La littérature sous caféine


lundi 24 juin 2024

Les ardents au crime

Surtout, résister à la tentation de lire les classiques à la lumière de l'actualité politique... Dans la pièce d'Eschyle, Eteocle voue aux gémonies le devin Amphiaraos, qui s'est associé aux criminels menés par Polynice contre Thèbes : "En toute entreprise, il n'y a rien de plus funeste que de mauvais associés ; le fruit n'est pas bon à cueillir. Dans le champ de l'erreur on ne récolte que la mort. Qu'un homme pieu s'embarque avec des nautoniers ardents au crime, il périt avec cette engeance odieuse aux dieux."

Survivre à l'amour

Dans "La princesse de Clèves", Mme de Clèves résiste au duc de Nemours même après la mort de son mari. Dans "Les liaisons dangereuses", Tourvel cède à Valmont malgré ses principes et le regrette. Dans "La duchesse de Langeais" (Balzac), la duchesse se refuse à Montriveau par coquetterie, provoquant des torrents qui l'emporteront. Morale de ces circonvolutions ? Les seuls à survivre en amour, dans le roman français, sont ceux qui s'empêchent et qui ont la constitution pour le supporter.

mercredi 19 juin 2024

La convergence des luttes n'aura pas lieu

Dans Marianne, je livre quelques éléments d'analyse sur la "convergence des luttes" entre Gilets jaunes et banlieues à laquelle certains avaient rêvé en 2018... Jamais elle n'aura paru si lointaine en 2024.

"Au lendemain des Gilets Jaunes, on a pu caresser le rêve d’une « convergence des luttes » entre gens modestes des petites villes et gens pauvres des banlieues. Mais les émeutes de 2023 ont brisé le fantasme. Aujourd’hui, nous payons notre incapacité à tenir compte des deux bords et à les apaiser.

Rappelons-nous. Les banlieues se sont soulevées en 2005. Quinze ans plus tard, ce fut au tour des campagnes et des zones périurbaines. Les deux fois, on a prétendu qu’il s’agissait de révoltes sociales. Pauvreté, relégation territoriale… Il faut dire que les points communs étaient nombreux. Or, cette explication par le niveau de vie n’a pas suffi.

Ce qui met le feu aux poudres n’est jamais purement pécuniaire. Il faut des humiliations, des atteintes à ce qu’on appelle la dignité. Celle-ci se loge bien souvent dans ce que les sujets appellent à tort ou à raison leur identité, qu’ils devraient sans doute appeler leur histoire. Au fond c’est aussi ça, la créolisation.

Précisons qu’il ne s’agit pas de faire prévaloir la question culturelle mais de considérer qu’elle existe à côté de la question sociale. Les deux se complètent, s’entremêlent. Souvent identifiée à droite, la première est préemptée depuis quelques temps par la gauche antiraciste, pour peu que les cultures concernées soient identifiées comme minoritaires ou « dominées » à l’échelle internationale. En 2005, c’est après la mort de deux adolescents « racisés » que la banlieue s’est soulevée. En 2018, bien avant les histoires d’essence et de péage, les populations furent chauffées à blanc par des remarques sur les « Gaulois réfractaires » ou sur l’illettrisme des ouvrières. Derrière le mépris de classe, le mépris très français d’une élite tenant les provinces pour des lieux mal dégrossis, à l’écart de la modernité, ayant par ailleurs le mauvais goût de ne pas assez se métisser.

Ma thèse exposée dans La Révolte des Gaulois (2020) était que le soulèvement des Gilets jaunes faisait écho à celui des banlieues. Les premiers ne se dressaient pas contre les secondes mais s’inspiraient d’elles pour se tourner vers un adversaire commun. Par ailleurs, la révolte témoignait d’une concurrence larvée : « Nous aussi, nous méritons d’être écoutés… Nous pouvons ruer dans les brancards… » Cependant les contextes étaient différents. Les révoltes ont pris des formes distinctes.

Les populations pouvaient-elles s’entendre ? Allaient-elles s’affronter ? En 2020, je constatais que les conditions n’étaient pas réunies pour une convergence. C’est plutôt l’indifférence qui prévalait, parfois rompue par des éclairs de défiance ou de complicité.

Certains se sont pris à rêver d’une alliance. Thomas Porcher, dans « Les Délaissés » (2021), estimait que Gilets jaunes, classes moyennes et banlieues souffraient tous de pauvreté et que les politiques entretenaient à dessein les divisions. Je ne partageais pas ce point de vue. J’y voyais le tropisme d’analystes qui, s’en tenant à la question des salaires, ferment les yeux sur l’autre moitié de la réalité – celle des histoires, celle des identités, toujours en partie fantasmées bien sûr. Mais les fantasmes sont des moteurs d’action.

Dans plusieurs livres, Christophe Guilluy estime qu’il existe un marketing culturel. Les partis politiques se disent universalistes mais truffent leurs discours de clins d’œil aux communautés. LFI drague les banlieues racisées, l’extrême-droite se fait laïcarde à propos de l’Islam. Quant au centre prétendument libéral, il multiplie sans l’assumer les tacles aux uns, les clins d’œil aux autres. Sans refuser l’idée qu’il puisse exister de nouvelles formes de solidarité – à vrai dire, aspirant à ce qu’elles adviennent – je crains que nous entrions dans une période, non pas de diversité harmonieuse, mais de heurts. On nous dit que les communautés n’existent pas. Or, elles prennent conscience les unes des autres à force de frictions.

Dans un autre genre, Houria Bouteldja, que j’avais taclée dans les Petits Blancs (2013) mais dont je reconnaissais le mérite d’avancer à visage découvert et d’aborder des sujets qui valent excommunication, a également publié un livre sur le sujet : Beaufs et barbares (2023).

Dans une première partie, elle entreprend de prouver qu’il existerait un Etat racial intégral. Je pense qu’elle se trompe quand il s’agit de la France actuelle. Nous sommes à l’ère d’un Etat qui se veut post-racial, intégré dans une UE qui se rêve multiculturelle. Certes, les partis multiplient les appels du pied aux communautés. Mais ceux que l’on dit républicains restent fermes sur le principe d’un dépassement des cultures minoritaires ou nationales. Le problème est que cette ambivalence nous empêche d’affronter sereinement les problèmes.

Dans une seconde partie, le livre propose une réflexion sur les rapports entre communautés. Elle réfléchit à une alliance possible entre ceux qu’elle appelle les Beaufs et les Barbares, deux termes qui recoupent en grande partie les oppositions entre Petits Blancs et Français d’origine immigrée, Gilets jaunes et banlieusards, Gaulois et blédards. Au fond, il s’agit toujours d’une partition entre « Blancs modestes de province », comme je l’écris dans Les Gaulois, et « racisés pauvres ».

Malheureusement, la mort de Nahel en 2023 et les émeutes qui ont suivi ont brisé l’espoir qui commençait à naître en période de paix relative – je dis relative, parce qu’une série de faits divers entretenait la tension. Cette séquence a ravivé les plaies. Elle a redessiné la frontière entre deux camps qui, cette fois-ci, ne se tournent plus vers un ennemi commun, mais se regardent en chiens de faïence.

D’un côté, la mort d’un adolescent abattu par un policier. Naturellement, cette mort est interprétée en termes de racisme – un policier blanc tuant un enfant de l’immigration, cela fait écho à l’affaire George Floyd. Pourtant, les violences policières ne s’abattent plus seulement sur les banlieues, comme l’a montré la crise des Gilets jaunes. N’empêche que le mal a été fait : la police a du mal à contrer l’idée qu’il existerait dans ses rangs un « racisme systémique ».

De l’autre, des émeutes qui s’étendent sur le territoire. La nouveauté a résidé dans cette dispersion : les principales victimes se sont révélées être les classes moyennes des « territoires », néologisme symétrique du fameux « quartiers ». La désolation s’est abattue sur ceux qui estiment se situer loin des problèmes inhérents aux grandes villes.

Comment croire que cette catastrophe ne puisse avoir de répercussion ? A-t-on pensé qu’il suffirait de balayer les décombres et de déclarer que tout s’explique ? Les émeutes laissent des traces. De même, ce qu’on appelle un peu rapidement les faits divers provoquent des traumatismes. S’il faut tâcher de comprendre les violences, on ne gagne jamais à les laisser s’étendre.

Qu’on le veuille ou non, une ligne de démarcation s’est ainsi dessinée entre ceux qui comprennent les émeutes et ceux qui s’en exaspèrent. C’est une ligne nette, recoupant en partie la démarcation droite-gauche que l’on pensait brouillée. Mais elle recoupe également, ce qui est plus grave, une démarcation entre une population perçue comme blanche et une population métissée et racisée – sachant que notre cœur peut battre, bien sûr, pour d’autres communautés que la nôtre, et que certains refusent d’entrer dans cette logique de partition. On espérait que le métissage, en se généralisant, éteindrait la question du racisme ; pour l’instant, ça n’est pas probant.

Le recul est terrible. Désormais, les deux camps ne pleurent pas toujours les mêmes morts. Ceux qui s’émeuvent de l’assassinat de Lola n’ont parfois pas une larme pour Nahel, et vice et versa. Bien sûr, une majorité se dit émue par les deux crimes. Mais nous voyons apparaître des détestations nouvelles. Et l’amalgame entre immigration et délinquance est relancé, même par ceux qui prétendent le nier : vouloir par exemple répartir les migrants sur le territoire, comme le fait le gouvernement, c’est reconnaître qu’il existe des problèmes de concentrations de communautés. L’éruption de colère ayant ravagé les centres-villes provoquera des remous. La victoire du RN aux élections européennes en est un. Faut-il s’attendre à de nouvelles flambées de type Gilets jaunes ? En attendant, l’affrontement d’un Front populaire et d’une droite populiste, caricaturant leurs positions, dissipe la perspective de convergence.

Il est à craindre que ce genre de séquence révolte / contre-révolte croisse en fréquence. Notre société n’assume pas l’un des résultats du projet prométhéen dans lequel elle s’est lancée : elle croit pouvoir obtenir à la fois la diversité et l’harmonie, la différence et la concorde. Il serait plus honnête d’admettre les dangers d’une société multiculturelle afin de mieux les conjurer. Sinon, nous risquons de produire la violence de ces systèmes politiques qui cherchent, comme le dénonçait Hannah Arendt dans Du mensonge à la violence, à nier la vérité des faits, quitte à ce que leurs discours perdent en consistance."

vendredi 14 juin 2024

Les images

Mon goût pour les images s’accentue. J’achète des romans illustrés, je collectionne des cartes, je récompense des élèves en leur proposant de piocher dans une boîte à vignettes. J’aime les mouvements littéraires qui suscitent des floraisons picturales, les mouvements artistiques qui bourgeonnent sur les références littéraires. Récemment, j’ai même offert du champagne à quiconque m’apporterait une image. J’aime leur opacité, leur naïveté, leur mystère. Elles m’adressent des clins d’œil qui ne déçoivent jamais. Mon attirance pour elles s’accompagne d’une fascination pour le surréalisme.

Rien d’étonnant à ce qu’oracles et tarots éveillent mon intérêt. En eux se conjuguent l’art de la parole, le plaisir des visions. Ils jouent sur ces archétypes dont parlait Jung et sur lesquels brode Jodorowski dans son imparable « Voie du Tarot ». Le fait qu’André Breton ait intitulé l’un de ses classiques « Arcane 17 », en référence à l’arcane de l’étoile, ne peut que m’encourager. J’ai la sensation de basculer vers une sorte d’ivresse précédant les mots.

mardi 11 juin 2024

Coquetteries

Je découvre surpris l’œuvre de Louise de Vilmorin. La figure de cette grande mondaine, amoureuse de gens riches ou prestigieux, pourrait agacer. Mais sa plume est légère, élégante, au service de vaudevilles dont les jolis accents lorgnent vers Sagan et, à leur meilleur, vers Colette. Seulement, je m’étonne que cette coquette ait pu devenir l’un des grands amours de Malraux. Cette alliance de la femme légère et du pur esprit me laisse songeur. Je pense à cet autre couple, Miller-Monroe, qui cédait lui aussi à cette sorte de cliché. On dirait qu’ils jouent un rôle, le rôle caricatural des genres. A moins qu’il ne s’agisse d’un archétype plus fort que la volonté, plus fort que la conscience.

mardi 4 juin 2024

Les rigides

Pour une fois, le cinéma est en avance sur la littérature. La Palme d'Or est allée cette année à un film américain de Sean Baker, "Anora", mettant en scène une TDS. Avant d'écrire La Viveuse je m'étonnais déjà que seul le cinéma américain, avec The Sessions, ose parler du thème sensible de l'accompagnement sexuel pour handicapés. Après, j'ai été atterré par la réaction de journalistes qui me déclaraient, affligés : "Mais pourquoi donc parler d'un thème pareil ?" Eh bien, parce que c'est intéressant, voilà tout. Encore faut-il dépasser le stade d'une certaine rigidité qui se croit vertueuse.