Brillant petit livre que ces
Réflexions sur la question juive (1944), de
Sartre : tout y est limpide et foudroyant, avec un sens de la formule plus épuré que dans
Les Mots, souvent considéré comme son meilleur livre mais que je trouve pour ma part ampoulé. Sartre y fait une analyse saisissante de la « situation du Juif » (livrant au passage de courts paragraphes qui résument fort à propos ce qu’il entend par situation, authenticité…) et réduit à néant (c’est le cas de le dire) les postures antisémites, dont il montre à la fois les ridicules et les ignominies. Rien n’a vieilli me semble-t-il dans ce bref exercice de pensée mêlant philosophie, psychologie, psychanalyse, satire et pamphlet.
Quelques bémols cependant :
- Le premier chapitre me laisse la désagréable impression d’avancer des arguments qui s’appliquent à l’antisémitisme mais qui pourraient s’appliquer, après tout, à n’importe quelle détestation, à n’importe quelle passion. Emporté par son sujet (et le texte semble écrit dans une sorte de souffle passionné, justement), Sartre fait feu de tous bois sans avoir l’air de réaliser que ce qu’il reproche à l’antisémite, il pourrait le reprocher à n’importe quel homme haineux (par exemple lorsqu’il affirme, page 33 de l’édition de poche, que « l’antisémite a ce malheur d’avoir un besoin vital de l’ennemi qu’il veut détruire »). Et cela confirme le sentiment, palpable à la fin du texte également, que Sartre érige l’antisémite et le Juif en véritables figures métaphysiques, perdant contact avec une certaine réalité historique.
- Le flamboyant critique de la mauvaise foi n’est pas exempt de ce défaut qu’il aime combattre : il reproche beaucoup à l’antisémite de masquer son angoisse par des postures intransigeantes (c’est un reproche qu’il adressera à beaucoup de ses adversaires), mais Sartre n’aura-t-il pas été l’intransigeance même ? Il me semble qu’il aura finalement peu douté de ses propres opinions, qu’il aura peu hésité à combattre, parfois cruellement, certains des auteurs les plus irréprochables de son époque... Et tout cela, sans cesser de se faire le chantre d’une liberté perpétuellement en quête d’elle-même.
- Le texte dérape, me semble-t-il, lorsque Sartre propose des solutions concrètes au problème de l’antisémitisme : lyrisme, raisonnements baroques (puisque la « situation » de l’antisémite lui fait prendre les mauvaises postures, changeons sa situation), brusques à-coups théoriques en décalage avec le reste et qui ont, pour le coup, terriblement vieilli, à la fois naïfs et exaltés – pour preuve, cette phrase qui peut faire sourire : « Aussi, dans une société sans classes et fondées sur la propriété collective des instruments de travail, lorsque l’homme, délivré des hallucinations de l’arrière-monde, se lancera enfin dans son entreprise, qui est de faire exister le règne humain, l’antisémitisme n’aura plus aucune raison d’être. »
Autant de choses qui me confortent dans l'idée que je me fais de Sartre - j'éprouve une grande admiration pour la puissance de son style, pour les ambitions de son système, mais un malaise devant ses entourloupes politiques et son sens de l'agressivité tactique.