La littérature sous caféine


mercredi 19 juin 2024

La convergence des luttes n'aura pas lieu

Dans Marianne, je livre quelques éléments d'analyse sur la "convergence des luttes" entre Gilets jaunes et banlieues à laquelle certains avaient rêvé en 2018... Jamais elle n'aura paru si lointaine en 2024.

"Au lendemain des Gilets Jaunes, on a pu caresser le rêve d’une « convergence des luttes » entre gens modestes des petites villes et gens pauvres des banlieues. Mais les émeutes de 2023 ont brisé le fantasme. Aujourd’hui, nous payons notre incapacité à tenir compte des deux bords et à les apaiser.

Rappelons-nous. Les banlieues se sont soulevées en 2005. Quinze ans plus tard, ce fut au tour des campagnes et des zones périurbaines. Les deux fois, on a prétendu qu’il s’agissait de révoltes sociales. Pauvreté, relégation territoriale… Il faut dire que les points communs étaient nombreux. Or, cette explication par le niveau de vie n’a pas suffi.

Ce qui met le feu aux poudres n’est jamais purement pécuniaire. Il faut des humiliations, des atteintes à ce qu’on appelle la dignité. Celle-ci se loge bien souvent dans ce que les sujets appellent à tort ou à raison leur identité, qu’ils devraient sans doute appeler leur histoire. Au fond c’est aussi ça, la créolisation.

Précisons qu’il ne s’agit pas de faire prévaloir la question culturelle mais de considérer qu’elle existe à côté de la question sociale. Les deux se complètent, s’entremêlent. Souvent identifiée à droite, la première est préemptée depuis quelques temps par la gauche antiraciste, pour peu que les cultures concernées soient identifiées comme minoritaires ou « dominées » à l’échelle internationale. En 2005, c’est après la mort de deux adolescents « racisés » que la banlieue s’est soulevée. En 2018, bien avant les histoires d’essence et de péage, les populations furent chauffées à blanc par des remarques sur les « Gaulois réfractaires » ou sur l’illettrisme des ouvrières. Derrière le mépris de classe, le mépris très français d’une élite tenant les provinces pour des lieux mal dégrossis, à l’écart de la modernité, ayant par ailleurs le mauvais goût de ne pas assez se métisser.

Ma thèse exposée dans La Révolte des Gaulois (2020) était que le soulèvement des Gilets jaunes faisait écho à celui des banlieues. Les premiers ne se dressaient pas contre les secondes mais s’inspiraient d’elles pour se tourner vers un adversaire commun. Par ailleurs, la révolte témoignait d’une concurrence larvée : « Nous aussi, nous méritons d’être écoutés… Nous pouvons ruer dans les brancards… » Cependant les contextes étaient différents. Les révoltes ont pris des formes distinctes.

Les populations pouvaient-elles s’entendre ? Allaient-elles s’affronter ? En 2020, je constatais que les conditions n’étaient pas réunies pour une convergence. C’est plutôt l’indifférence qui prévalait, parfois rompue par des éclairs de défiance ou de complicité.

Certains se sont pris à rêver d’une alliance. Thomas Porcher, dans « Les Délaissés » (2021), estimait que Gilets jaunes, classes moyennes et banlieues souffraient tous de pauvreté et que les politiques entretenaient à dessein les divisions. Je ne partageais pas ce point de vue. J’y voyais le tropisme d’analystes qui, s’en tenant à la question des salaires, ferment les yeux sur l’autre moitié de la réalité – celle des histoires, celle des identités, toujours en partie fantasmées bien sûr. Mais les fantasmes sont des moteurs d’action.

Dans plusieurs livres, Christophe Guilluy estime qu’il existe un marketing culturel. Les partis politiques se disent universalistes mais truffent leurs discours de clins d’œil aux communautés. LFI drague les banlieues racisées, l’extrême-droite se fait laïcarde à propos de l’Islam. Quant au centre prétendument libéral, il multiplie sans l’assumer les tacles aux uns, les clins d’œil aux autres. Sans refuser l’idée qu’il puisse exister de nouvelles formes de solidarité – à vrai dire, aspirant à ce qu’elles adviennent – je crains que nous entrions dans une période, non pas de diversité harmonieuse, mais de heurts. On nous dit que les communautés n’existent pas. Or, elles prennent conscience les unes des autres à force de frictions.

Dans un autre genre, Houria Bouteldja, que j’avais taclée dans les Petits Blancs (2013) mais dont je reconnaissais le mérite d’avancer à visage découvert et d’aborder des sujets qui valent excommunication, a également publié un livre sur le sujet : Beaufs et barbares (2023).

Dans une première partie, elle entreprend de prouver qu’il existerait un Etat racial intégral. Je pense qu’elle se trompe quand il s’agit de la France actuelle. Nous sommes à l’ère d’un Etat qui se veut post-racial, intégré dans une UE qui se rêve multiculturelle. Certes, les partis multiplient les appels du pied aux communautés. Mais ceux que l’on dit républicains restent fermes sur le principe d’un dépassement des cultures minoritaires ou nationales. Le problème est que cette ambivalence nous empêche d’affronter sereinement les problèmes.

Dans une seconde partie, le livre propose une réflexion sur les rapports entre communautés. Elle réfléchit à une alliance possible entre ceux qu’elle appelle les Beaufs et les Barbares, deux termes qui recoupent en grande partie les oppositions entre Petits Blancs et Français d’origine immigrée, Gilets jaunes et banlieusards, Gaulois et blédards. Au fond, il s’agit toujours d’une partition entre « Blancs modestes de province », comme je l’écris dans Les Gaulois, et « racisés pauvres ».

Malheureusement, la mort de Nahel en 2023 et les émeutes qui ont suivi ont brisé l’espoir qui commençait à naître en période de paix relative – je dis relative, parce qu’une série de faits divers entretenait la tension. Cette séquence a ravivé les plaies. Elle a redessiné la frontière entre deux camps qui, cette fois-ci, ne se tournent plus vers un ennemi commun, mais se regardent en chiens de faïence.

D’un côté, la mort d’un adolescent abattu par un policier. Naturellement, cette mort est interprétée en termes de racisme – un policier blanc tuant un enfant de l’immigration, cela fait écho à l’affaire George Floyd. Pourtant, les violences policières ne s’abattent plus seulement sur les banlieues, comme l’a montré la crise des Gilets jaunes. N’empêche que le mal a été fait : la police a du mal à contrer l’idée qu’il existerait dans ses rangs un « racisme systémique ».

De l’autre, des émeutes qui s’étendent sur le territoire. La nouveauté a résidé dans cette dispersion : les principales victimes se sont révélées être les classes moyennes des « territoires », néologisme symétrique du fameux « quartiers ». La désolation s’est abattue sur ceux qui estiment se situer loin des problèmes inhérents aux grandes villes.

Comment croire que cette catastrophe ne puisse avoir de répercussion ? A-t-on pensé qu’il suffirait de balayer les décombres et de déclarer que tout s’explique ? Les émeutes laissent des traces. De même, ce qu’on appelle un peu rapidement les faits divers provoquent des traumatismes. S’il faut tâcher de comprendre les violences, on ne gagne jamais à les laisser s’étendre.

Qu’on le veuille ou non, une ligne de démarcation s’est ainsi dessinée entre ceux qui comprennent les émeutes et ceux qui s’en exaspèrent. C’est une ligne nette, recoupant en partie la démarcation droite-gauche que l’on pensait brouillée. Mais elle recoupe également, ce qui est plus grave, une démarcation entre une population perçue comme blanche et une population métissée et racisée – sachant que notre cœur peut battre, bien sûr, pour d’autres communautés que la nôtre, et que certains refusent d’entrer dans cette logique de partition. On espérait que le métissage, en se généralisant, éteindrait la question du racisme ; pour l’instant, ça n’est pas probant.

Le recul est terrible. Désormais, les deux camps ne pleurent pas toujours les mêmes morts. Ceux qui s’émeuvent de l’assassinat de Lola n’ont parfois pas une larme pour Nahel, et vice et versa. Bien sûr, une majorité se dit émue par les deux crimes. Mais nous voyons apparaître des détestations nouvelles. Et l’amalgame entre immigration et délinquance est relancé, même par ceux qui prétendent le nier : vouloir par exemple répartir les migrants sur le territoire, comme le fait le gouvernement, c’est reconnaître qu’il existe des problèmes de concentrations de communautés. L’éruption de colère ayant ravagé les centres-villes provoquera des remous. La victoire du RN aux élections européennes en est un. Faut-il s’attendre à de nouvelles flambées de type Gilets jaunes ? En attendant, l’affrontement d’un Front populaire et d’une droite populiste, caricaturant leurs positions, dissipe la perspective de convergence.

Il est à craindre que ce genre de séquence révolte / contre-révolte croisse en fréquence. Notre société n’assume pas l’un des résultats du projet prométhéen dans lequel elle s’est lancée : elle croit pouvoir obtenir à la fois la diversité et l’harmonie, la différence et la concorde. Il serait plus honnête d’admettre les dangers d’une société multiculturelle afin de mieux les conjurer. Sinon, nous risquons de produire la violence de ces systèmes politiques qui cherchent, comme le dénonçait Hannah Arendt dans Du mensonge à la violence, à nier la vérité des faits, quitte à ce que leurs discours perdent en consistance."

mardi 9 janvier 2024

Débat chaud



Social-démocrate bon teint, mâtiné d'anarchiste (de droite ? de gauche ?), je me suis retrouvé cerné par les mélenchonistes sur le plateau de Paroles d'honneur - en coulisses, Houria Bouteldja. Je venais par ailleurs débattre d'un sujet controversé à droite comme à gauche, mal accepté, mal compris, mal assumé - la pauvreté blanche. Que je le veuille ou non, je représentais cette part de l'électorat qui peine à trouver sa place et qui s'attire tant d'animosité. La deuxième heure, je me suis tendu : on me faisait savoir que les participants du tchat s'énervaient contre moi. Heureusement, l'accueil sur le plateau est resté chaleureux. Mon voisin de gauche, Samir, m'a presque pris dans ses bras pour m'aider à passer ce mauvais moment. Tout d'un coup, j'ai mieux compris l'expression de "Blanc fragile". Et j'ai finalement apprécié de croiser la route de gens qui connaissent le prix de cette sorte de solidarité minimale, humaine, instinctive, entre citoyens parfois séparés par leurs idées mais soucieux de pouvoir en discuter et en rire.

mardi 9 mai 2023

Gilets jaunes, le whitelash à la française ?

En juillet 2022, j'intervenais dans l'émission "Là-bas si j'y suis" pour parler des petits Blancs, des Gilets jaunes, des banlieues, de Macron, avec Daniel Mermet et Rosa Moussaoui.

mardi 7 mars 2023

Province anesthésiée (Littérature des Gilets jaunes, 2)

La production romanesque enregistre toujours avec retard, mais avec fidélité, les secousses telluriques de la société française, et de même qu’il existe désormais une véritable « littérature d’attentats », de même il existe une « littérature des Gilets jaunes ». Avant le roman « Rond-Point » (…, 2023), Daniel Rondeau mettait ainsi en scène avec « Arrière-Pays » (Grasset, 2021) une Aube qu’il connaît bien pour habiter non loin, sur la Côte des Blancs, une Aube secouée par le meurtre d’un routier, sur fond de crise sociale. L’écriture est habile, l’histoire bien troussée, et le narrateur nous livre comme il se doit quelques éléments d’analyse sur une séquence que personne n’a su anticiper.

A ce propos, la page qui suit recoupe un élément que je relevais dans « La révolte des Gaulois » (Léo Scheer, 2020), le profond sentiment que les campagnes françaises, à la veille de la révolte, étaient assommées par le fatalisme, vieillissante et pessimiste – ma thèse étant qu’elle se sentait aussi à l’écart d’une certaine modernité du métissage.

« Il ne se souvient pas avoir jamais rencontré une pauvreté et surtout un sentiment d’abandon aussi généralisés. Avec les French doctors, il a croisé des estropiés, des mutilés, des gens broyés par la guerre, mais ceux-là hurlaient, criaient, ils se débattaient, ils voulaient vivre. Ceux qu’il rencontre tous les jours restent silencieux et tétanisés. » (p 165)

mercredi 1 février 2023

Se mettre en marche

Dans « La révolte des Gaulois » (Léo Scheer, 2020), j’avais parlé de la « protestation d’existence » des Gilets jaunes. Au-delà des revendications, il y avait surtout le désir d’être regardé, la volonté farouche de s’affirmer comme une force collective méritant davantage que l’ignorance ou le mépris.

Le roman « Rond-point » d'Olivier Sheibling (Rue Fromentin, janvier 2023), l’une des toutes premières fictions centrées sur le thème des Gilets jaunes, part d’une même analyse. Le protagoniste souffre d’une vie atone, en perte de sens. Il a le sentiment de se redresser et de se mettre en marche (n’en déplaise à notre président). Il éprouve ce que Simone Weil décrivait dans ses fameuses lettres compilées dans « La condition ouvrière », la joie de se mettre en mouvement dans les grèves et de desserrer l’étau du quotidien.

« Je n’avais pas encore mis en vente la maison de ma mère, celle où elle avait fini sa vie, et elle m’est d’emblée apparue comme le lieu idéal : aucun de mes amis ne connaissait ce village, tellement banal qu’il en devenait indiscernable, inaccessible, presque absent des cartes. Du reste, les vieux d’ici racontaient que personne n’avait jamais vu d’Allemands pendant la guerre, tellement le village était transparent, à l’écart des routes et en dehors du monde. Un non-lieu de rêve pour passer le reste d’une non-vie. Trouver un nouveau job fut une formalité : le chagrin n'avait pas aboli mes compétences, il avait en revanche anéanti toute forme d’amour-propre, toute revendication de statut et même toute exigence financière. J’étais un rêve pour DRH : ni ambition ni frustration, une efficacité de pilote automatique, je travaillais pour vivre et vivre exigeait peu. Mais me demandait beaucoup. »

lundi 12 septembre 2022

Spectre

En publiant « Les petits Blancs » (2013) puis « La Révolte des Gaulois » (2020), j’ai redouté d’être assimilé à l’extrême-droite puisque j’abordais des thèmes – la pauvreté blanche, la révolte culturelle des campagnes – qui pouvaient indiquer, aux yeux des certains, que je militais du mauvais côté de la barrière. Heureusement, ceux qui m’on lu ont bien compris qu’un auteur ne se confond pas avec son sujet, et qu’on peut s’intéresser à une situation sans prendre parti – même si, par la force des choses, dresser un constat, c’est œuvrer pour qu’il se répande.

Alors, bien sûr, je n’ai pas convaincu tout le monde et certains lecteurs m’ont témoigné leur désaccord, mais c’est le jeu des prises de parole et, surtout, les accueils positifs se sont répartis sur l’ensemble du spectre politique – Le Point, Le Figaro, L’Obs, La Croix… Pascal Bruckner m’a cité dans « Un coupable presque parfait », Paul Conge (de Marianne) s’est fendu d’une analyse dans « Les Grands remplacés », et cet été Daniel Mermet m’a fait l’amitié de me recevoir, ainsi que Rosa Moussaoui, pour une demi-heure d’interview sur le site de « Là-bas si j’y suis ». La crise du Covid avait enterré la crise des Gilets jaunes, quelque chose me dit que ces thèmes-là sont destinés à durer. Mieux, ils s’apprêtent à ressurgir…

lundi 4 juillet 2022

Je peaufine ma connaissance du régime en place

A l’âge de vingt ans, j’ai lancé un fanzine que j’avais intitulé, non sans malice, « Le journal de l’extrême-centre ». Je ne me doutais pas que, vingt-cinq ans plus tard, l’expression que je prenais pour une boutade – et qui disait malgré tout quelque chose de quelques intuitions politiques – deviendrait non seulement une expression consacrée, mais qu’elle servirait à de très sérieux analystes politiques pour décrire la force politique majoritaire du pays. Vieillir, c’est se laisser surprendre.

vendredi 11 février 2022

Les Gilets jaunes, deux ans après

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Mardi 22 février, je présenterai au cinéma CGR de Troyes le beau film d'Emmanuel Gras, "Un peuple", à l'issu duquel j'animerai un débat sur la question des Gilets jaunes, que j'avais abordée dans mon livre "La révolte des Gaulois". Après avoir remporté un prix à Cannes pour "Makala", qui suivait sans un mot le travail acharné d'un jeune Congolais qui produisait du charbon, Emmanuel Gras a posé ses caméras sur un rond-point pendant plusieurs semaines. Son film propose un regard sur les soubresauts de la crise, sans commentaire, mais il m'a semblé particulièrement juste et sensible.