée, il ne venge pas ses frères tombés sous les coups de la police mais des grands-parents subissant la misère, il n'écrit pas de rap appelant à violer les blanches mais des slogans demandant à Macron de « niquer sa vieille plutôt que les Bretons ». Leurs colères prennent des formes différentes, les mots ne sont pas les mêmes et leurs revendications ne se ressemblent pas, mais tous les deux se dressent face à l'État pour dire leur défiance. »
Avec une souplesse dialectique dont l’auteur est passé maître, il actualise l’alliance objective au cours des manifestations parisiennes entre la banlieue et la grande bourgeoisie, explicable par la fascination des grands bourgeois pour les voyous, manière pour eux d’expier leur mauvaise conscience de classe.
Enfin, en s’appuyant sur les écrits du philosophe nord-américain Charles Taylor, il dessine la voie encore inexplorée d’une nouvelle forme de libéralisme identitaire, possible issue pour une démocratie libérale devant affronter des défis inédits dans l’histoire, et dont les Gilets Jaunes ont révélé les impasses et les contradictions internes.
Aymeric Patricot apporte par ces deux ouvrages une contribution essentielle au débat public et à la compréhension de notre époque, par sa manière particulière de contempler et d’aborder le monde social, regard dont il décrit mieux que quiconque la spécificité : « le temps de mon écriture n’est donc pas celui de l’historien, ni du sociologue, ni du politologue, : il a sa respiration propre, celle de l’écrivain, d’apparence plus modeste parce qu’elle paraît plus personnelle et qu’elle ne s’appuie pas sur des tableaux statistiques, des analyses de scrutins, des considérations sur le temps long, des portraits circonstanciés de carrières politiques. Mais elle n’est pas moins légitime parce que, moins surplombante, elle est plus incarnée ; plus urgente, elle saisit quelque chose de l’esprit de l’époque. » C’est pourquoi je ne peux que recommander la lecture de ces deux essais dont l’importance apparaîtra comme de plus en plus évidente à l’avenir.

mardi 3 septembre 2024

De Biden à Trump

En 2017 JD Vance publiait le récit de son enfance dans les Appalaches, Hillbilly Elegy. Ce fut un grand succès, sans doute parce que le côté réaliste allait de pair avec un discours modéré : loin de se lamenter, l'auteur mettait ces populations pauvres devant leurs responsabilités. Refusant de prendre leur défense, il s'affichait démocrate, ce qui lui ouvrait les portes du grand public et des médias. J'en étais surpris car le vote populaire blanc basculait à l'époque vers les Républicains. Quoi qu'il en soit je l'ai lu avec intérêt, soucieux moi même de saisir les enjeux de ce qu'on a pris l'habitude d'appeler "la question blanche", de part et d'autre de l'Amérique. Mes "Petits Blancs" (2013) et ma "Révolte des Gaulois" (2020) brodaient sur l'équivalent français.

Maintenant JD Vance est devenu le colistier de Trump. Cela me paraît dans l'ordre des choses, compte tenu des équilibres politiques américains. Désolant que l'ethnicisation du vote soit aussi marquée, du moins chez les classes populaires... Je pense que le gros travail des partis dans un avenir proche sera d'essayer de dépasser ces fractures, même si je n'en vois pas le chemin.

mercredi 19 juin 2024

La convergence des luttes n'aura pas lieu

Dans Marianne, je livre quelques éléments d'analyse sur la "convergence des luttes" entre Gilets jaunes et banlieues à laquelle certains avaient rêvé en 2018... Jamais elle n'aura paru si lointaine en 2024.

"Au lendemain des Gilets Jaunes, on a pu caresser le rêve d’une « convergence des luttes » entre gens modestes des petites villes et gens pauvres des banlieues. Mais les émeutes de 2023 ont brisé le fantasme. Aujourd’hui, nous payons notre incapacité à tenir compte des deux bords et à les apaiser.

Rappelons-nous. Les banlieues se sont soulevées en 2005. Quinze ans plus tard, ce fut au tour des campagnes et des zones périurbaines. Les deux fois, on a prétendu qu’il s’agissait de révoltes sociales. Pauvreté, relégation territoriale… Il faut dire que les points communs étaient nombreux. Or, cette explication par le niveau de vie n’a pas suffi.

Ce qui met le feu aux poudres n’est jamais purement pécuniaire. Il faut des humiliations, des atteintes à ce qu’on appelle la dignité. Celle-ci se loge bien souvent dans ce que les sujets appellent à tort ou à raison leur identité, qu’ils devraient sans doute appeler leur histoire. Au fond c’est aussi ça, la créolisation.

Précisons qu’il ne s’agit pas de faire prévaloir la question culturelle mais de considérer qu’elle existe à côté de la question sociale. Les deux se complètent, s’entremêlent. Souvent identifiée à droite, la première est préemptée depuis quelques temps par la gauche antiraciste, pour peu que les cultures concernées soient identifiées comme minoritaires ou « dominées » à l’échelle internationale. En 2005, c’est après la mort de deux adolescents « racisés » que la banlieue s’est soulevée. En 2018, bien avant les histoires d’essence et de péage, les populations furent chauffées à blanc par des remarques sur les « Gaulois réfractaires » ou sur l’illettrisme des ouvrières. Derrière le mépris de classe, le mépris très français d’une élite tenant les provinces pour des lieux mal dégrossis, à l’écart de la modernité, ayant par ailleurs le mauvais goût de ne pas assez se métisser.

Ma thèse exposée dans La Révolte des Gaulois (2020) était que le soulèvement des Gilets jaunes faisait écho à celui des banlieues. Les premiers ne se dressaient pas contre les secondes mais s’inspiraient d’elles pour se tourner vers un adversaire commun. Par ailleurs, la révolte témoignait d’une concurrence larvée : « Nous aussi, nous méritons d’être écoutés… Nous pouvons ruer dans les brancards… » Cependant les contextes étaient différents. Les révoltes ont pris des formes distinctes.

Les populations pouvaient-elles s’entendre ? Allaient-elles s’affronter ? En 2020, je constatais que les conditions n’étaient pas réunies pour une convergence. C’est plutôt l’indifférence qui prévalait, parfois rompue par des éclairs de défiance ou de complicité.

Certains se sont pris à rêver d’une alliance. Thomas Porcher, dans « Les Délaissés » (2021), estimait que Gilets jaunes, classes moyennes et banlieues souffraient tous de pauvreté et que les politiques entretenaient à dessein les divisions. Je ne partageais pas ce point de vue. J’y voyais le tropisme d’analystes qui, s’en tenant à la question des salaires, ferment les yeux sur l’autre moitié de la réalité – celle des histoires, celle des identités, toujours en partie fantasmées bien sûr. Mais les fantasmes sont des moteurs d’action.

Dans plusieurs livres, Christophe Guilluy estime qu’il existe un marketing culturel. Les partis politiques se disent universalistes mais truffent leurs discours de clins d’œil aux communautés. LFI drague les banlieues racisées, l’extrême-droite se fait laïcarde à propos de l’Islam. Quant au centre prétendument libéral, il multiplie sans l’assumer les tacles aux uns, les clins d’œil aux autres. Sans refuser l’idée qu’il puisse exister de nouvelles formes de solidarité – à vrai dire, aspirant à ce qu’elles adviennent – je crains que nous entrions dans une période, non pas de diversité harmonieuse, mais de heurts. On nous dit que les communautés n’existent pas. Or, elles prennent conscience les unes des autres à force de frictions.

Dans un autre genre, Houria Bouteldja, que j’avais taclée dans les Petits Blancs (2013) mais dont je reconnaissais le mérite d’avancer à visage découvert et d’aborder des sujets qui valent excommunication, a également publié un livre sur le sujet : Beaufs et barbares (2023).

Dans une première partie, elle entreprend de prouver qu’il existerait un Etat racial intégral. Je pense qu’elle se trompe quand il s’agit de la France actuelle. Nous sommes à l’ère d’un Etat qui se veut post-racial, intégré dans une UE qui se rêve multiculturelle. Certes, les partis multiplient les appels du pied aux communautés. Mais ceux que l’on dit républicains restent fermes sur le principe d’un dépassement des cultures minoritaires ou nationales. Le problème est que cette ambivalence nous empêche d’affronter sereinement les problèmes.

Dans une seconde partie, le livre propose une réflexion sur les rapports entre communautés. Elle réfléchit à une alliance possible entre ceux qu’elle appelle les Beaufs et les Barbares, deux termes qui recoupent en grande partie les oppositions entre Petits Blancs et Français d’origine immigrée, Gilets jaunes et banlieusards, Gaulois et blédards. Au fond, il s’agit toujours d’une partition entre « Blancs modestes de province », comme je l’écris dans Les Gaulois, et « racisés pauvres ».

Malheureusement, la mort de Nahel en 2023 et les émeutes qui ont suivi ont brisé l’espoir qui commençait à naître en période de paix relative – je dis relative, parce qu’une série de faits divers entretenait la tension. Cette séquence a ravivé les plaies. Elle a redessiné la frontière entre deux camps qui, cette fois-ci, ne se tournent plus vers un ennemi commun, mais se regardent en chiens de faïence.

D’un côté, la mort d’un adolescent abattu par un policier. Naturellement, cette mort est interprétée en termes de racisme – un policier blanc tuant un enfant de l’immigration, cela fait écho à l’affaire George Floyd. Pourtant, les violences policières ne s’abattent plus seulement sur les banlieues, comme l’a montré la crise des Gilets jaunes. N’empêche que le mal a été fait : la police a du mal à contrer l’idée qu’il existerait dans ses rangs un « racisme systémique ».

De l’autre, des émeutes qui s’étendent sur le territoire. La nouveauté a résidé dans cette dispersion : les principales victimes se sont révélées être les classes moyennes des « territoires », néologisme symétrique du fameux « quartiers ». La désolation s’est abattue sur ceux qui estiment se situer loin des problèmes inhérents aux grandes villes.

Comment croire que cette catastrophe ne puisse avoir de répercussion ? A-t-on pensé qu’il suffirait de balayer les décombres et de déclarer que tout s’explique ? Les émeutes laissent des traces. De même, ce qu’on appelle un peu rapidement les faits divers provoquent des traumatismes. S’il faut tâcher de comprendre les violences, on ne gagne jamais à les laisser s’étendre.

Qu’on le veuille ou non, une ligne de démarcation s’est ainsi dessinée entre ceux qui comprennent les émeutes et ceux qui s’en exaspèrent. C’est une ligne nette, recoupant en partie la démarcation droite-gauche que l’on pensait brouillée. Mais elle recoupe également, ce qui est plus grave, une démarcation entre une population perçue comme blanche et une population métissée et racisée – sachant que notre cœur peut battre, bien sûr, pour d’autres communautés que la nôtre, et que certains refusent d’entrer dans cette logique de partition. On espérait que le métissage, en se généralisant, éteindrait la question du racisme ; pour l’instant, ça n’est pas probant.

Le recul est terrible. Désormais, les deux camps ne pleurent pas toujours les mêmes morts. Ceux qui s’émeuvent de l’assassinat de Lola n’ont parfois pas une larme pour Nahel, et vice et versa. Bien sûr, une majorité se dit émue par les deux crimes. Mais nous voyons apparaître des détestations nouvelles. Et l’amalgame entre immigration et délinquance est relancé, même par ceux qui prétendent le nier : vouloir par exemple répartir les migrants sur le territoire, comme le fait le gouvernement, c’est reconnaître qu’il existe des problèmes de concentrations de communautés. L’éruption de colère ayant ravagé les centres-villes provoquera des remous. La victoire du RN aux élections européennes en est un. Faut-il s’attendre à de nouvelles flambées de type Gilets jaunes ? En attendant, l’affrontement d’un Front populaire et d’une droite populiste, caricaturant leurs positions, dissipe la perspective de convergence.

Il est à craindre que ce genre de séquence révolte / contre-révolte croisse en fréquence. Notre société n’assume pas l’un des résultats du projet prométhéen dans lequel elle s’est lancée : elle croit pouvoir obtenir à la fois la diversité et l’harmonie, la différence et la concorde. Il serait plus honnête d’admettre les dangers d’une société multiculturelle afin de mieux les conjurer. Sinon, nous risquons de produire la violence de ces systèmes politiques qui cherchent, comme le dénonçait Hannah Arendt dans Du mensonge à la violence, à nier la vérité des faits, quitte à ce que leurs discours perdent en consistance."

mardi 9 janvier 2024

Débat chaud



Social-démocrate bon teint, mâtiné d'anarchiste (de droite ? de gauche ?), je me suis retrouvé cerné par les mélenchonistes sur le plateau de Paroles d'honneur - en coulisses, Houria Bouteldja. Je venais par ailleurs débattre d'un sujet controversé à droite comme à gauche, mal accepté, mal compris, mal assumé - la pauvreté blanche. Que je le veuille ou non, je représentais cette part de l'électorat qui peine à trouver sa place et qui s'attire tant d'animosité. La deuxième heure, je me suis tendu : on me faisait savoir que les participants du tchat s'énervaient contre moi. Heureusement, l'accueil sur le plateau est resté chaleureux. Mon voisin de gauche, Samir, m'a presque pris dans ses bras pour m'aider à passer ce mauvais moment. Tout d'un coup, j'ai mieux compris l'expression de "Blanc fragile". Et j'ai finalement apprécié de croiser la route de gens qui connaissent le prix de cette sorte de solidarité minimale, humaine, instinctive, entre citoyens parfois séparés par leurs idées mais soucieux de pouvoir en discuter et en rire.

mardi 9 mai 2023

Gilets jaunes, le whitelash à la française ?

En juillet 2022, j'intervenais dans l'émission "Là-bas si j'y suis" pour parler des petits Blancs, des Gilets jaunes, des banlieues, de Macron, avec Daniel Mermet et Rosa Moussaoui.

mardi 7 mars 2023

Province anesthésiée (Littérature des Gilets jaunes, 2)

La production romanesque enregistre toujours avec retard, mais avec fidélité, les secousses telluriques de la société française, et de même qu’il existe désormais une véritable « littérature d’attentats », de même il existe une « littérature des Gilets jaunes ». Avant le roman « Rond-Point » (…, 2023), Daniel Rondeau mettait ainsi en scène avec « Arrière-Pays » (Grasset, 2021) une Aube qu’il connaît bien pour habiter non loin, sur la Côte des Blancs, une Aube secouée par le meurtre d’un routier, sur fond de crise sociale. L’écriture est habile, l’histoire bien troussée, et le narrateur nous livre comme il se doit quelques éléments d’analyse sur une séquence que personne n’a su anticiper.

A ce propos, la page qui suit recoupe un élément que je relevais dans « La révolte des Gaulois » (Léo Scheer, 2020), le profond sentiment que les campagnes françaises, à la veille de la révolte, étaient assommées par le fatalisme, vieillissante et pessimiste – ma thèse étant qu’elle se sentait aussi à l’écart d’une certaine modernité du métissage.

« Il ne se souvient pas avoir jamais rencontré une pauvreté et surtout un sentiment d’abandon aussi généralisés. Avec les French doctors, il a croisé des estropiés, des mutilés, des gens broyés par la guerre, mais ceux-là hurlaient, criaient, ils se débattaient, ils voulaient vivre. Ceux qu’il rencontre tous les jours restent silencieux et tétanisés. » (p 165)

mercredi 1 février 2023

Se mettre en marche

Dans « La révolte des Gaulois » (Léo Scheer, 2020), j’avais parlé de la « protestation d’existence » des Gilets jaunes. Au-delà des revendications, il y avait surtout le désir d’être regardé, la volonté farouche de s’affirmer comme une force collective méritant davantage que l’ignorance ou le mépris.

Le roman « Rond-point » d'Olivier Sheibling (Rue Fromentin, janvier 2023), l’une des toutes premières fictions centrées sur le thème des Gilets jaunes, part d’une même analyse. Le protagoniste souffre d’une vie atone, en perte de sens. Il a le sentiment de se redresser et de se mettre en marche (n’en déplaise à notre président). Il éprouve ce que Simone Weil décrivait dans ses fameuses lettres compilées dans « La condition ouvrière », la joie de se mettre en mouvement dans les grèves et de desserrer l’étau du quotidien.

« Je n’avais pas encore mis en vente la maison de ma mère, celle où elle avait fini sa vie, et elle m’est d’emblée apparue comme le lieu idéal : aucun de mes amis ne connaissait ce village, tellement banal qu’il en devenait indiscernable, inaccessible, presque absent des cartes. Du reste, les vieux d’ici racontaient que personne n’avait jamais vu d’Allemands pendant la guerre, tellement le village était transparent, à l’écart des routes et en dehors du monde. Un non-lieu de rêve pour passer le reste d’une non-vie. Trouver un nouveau job fut une formalité : le chagrin n'avait pas aboli mes compétences, il avait en revanche anéanti toute forme d’amour-propre, toute revendication de statut et même toute exigence financière. J’étais un rêve pour DRH : ni ambition ni frustration, une efficacité de pilote automatique, je travaillais pour vivre et vivre exigeait peu. Mais me demandait beaucoup. »