jeudi 20 mai 2010
Entrons dans le vide, et jouissons ! (Gaspar Noé / Lin Yutang)
Par admin, jeudi 20 mai 2010 à 21:27 :: Littérature étrangère
Conversation brève à la sortie de la projection du film de Gaspar Noé, Enter the Void (littéralement, « Entrez dans le vide ») ; je demande à un trentenaire à l’air particulièrement sonné ce qu’il a pensé du film.
« Le connard ! Le connard ! – Comment ça ? – Pour qui il se prend putain ? La grosse tête ! Enflée comme c’est pas possible ! Jamais vu un réal’ aussi prétentieux ! – Le film était bon, non ? – Le connard ! Putain le connard ! – Un peu long sur la fin, mais la première heure et demie est brillante… – Je sais pas, je sais pas ! Putain la prétention ! »
Quoi qu’il en dise, l’expérience est saisissante – deux heures trente de caméra subjective dans le monde de la dope japonaise et des traumatismes en tous genres. Le scénario tourne autour de la mort d’un junky abattu par la police : son esprit se met à voguer, sur la ville et dans le passé, traversant les corps et les esprits, pour un long voyage qui s’apparente à une rédemption. La tension dramatique, contrairement à ce qu’en disaient certaines critiques annonçant un vaste clip sous amphétamines, ne faiblit jamais – sauf peut-être dans la dernière demi-heure.
Le titre me plaît beaucoup, par ailleurs, et, troublé par cette notion de « vide dans lequel on entre », j’ai ressenti les jours qui ont suivi le besoin d’une petite dose de spiritualité orientale (terme affreusement imprécis, j’en conviens). J’ai alors acheté un livre que j’avais repéré depuis longtemps, et dont le titre me plaisait également beaucoup : L'importance de vivre, du poète chinois Lin Yutang . Celui-ci se définit lui-même comme un auteur imprégné de cultures chinoise (confucianiste plutôt que bouddhiste) et occidentale, et se propose ici de réfléchir à la figure du « vagabond », jouissant de la vie par l’oisiveté et le détachement.
Plongeant dans ses pages éthérées, un brin naïves mais si revigorantes, paradoxalement, par leur sagesse apaisée, je réalise à quel point j’aspire à ces philosophies de la douceur et de la réconciliation. Je me souviens des pages magnifiques (bien que maniérées) du jeune Malraux dans son petit livre La tentation de l’Occident : il y faisait dialoguer un Chinois voyageant en Europe et un Français voyageant en Chine. J’ai toujours beaucoup aimé ce livre mais je ne le comprends vraiment qu’aujourd’hui, et j’en partage le point de vue. Comme le Ling auquel Malraux donne la parole, je suis aujourd’hui de plus en plus frappé par la culture du dépassement de soi et de la douleur qui est celle de notre Occident, et j’aspire parfois à m’en détacher.
« Quelle impression de douleur monte de vos spectacles, de tous les pauvres êtres que je vois dans vos rues ! Votre activité m’étonne moins que ces faces de peine auxquelles je ne puis échapper. La peine semble lutter, seule à seule, avec chacun de vous ; que de souffrances particulières ! (…)
« J’ai parcouru les salles de vos musées ; votre génie m’y a rempli d’angoisse. Vos dieux même, et leur grandeur tachée, comme leur image, de larmes et de sang, une puissance sauvage les anime. Les rares visages apaisés que je voudrais aimer, un destin tragique pèse sur leurs paupières baissées : ce qui vous les a fait choisir, c’est de les savoir les élues de la mort. » (La tentation de l’Occident, Livre de Poche, page 25)
En lisant Yutang, j’ai la sensation d’entrevoir ce que pourrait être une sorte de confucianisme applicable au 20ème siècle, et j’en goûte chaque page, comme cet éloge de l’humour après le drame :
« En tant que Chinois, je ne pense pas qu’une civilisation mérite ce nom tant qu’elle n’a pas passé de la sophistique à la non-sophistique, et fait un retour conscient à la simplicité de pensée et de vie ; je n’appelle pas sage un homme qui n’a pas progressé de la sagesse de la science à celle de la folie, qui n’est pas devenu un philosophe souriant, éprouvant d’abord la tragédie de la vie, ensuite sa comédie. Car nous devons pleurer avant de pouvoir rire. De la tristesse sourd la conscience, et de celle-ci le rire du philosophe, avec la bonté et la tolérance pour tous deux. » (L’importance de vivre, Picquier Poche, page 40)