La littérature sous caféine


lundi 13 septembre 2010

Cynisme, please ! (Houellebecq, "La carte et le territoire")



Rentrée littéraire 2010 (3)

J’entame ma lecture du dernier roman de Michel Houellebecq, La carte et le territoire, tout juste paru, très attendu par la critique et beaucoup célébré depuis sa sortie (à l’exception notable de Tahar Ben Jelloun, membre du Jury Goncourt). Je vais égrener sur ce blog quelques impressions de lecture au fur et à mesure que j’avancerai dans le livre.

A propos des 50 premières pages :

- Dans l’ouverture du roman (les 30 pages précédant la première partie), on retrouve un thème à peine esquissé mais que je trouve très frappant chez Houellebecq parce qu’il existait déjà en filigrane dans la première partie de Plateforme (et des Particules élémentaires, si mes souvenirs sont bons), et que peu de critiques, peu de lecteurs ont abordé dans leurs commentaires : le thème de la violence urbaine, omniprésente dans les environs de Paris. Ce sont des allusions que Houellebecq développe peu, théorise à peine, mais qui donnent à ses romans une étrange tonalité de tragédie triste, de fatalité sordide. Je suis curieux de voir s’il va pousser plus loin dans ce roman le traitement de cette thématique (il semble que oui, si l’on se fie au dénouement du livre annoncé dans tel ou tel article).

« Il avait d’abord fallu renforcer le mur d’enceinte, le surmonter d’un grillage électrifié, installer un système de vidéosurveillance relié au commissariat, tout cela pour que son père puisse errer solitairement dans douze pièces inchauffables où personne ne venait jamais, à l’exception de Jed, à chaque réveillon de Noël. Depuis longtemps les commerces de proximité avaient disparu, et il était impossible de sortir à pied dans les rues avoisinantes – les agressions contre les voitures, même, n’étaient pas rares aux feux rouges. » (Page 18)

- On retrouve le ton bien rôdé par Houellebecq d’ironie dérisoire, d’humour pince-sans-rire, de cynisme soft, de désinvolture sexuelle. Cependant cette attaque du roman peut désarçonner le fanatique de Houellebecq qui la trouvera singulièrement apaisée. Les quelques aperçus de la vie du protagonsite, Jed, un artiste peintre, se déroulent sans logique apparente, sans coup d’éclat, sans désespoir marqué, avec une relative banalité (ce qui fait son charme). On pourrait parler d’une tonalité mineure. J’espère que la suite s’écrira dans un registre plus affirmé, plus contrasté, sans quoi le roman prendrait le risque d’être le roman le plus fade de l’auteur. Mais je reste confiant.

« Après son entrée en maison de retraite médicalisée, l’ancien senior – devenu, de manière enfin irréfutable, un vieux – se retrouve un peu dans la position de l’enfant pensionnaire. Parfois, il a des visites : c’est alors le bonheur, il peut découvrir le monde, manger des Pépito et rencontrer le clown Ronald MacDonald. » (page 25)

- Autre clin d’œil, me semble-t-il, à ses romans précédents : la brève évocation de l’atmosphère cruelle des cours de récréation. C’est très drôle, comme d’habitude, mais c’est aussi déjà lu…

- L’aspect le plus convaincant de ces 50 premières pages, ce sont les développements sur le travail de Jed et sur le rôle de l’art dans la société. De bonne tenue, ces considérations préparent, je l’espère, quelques-unes de ces éclairantes digressions mi-sociologiques, mi-philosophiques dont Houellebecq a le secret.

dimanche 12 septembre 2010

Wrath attaque !

La célèbre blogueuse Wrath, connue pour son démontage en règle du copinage germanopratin dans le monde de l'édition, ouvre le bal des critiques négatives de Suicide Girls, dans son billet à lire ICI.

Ne pas manquer les commentaires, au moins aussi savoureux que l'article.

vendredi 10 septembre 2010

Jouir de la technique (Olivier Cadiot, "Un mage en été")


Olivier Cadiot - Un mage en été (Mediapart)
envoyé par Mediapart. - L'info video en direct.

Très belle lecture, hier soir, d’Olivier Cadiot à la librairie L’Atelier (Jourdain, Paris 20). Le poète-romancier-dramaturge (comment se désigne-t-il lui-même ?) a présenté son dernier livre, Un mage en été (P.O.L., …) (par ailleurs adapté pour la scène, il y a quelques semaines, au festival d'Avignon), expliquant sa genèse avant d’en lire quelques extraits de manière très drôle et inspirée.

Pour une raison dont le souvenir m'échappe, Olivier Cadiot a évoqué dans sa courte introduction, savamment improvisée, l’effet de surprise que lui réservaient parfois les photos dans Libération : dans une page c’est une photo d’actualité, dans la suivante une photo d’art et pendant quelques secondes le lecteur a le réflexe de penser que cette seconde photo, plus étrange, plus originale, et même parfois plus délirante, se rapporte également à l’actualité. Erreur ! C’est une vision d’artiste, et l’immersion de ce fantasme coloré dans un quotidien consacré à l’actualité lui confère une curieuse poésie, lui donne comme une patine de réalité.

La lecture fut ensuite un régal, et j’ai eu le plaisir de découvrir une dimension qui m’avait échappé chez Cadiot, ou que je n’avais pas soupçonnée si profonde : la poétisation de la technique, la révélation de la magie du quotidien, l’utilisation d’un vocabulaire délicieusement mécanique dans le cadre de rêveries sur le bonheur, le bien-être, l’ubiquité… Je n’avais jamais connu de manière aussi précise et jouissive la sensation que la poésie pouvait s’emparer des aspects les plus aboutis de notre modernité pour la célébrer, se l’approprier, jouir des possibilités presque infinies de rêve qu’elle nous offre.

Mais j’avoue n’être qu’aux balbutiements de ma découverte de l’œuvre de Cadiot (j’ai vu deux pièces adaptées de ses textes et parcouru quelques petits livres)

"Le cinéma c'est bien.
(...) Allons-y. Quelle souplesse. Adaptabilité. Modernité. Efficacité. On fait ce qu'on veut, filmer les angles, plonger sous la peau, on va partout, on peut avoir des yeux derrière la tête, et sortir de soi pour se voir... du dessus. Comme ça. C'est très pratique, on voit un paysage plus grand qu'on ne l'imaginait, ah je ne savais pas qu'il y avait tant de vert ici ! On dirait un paysage abandonné. Un énorme fouillis végétal. On s'installe, on tourne, on regarde. Un bord de rivière. Un vrai labyrinthe
." (Un mage en été, page 19)

mardi 7 septembre 2010

"Une écriture au classicisme vénéneux..."

Un article de Marc Séfaris, sur le site Chroniques de la rentrée littéraire, à propos de Suicide Girls :

"Autant le dire tout de suite, Suicide Girls est un livre malsain.
Il est question de fascinations macabres, d’amours délicieuses parce que sans issue, de roman familial foireux, de beautés glauques à souhait. En soi, rien de dramatique sans doute, un zeste de moralisme compassionnel ou une louche de complaisance permettrait de rassurer le lecteur : ah un roman pédagogique / ah du voyeurisme cynique, tout va bien, j’ai bien affaire à de la littérature contemporaine.

Seulement voilà, Aymeric Patricot en a décidé autrement. Ni rentre-dedans obscène avec mini-succès de mini-scandale à la clé ni voix doucereuse pour arrondir les angles, mais une écriture au classicisme vénéneux, nette et cruellement sensible. L’entreprise est ambitieuse et sans pitié : descendre dans les bas-fonds de la conscience, scruter les entrailles des êtres les plus tangents, avec un souci d’exactitude peu commun, et, poussée jusqu’à un certain point – un point sans cesse reculé – l’envie de comprendre, voire de célébrer ce que tout individu dit équilibré fuit spontanément.

Au début on ne se méfie pas, on commence avec une voix familière, un trentenaire qui fait part d’un malaise raisonnable. Il ressasse la disparition suspecte d’un père rongé par ses contradictions, se dit parfois assailli par des images suicidaires, déplore sa relation compliquée avec la trop saine (?) Laurence, conscient de leur « parfaite inadéquation » – relation tortueuse évoquée non sans subtilité et mélancolie sobre, à la manière d’un Benjamin Constant dans Adolphe. La structure du roman, fondée sur le principe de la double voix narrative, est toute aussi rassurante : une jeune femme, Manon, s’exprime parallèlement, évoquant sa sinistre trajectoire de fille trop désirée, meurtrie, violée, en guerre et en fuite. Cette seconde voix, plus juvénile, plus crue et moins réfléchie, complète parfaitement la première. On sait bien que ces deux solitaires sont appelés à se rencontrer un jour, pour le meilleur et pour le pire, l’angoissé et la cabossée, quelle belle idylle. D’ailleurs la 4° de couverture se fait fort de l’expliciter au cas où on serait étourdi, et de fait à la mi-roman, paf la rencontre. Bref, nous voilà en route pour du romantisme ténébreux, à coup sûr Eros va encore se ruer sur Thanatos, et réciproquement.

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dimanche 5 septembre 2010

L'angoisse du dimanche soir


Olivier Adam et Luc Blanvillain
envoyé par franceinter. - L'info internationale vidéo.

J’ai pris l’habitude de lire chaque roman d’Olivier Adam depuis que son recueil de nouvelles Passer l’hiver m’avait fait forte impression – je l’avais trouvé d’une surprenante densité émotionnelle. Depuis, il a rencontré un succès croissant avec des textes plus amples, des romans graves et sensibles. La qualité de l’écriture est toujours là, mais on y perd en tension romanesque à mon goût (je n’ai même pas fini ma lecture de A l’abri de rien). Je ne peux pas m’empêcher de penser à Maupassant, génie du texte court mais plus à la peine dans le roman (je m’apprête cependant à lire Fort comme la mort, le dernier roman de l’auteur de Bel-Ami, dont le titre m’ensorcelle).

J’achève ma lecture de l’avant-dernier livre d’Olivier Adam, Des vents contraires (Editions de l’Olivier, 2008 / Points, 2010) (le narrateur retourne dans la ville de son enfance, Saint-Malo, après la disparition de sa femme...), et je suis frappé par la permanence de certains thèmes obsessionnels comme ceux de la dépression, de l’absence, de la rupture… A cet égard, Olivier Adam mériterait davantage que Houellebecq encore le qualificatif de romancier dépressif (ce n’est pas un défaut, loin s’en faut). Les plus belles pages sont presque systématiquement consacrées à la tristesse, à l’angoisse, aux sentiments d’échec et d’absurde, à l’absence d’espoir, à l’alcool et à la solitude.

Une page m’a fait sourire : celle qui parle de l’angoisse du dimanche soir, une angoisse largement partagée, et que je connaissais, de manière aigüe, collégien – j’ai la chance d’en être débarrassé depuis que je ne travaille plus le lundi…

« La sourde angoisse des dimanches soir est retombée sur tout ça comme un voile. Ca ne m’a pas alarmé. Le lendemain l’école reprenait et ce serait mon premier jour, c’était même rassurant d’être pris à la gorge par un sentiment si familier, identifiable et dont on connaissait la source. Une sensation qui vous remontait de l’enfance, en pyjama les cheveux mouillés on dînait devant la télévision, après les frites du samedi midi les hot-dogs du soir et le rôti du dimanche le repas lui-même avait quelque chose d’austère et indiquait qu’on reprenait le cours des choses, devant notre assiette tout nous paraissait soudain rétrécir, nos poumons la dimension des pièces, le temps lui-même. Une tristesse diffuse nous collait aux pattes jusqu’au coucher et des années plus tard, alors même que je n’aurais plus à me rendre nulle part, ni dans aucun bureau ni dans aucune classe, alors que rien de précis ne permettrait de différencier le lundi du dimanche, le même sentiment me viendrait, d’air raréfié et de ventre noué. » (p 41).

Une phrase, plus loin, m’a particulièrement touché :

« Le concret nous cimente, le quotidien nous lie, l’espace nous colle les uns aux autres, et on s’aime d’un amour étrange, inconditionnel, d’une tendresse injustifiable et profonde, qui ne prend pourtant sa source qu’aux lisières. » (p 54)

J’aime cette expression d’ « amour étrange, inconditionnel », même si tout amour garde sa part d’étrangeté, bien sûr.

vendredi 3 septembre 2010

Douze ans sans McDo

1) Deux amies dans un Starbucks aux Halles : "On en voit des gens oufs, j'te jure ! L'autre jour, j'ai vu un mec, ça faisait douze ans qu'il avait pas été au McDo !"

2) Dans un bistrot d'Etretat, une petite vieille rejoint une amie qui grignote un biscuit sec et s'adresse à elle d'une voix tonitruante : "Ca va-ti ma p'tite mère ? As-tu mal comme j'ai mal, hein ? As-tu mal comme j'ai mal ? Ma pauv' dame... Parce que vous c'est le transit, mais moi c'est les lombères ! Oh oui c'est les lombères !"

3) Lu dans la colonne de faits divers d'un quotidien havrais : un homme est accusé d'être entré dans un restaurant pour se servir au buffet, puis d'avoir frappé la propriétaire lorsqu'elle a voulu le repousser hors de l'établissement. "Vous trouvez ça normal de frapper une femme, vous ?" lui demande le juge. "Bah, c'est l'égalité hommes-femmes, non ?"

lundi 30 août 2010

"Abstraire la féminité, abstraire la masculinité..." (René de Ceccatty, Suicide Girls et pulsions libératoires...)



Dans son beau livre Aimer (Folio, 1998), René de Ceccatty met en scène les amours douloureuses du narrateur et d’un autre homme, Hervé, couple amoureux dont parle un troisième personnage, Harriet Norman, elle-même romancière, dans un dernier ouvrage encore non publié… Ces chassés-croisés de sentiments et de regards littéraires sont prétextes à délicates digressions sur le désir, le temps qui passe, l’écriture. J’aime en particulier la page suivante, qui propose plusieurs hypothèses pour comprendre l’intérêt qu’une romancière peut trouver à décrire les amours entre hommes :

« Les romancières qui décrivent les amours d’hommes entre eux ne le font ni par excentricité, ni par voyeurisme, ni par misogynie, ni par masochisme. Elles veulent aussi abstraire leur féminité ou la détruire, parfois elles vénèrent le corps masculin et craignent qu’un regard de femme, trop narcissique, ne trouble cette masculinité vénérée, parfois encore elles voient dans cette relation idéale (…) à la fois une façon de désincarner l’amour (…) et une façon de clamer la fatalité de la solitude : entre deux hommes privés du soutien social, des valeurs familiales de la procréation, de l’éducation, du foyer, le lien est fragile, en dehors de situations particulières comme le monastère, l’armée ou les collèges anglais précisément. Abstraction et solitude : tels devraient être les principes qui avaient animé Harriet Norman, quand elle s’était intéressée à ma « liaison » pour en faire son dernier roman. » (Aimer, Folio, p 116).

Je ne me trouve pas dans cette position romanesque ; en revanche il m’arrive assez souvent de prêter ma plume à une voix féminine (c’était le cas dans Azima, pour trois personnages sur cinq, et c’est le cas dans Suicide Girls, pour une bonne moitié du livre). Je me demande parfois quel peut être le ressort d’un tel investissement littéraire, et beaucoup de lecteurs se le demandent d’ailleurs, notamment des femmes, qui s’en étonnent : « Comment fais-tu, en tant qu’homme, pour te mettre dans la peau d’une femme ? On dirait vraiment que c’est une femme qui parle… »

Je n’ai pas tellement d’autre réponse à apporter qu’en évoquant la fameuse dichotomie rationalité masculine / sensibilité féminine, évidemment réductrice, en vertu de laquelle je laisserais parler, grâce à mes « voix féminines », cette partie de moi-même habituellement refoulée (elles y gagneraient une force proportionnelle à la force de refoulement qu’elles auraient auparavant subie).

Mais je pense qu’il s’agit en fait d’une dimension plus radicale, moins convenue qu’un simple jeu sur le genre sexuel : je fais sans doute jouer dans cette projection le simple plaisir de me représenter dans une peau « autre » - la pulsion libératoire est bien sûr d’autant plus puissante que le personnage est éloigné de mon propre « personnage social » et qu’il évite de cette manière un certain nombre de résistances psychiques. Le sexe ou la sexualité de ce masque littéraire ne représentent qu’une des dimensions possibles de ce jeu…

vendredi 27 août 2010

"Un roman noir ? Pas exactement..."

Une critique de Suicide Girls sur le site CultureCie, signée Anne-Laure Bovéron.

"Suicide Girls" d'Aymeric Patricot : Je de miroirs.

"Avec son deuxième roman, Aymeric Patricot bascule dans l’univers de la tentation de la mort. Un roman noir ? Pas exactement : à travers les figures d’adolescentes et de jeunes femmes suicidaires, Patricot pousse son narrateur à comprendre le vertige qu’il éprouve face à la disparition de son père, et face à sa propre existence. Quelques passages corsés certes mais au final un roman d’une réelle beauté, et aux accents sociologiques éclairants.

L’esquisse…

La dépression et les pensées suicidaires sont-elles héréditaires ? C’est ce que se demande le narrateur de « Suicide Girls », professeur parisien sans histoires. Depuis toujours, il est persuadé que l’accident de son père masque un suicide. Il en parle peu, de peur de peiner, mais la sensation ne le quitte pas. En remontant le fil de ses souvenirs, avant ce tragique décès, il récolte ce qui lui semble être des preuves, des signes avant-coureurs. Très vite, il ne peut plus contrer son attirance pour ces ténébreuses pulsions, qui tiennent de l’obsession. Le narrateur sans nom, "personne" autrement dit, se met alors en quête de jeunes femmes anonymes ayant fait l’expérience du suicide.

Tentatives répétées, mode d’expression d’une souffrance indicible, comportements à risques… il veut comprendre. Il veut leur parler, découvrir leur passé, leurs actes dans les moindres détails, leurs sentiments avant, pendant et après... De recherches sur Internet en virée dans les cafés sordides, le narrateur touche du doigt ce monde parallèle. Il découvre peu à peu un univers angoissant, sanguinolent, où les histoires des unes et des autres sont plus terribles qu’il ne l’imaginait, et bien plus difficiles que la sienne. Pourtant, c’est auprès de ces âmes perdues, et non de son épouse, qu’il perd peu à peu, qu’il trouvera du réconfort et de la beauté.

Une nuit de la Saint-Sylvestre, expatrié à Cherbourg, il rencontre Manon. Cette jeune femme mal dans sa peau, continuellement agressée par les hommes et étrangère à son corps, est pour le narrateur la plus fascinante des ‘suicide girls’. L’amour naît entre eux. Mais l’amour peut-il sauver de tout ?

Douleurs adolescentes

Auteur de deux romans (« Azima la rouge » aux éditions Flammarion, 2006), Aymeric Patricot est intrigué par les femmes dont les vies basculent. Avec « Suicide Girls » il se penche davantage sur l’adolescence. Thème rebattu s’il en faut, mais toujours intarissable, d’autant que ce professeur de lettres en banlieue occupe une place de choix pour observer les failles de la génération de demain.

« Fondé sur l'expérience ou sur des témoignages de gens très proches » de l’auteur, ce roman sonne comme une radiographie des dérives actuelles des adolescents. Automutilation, comportements dangereux, dénégation de soi et de son corps ou jeux de la mort sont en effet des pratiques de plus en plus courantes chez les futurs adultes. Petit miroir d’une frange de nos sociétés, le livre a l’air de suggérer que la mort elle-même, ou du moins sa tentation, est à elle seule le reflet de la vie. Entre jeux de miroirs et « Je » anonymes, le narrateur sans nom tente bien de trouver son être à lui, à travers la « presque-mort » de quelques jeunes vivantes, à travers la mort réelle de son père disparu.

Et s'il trouve quelques réponses à son expérience à travers les tentations des autres, « ratages » qui les a laissées en vie, Patricot rappelle, en filigrane, le propos de Hegel selon lequel « philosopher, c’est vagabonder parmi les tombes ». Apprendre à mourir, apprendre à vivre, s'imaginer demain ou refuser le deuil d'hier : c’est à bien des égards la dynamique d’eros et thanatos qui est ici à l’œuvre, déployant tout à la fois les paradoxes et la complémentarité d’une vie humaine qui, par essence, est coextensive à sa finitude. Quête intime aux accents universels, « Suicide Girls » touche du doigt ce qui, dans les pratiques morbides des adolescents d'aujourd'hui, relève de l'atemporel.

Il ne s’agit donc pas de se rouler dans la boue des sentiments les plus noirs. Certes, certaines descriptions glacent le sang. Mais il se dégage une réelle beauté de ce livre, notamment des pages, magistrales, où Manon prend voix au chapitre, racontant sa vie et sa progressive descente aux enfers. Avec un sens aigu du corps et de la psychologie de ses personnages, Aymeric Patricot touche juste, livrant davantage une pensée de la vie qu'un roman mortifère. Jouant finement sur la gamme des sensations, il séduit jusqu’à l’envoûtement.

Pour la petite histoire

La photo de couverture est une œuvre d’Irina Ionesco. Il a fallu bien des recherches au sein des éditions Léo Scheer pour trouver une image alliant la dimension tragique et fascinante des « Suicide Girls » sans tomber dans le sinistre, auquel ne se réduit aucunement le livre.

Aymeric Patricot déclare sur le blog de sa maison d’édition : « Je suis par ailleurs d'accord avec Léo, la première couverture (NDLR : un bras tendu d’où s’écoule deux traînées de sang sur fond bleu) me paraissait singulièrement glauque, et s'éloignait trop de la dimension littéraire du roman. C'est vrai qu'il y a un côté assez désuet dans cette photo... Mais c'est une forme d'élégance, et je trouve que cela correspond bien au style qui, malgré le thème très contemporain - voire trash par moments - reste classique ! »

Extrait choisi

« A mon entrée en sixième, dans un collège du centre ville de Cherbourg, au début des années quatre-vingt-dix, je me suis sentie dans la peau d’un vilain petit canard. Mon rêve aurait été que personne ne me regarde jamais, et c’était avec beaucoup d’inquiétude que je voyais mon corps changer. Je ne cherchais pas à savoir ce qu’il allait devenir, je me contentais de baisser la tête. Ce fameux jour de la piscine, j’avais surtout peur d’être disgracieuse et que la moiteur et le spectacle de nos corps nus démultiplient les cruautés. Je trouvais les adultes vicieux de nous imposer cette épreuve. Je n’avais encore jamais subi de véritable méchanceté, mais je me doutais que j’aurais à en vivre l’expérience. » "