La littérature sous caféine


jeudi 29 novembre 2012

Jaloux de Simone ! (Mémoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir)



Il y a des choses agaçantes chez Simone de Beauvoir : ses formules si bien calquées sur celles de Sartre, ses postures de maîtresse à penser, ses errements politiques (parfois), cette dureté qui perce, souvent, dans son tempérament et qui a le don de me glacer le sang…

Mais ces défauts s’effacent si vite, si bien, devant le miracle de ses mémoires dont le premier volume, Mémoire d’une jeune fille rangée, représente à mes yeux comme une sorte de Bible : un bréviaire des attitudes à adopter, des réflexes de pensée à affiner pour mener une vie belle, et lucide, et forte.

« Je m’abîmai dans la lecture comme autrefois dans la prière. La littérature prit dans mon existence la place qu’y avait occupée la religion : elle l’envahit tout entière, et la transfigura. » (Folio, page 258)

Quelle souplesse, quelle fluidité, quelle amoureuse façon de modeler sa prose sur le flux sans fin des événements, des questionnements qu’ils suscitent… Et quel appétit de bonheur ! Simone est une femme qui sait ce qu’elle veut, qui se donne les moyens de l’atteindre et dont l’intelligence – et le style – sont des sortes d’agents corrosifs, dissolvant les ombres et les doutes. Une « force qui va » !

« J’avançais, à ciel ouvert, à travers la vérité du monde. L’avenir n’était plus un espoir : je le touchais. Quatre ou cinq ans d’études, et puis toute une existence que je façonnerais de mes mains. Ma vie serait une belle histoire qui deviendrait vraie au fur et à mesure que je me la raconterais. » (page 234)

Et puis il y a surtout ce véritable bloc que constituent les volumes de ses mémoires, admirables parce qu’elles n’hésitent pas à faire part de certaines faiblesses et de certains ridicules mais dans un ensemble qui ne se relâche jamais : une prose constamment belle et mesurée (pas le trop-plein de formules à la Sartre), à mille lieux de proses parfois relâchées, et plates comme j’en ai eu l’expérience avec l’autobiographie d’André Brink, par exemple.

On dirait un auteur du 18ème s’attaquant, avec succès, au monstrueux 20ème : un idéal de lucidité, de bonheur et de clarté plaqué sur une matière à trous, sur une matière infiniment problématique.

jeudi 22 novembre 2012

Adam coupable de gourmandise

1) Visite au musée du Louvre avec une classe de BTS. Dans les galeries de la renaissance flamande, le nombre impressionnant de christs en croix met mal à l’aise une des élèves : « Ouah, il y a tellement de tableaux de la Passion… Qu’est-ce qu’il a dû souffrir le pauvre ! »

2) Dans la même galerie, nous analysons quelques symboles du Peseur d’Or de Metsys. Je demande quel péché peut bien symboliser la pomme, discrètement peinte sur une étagère. Un élève tente une réponse : « Euh… Le péché de gourmandise ? »

3) En classe, un texte propose l’adjectif « rabelaisien ». « Rappelez-moi le nom d’un personnage fameux de Rabelais ? – Euh… Gargamel ! – Pas loin… Simplement, tu mélanges sans doute Gargantua et Pantagruel. »

dimanche 18 novembre 2012

De l'alcool et de la sueur (Livres qui m'ont plu (3))



1) Rhum express, de Hunter J. Thompson. Un coup de maître, ce roman méconnu de la figure phare du « journalisme gonzo » : les cent premières pages, notamment, décrivant un groupe d’Américains perdus à Porto Rico, tentant de faire vivre un journal et perdus dans une spirale effrayante d’alcool, de sexualité dangereuse et de périls divers, sont truffés de brillantes descriptions et de portraits hauts en couleur. C’est superbement écrit et vivant à la fois – on dirait l’œuvre d’un Bukowski qui aurait pris la peine de rédiger de vrais chapitres. Après, ça se délite un peu, mais on oublie l’intrigue pour se focaliser sur les morceaux de bravoure stylistique.

2) Incidences, de Philippe Djian. La veine de Djian est assez proche de celle de Thompson : narrateurs évoluant dans un contexte viril, style solide et coloré, beaucoup de sexe et d’alcool, un certain désespoir racheté par l’humour et l’énergie, une intrigue bien ficelée si ce n’est que, mieux charpentée que celle de Thompson, elle donne le sentiment de s’achever sur une sorte de sursaut de passion destructrice – l’auteur réduisant à néant son protagoniste. Mais c’est ce qu’on demande à l’auteur, en fin de compte : jouer avec ses personnages – un peu comme Aragon s’acharnait sur le sien à la fin des Voyageur de l’Impériale.

samedi 10 novembre 2012

Brio de Sartre - Réflexions sur la question juive (1944)



Brillant petit livre que ces Réflexions sur la question juive (1944), de Sartre : tout y est limpide et foudroyant, avec un sens de la formule plus épuré que dans Les Mots, souvent considéré comme son meilleur livre mais que je trouve pour ma part ampoulé. Sartre y fait une analyse saisissante de la « situation du Juif » (livrant au passage de courts paragraphes qui résument fort à propos ce qu’il entend par situation, authenticité…) et réduit à néant (c’est le cas de le dire) les postures antisémites, dont il montre à la fois les ridicules et les ignominies. Rien n’a vieilli me semble-t-il dans ce bref exercice de pensée mêlant philosophie, psychologie, psychanalyse, satire et pamphlet.

Quelques bémols cependant :

- Le premier chapitre me laisse la désagréable impression d’avancer des arguments qui s’appliquent à l’antisémitisme mais qui pourraient s’appliquer, après tout, à n’importe quelle détestation, à n’importe quelle passion. Emporté par son sujet (et le texte semble écrit dans une sorte de souffle passionné, justement), Sartre fait feu de tous bois sans avoir l’air de réaliser que ce qu’il reproche à l’antisémite, il pourrait le reprocher à n’importe quel homme haineux (par exemple lorsqu’il affirme, page 33 de l’édition de poche, que « l’antisémite a ce malheur d’avoir un besoin vital de l’ennemi qu’il veut détruire »). Et cela confirme le sentiment, palpable à la fin du texte également, que Sartre érige l’antisémite et le Juif en véritables figures métaphysiques, perdant contact avec une certaine réalité historique.

- Le flamboyant critique de la mauvaise foi n’est pas exempt de ce défaut qu’il aime combattre : il reproche beaucoup à l’antisémite de masquer son angoisse par des postures intransigeantes (c’est un reproche qu’il adressera à beaucoup de ses adversaires), mais Sartre n’aura-t-il pas été l’intransigeance même ? Il me semble qu’il aura finalement peu douté de ses propres opinions, qu’il aura peu hésité à combattre, parfois cruellement, certains des auteurs les plus irréprochables de son époque... Et tout cela, sans cesser de se faire le chantre d’une liberté perpétuellement en quête d’elle-même.

- Le texte dérape, me semble-t-il, lorsque Sartre propose des solutions concrètes au problème de l’antisémitisme : lyrisme, raisonnements baroques (puisque la « situation » de l’antisémite lui fait prendre les mauvaises postures, changeons sa situation), brusques à-coups théoriques en décalage avec le reste et qui ont, pour le coup, terriblement vieilli, à la fois naïfs et exaltés – pour preuve, cette phrase qui peut faire sourire : « Aussi, dans une société sans classes et fondées sur la propriété collective des instruments de travail, lorsque l’homme, délivré des hallucinations de l’arrière-monde, se lancera enfin dans son entreprise, qui est de faire exister le règne humain, l’antisémitisme n’aura plus aucune raison d’être. »

Autant de choses qui me confortent dans l'idée que je me fais de Sartre - j'éprouve une grande admiration pour la puissance de son style, pour les ambitions de son système, mais un malaise devant ses entourloupes politiques et son sens de l'agressivité tactique.