La littérature sous caféine


samedi 13 octobre 2012

Chabrol égaré chez Le Clézio : Quartier Nègre (1936), de Simenon



J’ai lu plusieurs Simenon sans en retenir grand-chose – Maigret et le clochard (qu’on présente parfois, à mon grand étonnement, comme le Simenon le mieux écrit), Trois chambres à Manhattan, d’autres dont j’ai oublié le titre… J’avais chaque fois la même impression qu’avec les films de Chabrol : des intrigues bien ficelées dans un environnement de caractère, mais laissant le sentiment de ne pas savoir trop qu’en penser.

Quartier Nègre (1936), en revanche, a changé mon regard sur Simenon. Curieusement, la notice Wikipedia précise que Simenon l’a « écrit rapidement » (sur quels critères se basent-ils donc ?) alors qu’il m’a semblé tellement plus dense, tellement plus troublant que les autres.

Dans un décor exotique (les deux villes jouxtant le canal de Panama en Equateur), un bourgeois français piégé sur place se laisse aller à la paresse et à l’abandon, délaissant son épouse et flirtant avec une très jeune prostituée noire. On dirait du Chabrol, vraiment, égaré dans le monde de Le Clézio : Simenon porte un regard assez tendre sur cet univers misérable, son personnage est sympathique malgré son errance existentielle, le tout saisi par une série de scénettes parfois glaçantes.

Je suis bluffé. Je trouve l’art de Simenon très jazzy, très contemporain : sa palette est réaliste, il ne donne pas dans l’esbroufe stylistique ni la construction monstre, mais dresse une sorte d’esquisse littéraire sonnant juste – quelque chose comme un court solo brillant, une blue note perdu dans un siècle prétentieux.

« Elle continuait à rythmer les mouvements de Dupuche qui ne s’était jamais senti aussi gauche. Il se passait quelque chose de déroutant. Sans un mot, en souriant toujours, c’était cette gamine qui prenait la direction de leur étreinte et qui épiait l’apparition du plaisir dans les yeux de son compagnon.

Or, sa chair à elle n’était même pas émue. Non ! Véronique s’amusait. Elle jouait à l’amour. Elle utilisait toute la gamme de ses connaissances et elle contemplait Dupuche avec un regard à la fois tendre et narquois
. » (Quartier Nègre, Folio, page 81)

mardi 9 octobre 2012

Enrichir son vocabulaire



Adolescent, dans chacun de mes livres, il y avait une page volante sur laquelle j’inscrivais les mots dont je ne connaissais pas le sens. Puis je recopiais la définition du Robert. Je retrouve ces pages, vingt ans plus tard, et je constate que mon vocabulaire a certes évolué mais qu’il reste pauvre en matière de termes techniques (étoffes, outils, flore…).

Je reprends cette habitude, prenant soin de noter les définitions sur un fichier Word. Sans surprise, les auteurs qui m’en apprennent le plus en matière de vocabulaire sont les romanciers du 19ème, dans une moindre mesure ceux de la première partie du 20ème – et dans une moindre mesure encore les contemporains, du moins ceux qui cherchent, consciemment sans doute, à cultiver dans leur œuvre une certain richesse linguistique.

Parmi mes récentes découvertes, ces trois jolies expressions, dont je connaissais l’existence sans pouvoir vraiment les définir – ou dont le dictionnaire m’apprend des sens cachés :

Piler du poivre : quand on a des chaussures qui font mal et qu’on marche sur la pointe des pieds ; piétiner en attendant quelque chose, quelqu’un.

A croppeton : accroupi, sur les talons.

Tomber en quenouille : se disait d’une maison, d’une succession qui tombait entre les mains d’une femme ; d’un homme qui tombait sous la domination d’une femme. Mod : être laissé à l’abandon. (Quenouille : petit bâton garni en haut d’une matière textile, que les femmes filaient en la dévidant au moyen du fuseau ou du rouet).

jeudi 4 octobre 2012

Non au vinaigre balsamique

1) J’aime beaucoup le vinaigre balsamique, que je mets dans presque tous mes plats quand je mange seul.
A ma gauche, au restaurant, un homme distingué harangue le serveur.
« Dites-moi, pourquoi ce fond musical ? Pourquoi cette soupe ? Je viens ici manger un bon plat, pas subir cette agression sonore… C’est terrible, notre époque, on est toujours agressé par des musiques, des slogans ! Au fait, dites-moi, ce plat, vous précisez qu’il y a du vinaigre balsamique… Mais vous n’en mettez pas trop, j’espère ? C’est une horreur aussi, ça, le vinaigre balsamique… Les gens en mettent dans tous les plats… Ça n’a aucun sens ! Le vinaigre balsamique, c’est uniquement en Italie, et il faut l’acheter par dosettes, vous savez… Mais dans tous les plats, quelle horreur ! Les gens n’ont vraiment aucun goût. »

2) Dans un wagon de métro bondé, une mère entre en bousculant plusieurs personnes. Elle élève la voix. « Faites de la place ! Faites de la place pour un enfant handicapé ! »
Mouvement de foule, un homme se plaint d’avoir reçu un coup de pied. « Espèce de connard, je ne sais pas ce qui me retient de vous mettre ma main sur la gueule. La peur de me salir, sans doute. »
L’enfant, embarrassé d’être au centre de toutes les attentions, supplie du regard sa mère d’arrêter son esclandre. Mais elle continue, forte tête : « Je vous jure, il y a des gens qui mériteraient que je leur crache à la gueule. Mon fils est handicapé, il a droit à sa place assise. »

3) Dans un bistrot du Marais, un homme d’une cinquantaine d’années, rondouillet, quelques verres dans le nez, apostrophe le serveur. « Eh, ça te fait pas trop chier d’être petit ? Enfin bon, petit… Petit mais valeureux, hein ? Comme Kirikou ! AH AH ! Kirikou ! Petit et valeureux ! Comme toi ! »

lundi 1 octobre 2012

Mieux vaut mourir par balles que mettre des pansements

1) Au moment de payer, je me rends compte avoir pris deux numéros du Monde. « Désolé, j’en ai pris deux… » La vendeuse du kiosque, la cinquantaine bien tassée, me répond discrètement : « Mmm… Gourmand ? »

2) Dans la rue, une mère de famille exaspérée par sa gamine qui ne cesse de pleurer : « Mais tu es un enfant, ou quoi ? »

3) Dans une discussion sur le féminisme, je me permets de faire remarquer qu’il y a quelques situations dans lesquelles les hommes ont été désavantagés. C'est eux qu'on envoyait au front, par exemple. « Excuse-moi, me répond une amie, mais les femmes, elles, étaient infirmières. – Et alors ? – Eh bien, elles soignaient les blessés, et franchement, c’est pire. – Tu veux dire qu’il vaut mieux recevoir une balle en pleine tête ou finir mutilé que de soigner les blessés ? – Oui, c’est évident… » Je préfère clore ici la discussion, me rappelant le (très petit) scandale qu’avait provoqué la fameuse phrase de Christine Okrent déclarant, à propos d’une guerre se déroulant en Afrique, que « les hommes étaient abattus et, pire, les femmes violées. »

lundi 24 septembre 2012

Livres qui m'ont déçu



- Purge, de Sofia Oksanen. Je ne m’explique pas le succès considérable de ce roman. Sans doute l’exotisme de cette Europe de l’Est largement méconnues du grand public ? L’écriture qui se veut originale n’est que lourdement alambiquée. Les situations décrites sont artificielles. J’ai tenté plusieurs fois de franchir le cap des cent pages, sans succès. Et à lire les dizaines de critiques dithyrambiques sur le net, je dois bien être le seul en Europe à ne pas avoir aimé...

- Daimler s’en va, de Frédéric Berthet. Régulièrement présenté comme un livre fin et brillant. Cependant la proximité de l’auteur avec quelques grandes figures de la scène littéraire française a dû compter dans la surévaluation de ce petit texte sans épaisseur, assez fantaisiste mais vraiment anecdotique. Le Journal de trêve me semble bien plus intéressant.

Une déception plus légère :

- 20 000 lieues sous les mers, de Jules Verne : j’attendais beaucoup de ce livre, et si le talent de Jules Verne est indéniable pour camper une atmosphère mystérieuse et un monde inouï de découvertes tous azimuts - son enthousiasme de petit garçon découvrant les merveilles du monde est communicatif. En revanche le nombre de chapitres où l’auteur se contente de reproduire des pages d’encyclopédie sur les poissons, les plantes et les volatiles plombe l’ensemble. Aucune épaisseur des personnages, et une absence de structure dramatique réelle tout de même gênante pour un livre d’aventure… Rien de comparable, en tout cas, à l’œuvre d’Alexandre Dumas qui place haut la barre en terme d’épaisseur romanesque.

vendredi 21 septembre 2012

Sortie de la nouvelle "L'amour chien" chez Storylab



En ce mois de septembre, sortie d'une nouvelle intitulée "L'amour chien" chez Storylab, spécialisé dans la fiction publiée en format numérique.

Pour l'occasion, je me suis lancé dans une nouvelle veine pour moi, celle de la satire - et j'ai fortement pensé à celle que pratiquait Maupassant, c'est-à-dire d'un réalisme sobre, épuré, se moquant légèrement des contemporains tout en laissant entrevoir les abîmes qui les habitent, parfois, - ou qui ne les habitent pas du tout, souvent.

L'éditeur présente la nouvelle de la manière suivante:

"Elle est élégante et cultivée, il est réfléchi et honnête. Rien ne laissait présager la passion soudaine et envahissante d’Amandine pour les chiens, ni les conséquences que celle-ci allait avoir dans leur vie bien huilée…

L’air de ne pas y toucher, Aymeric Patricot donne une vision à la fois amusée et satirique de la haute bourgeoisie."

lundi 17 septembre 2012

Viols : déni collectif (bis)

J'ai déjà parlé ICI, à propos de l'affaire DSK, du problème de déni que suscitaient si souvent les agressions sexuelles.

Ces jours-ci, la terrifiante affaire Nina révélée la presse me semble de même assez symptomatique. Lorsque j’ai publié Azima, je me souviens des réactions de lecteurs qui disaient : « C’est horrible, ce que tu décris. Un peu exagéré, quand même… Et puis, dans un collège. On n’y croit pas ! Ça ne peut pas exister, ce genre de chose. D’ailleurs, ça n’existe pas ! »

Ça existe tellement peu que les journalistes décrivent ici des queues de garçons devant les toilettes de filles d’une école… primaire.

Réactions du même ordre à la sortie de Suicide Girls. « Qu’est-ce que c’est glauque ! Et puis cette fille qui subit tant d’agressions… C’est trop ! »

Trop pour la victime, oui, sans doute…

« Ecris sur autre chose, on n’a pas envie de lire ce genre de truc.
– Vous ne voulez pas lire « ce genre de truc », de même que vous détournez la tête quand vous en entendez parler, ou pire, quand vous le voyez. »
L’article de Libération précise que la mère de Ninon (je ne veux pas l’accabler ici) voyait sa fille prendre dix douches par jour sans comprendre ce qui se passait. Les viols se sont prolongés pendant des mois... Que penser au juste d’un tel aveuglement ?

samedi 15 septembre 2012

Approcher le mystère - entretien express avec Philippe Le Guillou pour "L'intimité de la rivière"



Petit chef-d’œuvre que ce livre de Philippe Le Guillou, L’intimité de la rivière (Gallimard, 2010), quintessence me semble-t-il de son travail de romancier. Il entreprend de décrire ici la rivière finistérienne qui l’a fait rêver, enfant, et dont les sortilèges n’ont cessé de croître.

« L’amont de la rivière (…) m’attirait comme un mystère impénétrable, la clé même de ce territoire, quelque chose qui avait partie liée avec la nuit, l’enfer, les mondes inaccessibles. »

Il ne s’agit pas ici de géologie mais de mythe, de sentiment religieux, de tendresse et d’exaltation devant la beauté des lieux. D’une certaine manière, et sans vouloir faire d’analogie politique, la Bretagne de Philippe Le Guillou ressemble à la Lorraine de Barrès : intime intrication de légendes païennes et de mysticisme chrétien, noces de la terre et de brumes rêveuses…

« Là est sans doute la singularité de mon ancrage chrétien puisque c’est dans le beau baptistère de pierre ocre, à la cuve décorée de cerfs et de lions, qu’un jour d’août 1959, sous le regard de mon grand-père maternel, ce veilleur taciturne, j’ai reçu le sacrement du baptême. C’est là une variété rare et forte de l’ondoiement, sous les étoiles d’or, entre l’autel à l’époque surmonté d’un baldaquin digne de la Contre-Réforme et la porte des mots… »

Le Guillou dit avoir écrit son texte rapidement, mais il est d’une étonnante densité. Beaucoup de mots rares dans des phrases sonores et ciselées, pas un paragraphe négligé dans cette prose qui n’a rien à envier à celle de Gracq – Le Guillou ne cache d’ailleurs pas son admiration pour l’auteur du Rivage des Syrtes.

Le lecteur devine d’autres clins d’œil littéraires, que l’auteur va jusqu’à souligner, par exemple à Proust et à son amour pour les « Noms de pays » : « Parce qu’il y a une forêt en amont de la rivière, et pas n’importe laquelle, la forêt du Cranou, au nom profond, épais, qui concentre en ses sonorités minérales et végétales un fragment noir du mystère breton… » (page 18)

A Ponge, aussi, ou à Breton (quel heureux hasard que ce nom, décidément) : « Oui, une force, à cet instant, me tire du côté du large, à l’ouverture de l’échancrure, un aimant inverse qui me trouble et me déchire, me halant vers, sans doute, ce que j’aime moins, c’est-à-dire un paysage trop ouvert, la domination marine, la circulation du vent, le roulement des eaux qui emportèrent la pauvre Annonciat… »

Le Guillou décrit ici son paradis – le paradis de son enfance et de son imaginaire. Dressant l’inventaire des fascinations qui l’auront toujours guidé, il fait l’économie de la fiction pour dépeindre ses aspirations les plus secrètes. Dès les premières pages, j’ai senti que ce livre serait mon préféré dans sa bibliographie. Et je sais qu’il m’accompagnera longtemps dans mes promenades en littérature et géographie françaises…
« Tout concourrait à me faire entrer dans une sorte de mémoire vive et chamarrée du christianisme » (page 47)

Trois questions à l'auteur :

1) Que penses-tu de l'oeuvre de Barrès et penses-tu lui être proche ?

La terre, les morts... Je ne suis pas insensible, en effet, à une poétique de l'enracinement. Non, Barrès n'appartient pas au nombre de mes "préférences" littéraires, mais j'aime beaucoup son texte sur Le Greco et Tolède.

2) Quel est celui de tes livres auquel tu es le plus attaché et pourquoi ?

Difficile à moi de le dire. Les textes autobiographiques sans doute, Le passage de l'Aulne, Les marées du Faou, Fleurs de tempête, mais l'autre versant de mon travail, essentiellement romanesque, compte beaucoup, et là je songe aux Sept noms du peintre, au Dieu noir et à sa continuation publiée ce printemps 2012, Le pont des anges...

3) Comment définirais-tu ton écriture ?

Poétique, soucieuse de la langue, de sa musique et de ses effets. Résolument ancrée aussi dans le territoire romanesque, dans son filon initiatique et mythique.

4) Quel regard portes-tu sur "L'intimité de la rivière", deux ans après sa publication ?

C'est un livre qui est venu alors que je ne l'attendais pas, qui a surgi au printemps 2010, et que j'ai écrit en très peu de jours. Il sourd de l'enfance, de la mémoire. C'est une cartographie de mon territoire natal, entre le port du Faou et la forêt du Cranou, un des lieux qui m'inspire le plus.