mercredi 28 octobre 2020
Le paradoxe du professeur (ELLE)
Par admin, mercredi 28 octobre 2020 à 09:18 :: Les bons Profs (2019)
Tribune publiée dans le magazine ELLE le 23 octobre 2020, dont le titre initial était "Pleurer de rage".
"Le paradoxe du professeur
Un petit homme tient sagement une pancarte. Conscient d’attirer les regards, il avance joliment un pied de travers, sans doute un peu gêné. Pourtant la pancarte ne propose qu’un slogan banal en ce jour d’hommage au professeur assassiné : « Je suis Samuel et prof d’H.G. » Tout juste arrivé là pour les vacances, je rejoins la foule réunie sur la place emblématique de la ville. Je suis soulagé que l’épouvantable assassinat de la veille soulève un mouvement d’indignation. J’espère y trouver du réconfort, tout au moins des raisons de me sentir combatif. Je me prépare à épancher ma colère avec quelques compagnons de hasard. Et pourtant, c’est le découragement qui me saisit au spectacle de cette population que je trouve, en fin de compte, assez résignée.
Serait-ce le souvenir d’avoir pleuré de rage, deux jours plus tôt, à l’annonce de la décapitation ? J’ai été sonné par le surgissement de cette violence que tout annonçait, et qui m’a d’autant mieux glacé le sang que mes points de ressemblance avec la victime sont nombreux – comme Samuel, j’ai toujours aimé parler avec mes élèves des sujets les plus brûlants, que ce soit avec mes premiers lycéens de Seine-Saint-Denis ou mes étudiants de classe préparatoire aujourd’hui, trouvant même dans ce dialogue la source d’un appétit renouvelé pour le métier.
Serait-ce au contraire le pressentiment que ma tristesse commence à se tarir ? Depuis quinze ans la litanie des tragédies s’abat sur la France et je me lasse des bougies, des discours convenus, des irénismes mensongers. A quoi laissent donc place les larmes quand elles s’assèchent ? Je me méfie de la colère comme je redoute l’insensibilité. Serait-ce la conscience du paradoxe intime du métier de professeur ? Celui-ci ne saurait se plaindre de la brutalité des jeunes gens dont il a la charge. Pris en tenaille entre ces deux puissances que sont l’adolescence turbulente et la froide hiérarchie, il est tenu de retenir ses émotions. Faisant le pari de la culture, il sait qu’on n’attend pas de lui qu’il s’émeuve.
Serait-ce la conscience que tout n’est pas dit lors de ces hommages, et qu’on y dénonce le terrorisme sans admettre que l’institution n’a rien fait, ou pas grand-chose, pour protéger ses serviteurs ? En 2011 j’avais écrit un livre pour dire la violence faite aux professeurs par le silence qui leur était imposé. En 2018 j’avais été heureux que l’omerta soit enfin brisée par le hashtag PasDeVague. En 2020 je me rends compte que les choses ont empiré, que la violence est désormais paroxystique et que parmi ceux qui paradent en tête de cortège on trouve beaucoup de ceux qui se sont appliqués, depuis plusieurs décennies maintenant, à étouffer l’expression des peurs et des souffrances.
Serait-ce la conscience qu’il existe bien des lâchetés, bien des compromissions dans la façon dont le système scolaire a traité la pauvre Mila, voilà quelques mois, renonçant à la défendre et à punir ceux qui se rendaient coupables, au sein même de l’établissement, d’insupportables harcèlements ? L’abandon de la jeune femme par la classe politique a rendu possible la mort de Samuel. Ce qui aurait pu arriver à Mila, c’est Samuel qui l’a finalement subi, et c’est peut-être ce que je lis sur les visages : une part de renoncement jusque dans la souffrance, une prise de conscience trop tardive pour être tout à fait satisfaisante.
Et pourtant je l’aime, ce métier. Je le trouve sublime, cet esprit d’abnégation. Je les admire, ces collègues qui partout persévèrent dans un contexte qui ne les ménage pas. Et c’est à cette image idéale du métier que je me rattache pour supporter la démission collective dont je crois voir partout le spectre. Alors je quitte la manifestation bien avant qu’elle ne s’achève, ayant épuisé ce que je pouvais y ressentir. Et je salue discrètement le petit homme dérisoire avec sa pancarte, sans qu’il sache exactement ce que recouvre mon salut : sympathie, fraternité, vœux de bonne chance ? Moi-même, je serais bien en peine de le lui dire."
"Le paradoxe du professeur
Un petit homme tient sagement une pancarte. Conscient d’attirer les regards, il avance joliment un pied de travers, sans doute un peu gêné. Pourtant la pancarte ne propose qu’un slogan banal en ce jour d’hommage au professeur assassiné : « Je suis Samuel et prof d’H.G. » Tout juste arrivé là pour les vacances, je rejoins la foule réunie sur la place emblématique de la ville. Je suis soulagé que l’épouvantable assassinat de la veille soulève un mouvement d’indignation. J’espère y trouver du réconfort, tout au moins des raisons de me sentir combatif. Je me prépare à épancher ma colère avec quelques compagnons de hasard. Et pourtant, c’est le découragement qui me saisit au spectacle de cette population que je trouve, en fin de compte, assez résignée.
Serait-ce le souvenir d’avoir pleuré de rage, deux jours plus tôt, à l’annonce de la décapitation ? J’ai été sonné par le surgissement de cette violence que tout annonçait, et qui m’a d’autant mieux glacé le sang que mes points de ressemblance avec la victime sont nombreux – comme Samuel, j’ai toujours aimé parler avec mes élèves des sujets les plus brûlants, que ce soit avec mes premiers lycéens de Seine-Saint-Denis ou mes étudiants de classe préparatoire aujourd’hui, trouvant même dans ce dialogue la source d’un appétit renouvelé pour le métier.
Serait-ce au contraire le pressentiment que ma tristesse commence à se tarir ? Depuis quinze ans la litanie des tragédies s’abat sur la France et je me lasse des bougies, des discours convenus, des irénismes mensongers. A quoi laissent donc place les larmes quand elles s’assèchent ? Je me méfie de la colère comme je redoute l’insensibilité. Serait-ce la conscience du paradoxe intime du métier de professeur ? Celui-ci ne saurait se plaindre de la brutalité des jeunes gens dont il a la charge. Pris en tenaille entre ces deux puissances que sont l’adolescence turbulente et la froide hiérarchie, il est tenu de retenir ses émotions. Faisant le pari de la culture, il sait qu’on n’attend pas de lui qu’il s’émeuve.
Serait-ce la conscience que tout n’est pas dit lors de ces hommages, et qu’on y dénonce le terrorisme sans admettre que l’institution n’a rien fait, ou pas grand-chose, pour protéger ses serviteurs ? En 2011 j’avais écrit un livre pour dire la violence faite aux professeurs par le silence qui leur était imposé. En 2018 j’avais été heureux que l’omerta soit enfin brisée par le hashtag PasDeVague. En 2020 je me rends compte que les choses ont empiré, que la violence est désormais paroxystique et que parmi ceux qui paradent en tête de cortège on trouve beaucoup de ceux qui se sont appliqués, depuis plusieurs décennies maintenant, à étouffer l’expression des peurs et des souffrances.
Serait-ce la conscience qu’il existe bien des lâchetés, bien des compromissions dans la façon dont le système scolaire a traité la pauvre Mila, voilà quelques mois, renonçant à la défendre et à punir ceux qui se rendaient coupables, au sein même de l’établissement, d’insupportables harcèlements ? L’abandon de la jeune femme par la classe politique a rendu possible la mort de Samuel. Ce qui aurait pu arriver à Mila, c’est Samuel qui l’a finalement subi, et c’est peut-être ce que je lis sur les visages : une part de renoncement jusque dans la souffrance, une prise de conscience trop tardive pour être tout à fait satisfaisante.
Et pourtant je l’aime, ce métier. Je le trouve sublime, cet esprit d’abnégation. Je les admire, ces collègues qui partout persévèrent dans un contexte qui ne les ménage pas. Et c’est à cette image idéale du métier que je me rattache pour supporter la démission collective dont je crois voir partout le spectre. Alors je quitte la manifestation bien avant qu’elle ne s’achève, ayant épuisé ce que je pouvais y ressentir. Et je salue discrètement le petit homme dérisoire avec sa pancarte, sans qu’il sache exactement ce que recouvre mon salut : sympathie, fraternité, vœux de bonne chance ? Moi-même, je serais bien en peine de le lui dire."