La littérature sous caféine


mardi 28 janvier 2014

"Les Blancs sont-ils toujours coupables ?"



De l'inconvénient de publier un article le lendemain de l'interdiction du spectacle de Dieudonné et le jour même de l'affaire Gayet... Ou comment passer complètement inaperçu sur la Toile. Cet article de ma part sur le Huffington Post n'a pas suscité le moindre commentaire, contrairement aux précédents billets publiés sur le net à propos des "Petits Blancs".

Les Blancs sont-ils toujours coupables ?

Lorsqu'il est blanc, un SDF mérite-t-il notre mépris ? C'est au fond la question à laquelle se proposent de répondre deux livres parus cet automne, deux livres qui partagent en partie leur sujet d'étude mais diffèrent par leur méthode et leurs réponses.

Dans le premier, "Les petits Blancs" (Plein jour, octobre 2013), je cherche à cerner une figure assez nouvelle sur l'échiquier social français, celle du Blanc pauvre, prenant conscience de sa couleur de peau dans un contexte de métissage. Véritable angle mort de notre sociologie politique, il a le défaut d'être blanc pour les partis de gauche et d'être pauvre pour les partis de droite. Du point de vue social, il est difficile de le tenir pour un privilégié. C'est d'ailleurs en partie le constat de Barack Obama lui-même qui a su faire place aux Etats-Unis, dans ses discours, à la question de la rancœur, parfois légitime, des classes modestes blanches. Et j'ai cherché à recueillir, sur le terrain français, un certain nombre de discours et de ressentis chez ces personnes qui se sentent "petits Blancs" ou que l'on désigne comme tels.

Dans le second livre, "De quelle couleur sont les Blancs ?" (La Découverte, novembre 2013), un aéropage de sociologues, d'auteurs et d'artistes se sont également interrogés sur l'identité paradoxale du Blanc dans la France d'aujourd'hui. Le volume entend faire le point sur une notion que l'on croyait périmée mais que l'actualité récente a remis sur le devant de la scène, et c'est en creusant notamment dans le passé colonial que les auteurs cherchent des pistes. Il est d'ailleurs frappant que cette publication ait suivi de quelques jours celle des "Petits Blancs". Cela révèle quelque chose, me semble-t-il, des bouleversements à l'œuvre dans la société française.

Certes, il y beaucoup de choses passionnantes dans ce volume. Les articles de Sylvie Laurent, notamment, dont j'ai d'ailleurs cité dans ma bibliographie le très beau livre "Poor white trash", établissent un certain nombre de constats sur la notion de white trash aux Etats-Unis. Ils décrivent par exemple la situation complexe qui est faite à ces Blancs considérés comme dégénérés à la fois par les minorités ethniques et par l'establishment blanc.

Historiens, sociologues, écrivains dressent par ailleurs dans le livre un assez vaste tableau de ce que la notion de Blanc a pu charrier de fantasmes dans les colonies françaises et en métropole. Ils rappellent à bon escient comment la France a racialisé bon nombre de rapports sociaux, parfois jusqu'à l'absurde, et qu'il est difficile de réfléchir à cette notion aujourd'hui sans faire appel à l'histoire. Je partage avec ces auteurs la conscience qu'il devient urgent de parler de ces thèmes-là, ainsi qu'un certain nombre de considérations, par exemple sur le fait que la notion de "blanchitude" varie avec les sociétés, les époques, et sur le privilège qui peut être parfois celui des Blancs. Ce privilège, étudié depuis quelques années par les whiteness studies américaines, donnerait aux Blancs le droit de faire abstraction de leur couleur de peau et de se croire porteurs de valeurs universelles - un privilège, cela dit en passant, que s'arrogent précisément certains auteurs du volume.

Il y a cependant des partis pris dans ce livre qui le distinguent assez nettement du mien, et qui me paraissent pouvoir être discutés.

Tout d'abord, le point de vue adopté par le volume de La Découverte est surtout celui de l'histoire. Il fait le pari d'évoquer rapidement la question des "petits Blancs" d'aujourd'hui sans prendre la peine de donner la parole à aucun de ceux qui se sentent appartenir à cet embryon de communauté, ni même à aucun désigné comme tel par les médias. Le point de vue est réellement surplombant. Il interroge l'expression mais surtout il la remet en cause : il ne serait pas juste de l'utiliser car elle relèverait d'une stratégie d'inversion, renversant le racisme institué par le système colonial en victimisation des descendants de criminels.

Ensuite, à ce point de vue surplombant, le livre ajoute quelques textes militants qui, par leur virulence, donnent leur sens à l'ensemble. Selon ces textes, il n'y aurait d'une part de "blanchitude" que coupable. D'autre part la seule posture digne pour un Blanc serait, selon l'un des auteurs, d'être "traître à sa race". Le vocabulaire est excessif, proche de la révolte, et des expressions comme "domination blanche" y sont perpétuellement utilisées. Or elles ne me semblent pas rendre justice de la situation réelle de la France contemporaine. Si les discriminations ne sont pas à sous-estimer, il est en revanche impossible d'associer la République française actuelle à un système d'apartheid ou de ségrégation, l'Etat lui-même prenant à bras le corps, avec des résultats certes à discuter, la question des inégalités. Dans ces conditions, proférer qu'il faut, quand on est blanc, se montrer "traître à sa race", c'est à la fois s'interdire de penser la réalité dans toute sa complexité et faire preuve d'un esprit d'intransigeance qui, je dois l'avouer, me fait froid dans le dos.

Et puis, qu'est-ce que cela signifie au juste qu'être "traître à sa race"? Comment se comporterait l'auteur de cette expression, par exemple, face à un SDF blanc ? Lui signifierait-il qu'il doit faire un acte supplémentaire de contrition ? Qu'il devrait expier davantage encore le racisme d'ancêtres qui ne sont d'ailleurs pas forcément les siens ? J'ai du mal à me dire que ce SDF reste un privilégié. C'est pourtant ce que sous-entendent - et parfois, expriment - la plupart des auteurs du volume de La Découverte. A leurs yeux, le SDF blanc ne serait pas à plaindre par rapport au bourgeois métissé ; la "domination blanche" voudrait qu'un Blanc, aussi pauvre soit-il, reste détenteur d'un pouvoir symbolique dont serait dépourvu tout membre, aussi riche soit-il, d'une minorité. Mais ce pouvoir symbolique me paraît bien maigre, à moi. Comment ne pas voir que des brimades quotidiennes en font un piètre privilège ? Qu'on se rappelle une récente affaire de groupe de visiteurs "défavorisés" refoulé du Musée d'Orsay à cause de leur odeur : sinistre inversion d'anciennes obsessions racistes.

Si je m'en tiens à l'une des hypothèses de mon livre - hypothèse que d'autres auteurs publiés par La Découverte font eux aussi depuis des années, notamment Eric et Didier Fassin dans leur passionnant livre "De la question sociale à la question raciale" -, à savoir que depuis le milieu des années 2000 il est venu s'ajouter en France à la question sociale une question raciale, alors "être traître à sa race" revient à réduire toute question sociale à la question raciale. Inversement, il arrive à certains de vouloir "diluer" toute question raciale en réduisant par exemple tout conflit à des questions économiques. Il me paraît plus juste d'essayer de tenir compte, en général, et autant que les circonstances nous y autorisent, dans la société française d'aujourd'hui, de ces deux grilles d'analyse.

Dans le livre de La Découverte un chanteur du groupe Zebda parle avec une candeur stupéfiante des coups de poing que recevait dans son école un fils d'ouvrier blond. "C'était un fils d'ouvrier, modeste comme nous, mais il nous semblait parfait: beau, blond, blanc.On était sous sa botte. Jusqu'au moment où quelqu'un de notre bande est venu l'affronter; quand le blond a pris son premier coup de poing dans la gueule, il a été démystifié. Il est tombé, il a demandé pardon..." Eh bien c'est lui, le Petit Blanc ! Ce fils d'ouvrier qui se fait tabasser sans que personne n'y trouve à redire, pas même des sociologues qui se contentent d'opiner de la tête : "Retour de bâton..." Certes, on comprend d'où vient cette violence ; elle n'en reste pas moins inacceptable, surtout quand elle s'abat sur des enfants.

Je me demande ce que répondrait Eminem, habituellement tenu pour un archétype du white trash, aux auteurs de La Découverte, s'il arrivait dans une France sur laquelle on aurait soufflé davantage encore sur les braises de la rancœur. Peut-être répéterait-il un discours tenu dans une chanson de 2002, une chanson qu'il adressait à l'"Amérique blanche" - entendez, non pas celle des white trash en caravane mais celle de l'establishment, "White America", qui disait en substance : "Fuck you ! Vous me crachez à la figure mais vous avez peur de moi. Vous dîtes que nous n'existons pas ! Mais vous pourriez avoir une mauvaise surprise, bourgeois : un jour nous débarquerons dans vos salons pour vous mettre une raclée."

mercredi 15 janvier 2014

A la rencontre des "gueules cassées de la misère"

Un bel article de Laurence Biava sur le site BSC News :

Aymeric Patricot a publié son dernier livre en octobre 2013. Il s’agit d’un essai, ponctué d’analyses, de témoignages, de portraits, et de monologues livrés sans tabous. Patricot est allé à la rencontre des « petits blancs » les blancs pauvres oubliés qui évoluent dans un contexte de métissage et il se demande tout au long du livre si comme aux Etats-Unis, on peut ou non parler de «White Trash», c’est-à-dire évoquer ces personnes dont l'angoisse être d’être pris entre deux feux: entre d’une part, historiquement parlant, « les anciens esclaves », qui se font un malin plaisir de lui cracher dessus parce qu'il représente, par sa couleur de peau, l'ancien maître; et d’autre part, les « bourgeois blancs » qui le méprisent pour son comportement et sa saleté. L’auteur réfléchit à ce que peut être la «situation du jeune homme blanc» dans la société française d'aujourd'hui et à cette nouvelle misère qui se dresse devant lui comme un mur impossible à escalader. Le tableau ou plutôt les tableaux protéiformes dépeints dans l’essai évoluent au gré des situations personnelles à chacun ; ils sont souvent chaleureux, parfois froids, tristes, déprimés, saisissants de réalisme divers, d’où filtre parfois de la violence, celle-ci s’exprimant avec des mots crus. Le récit plonge donc dans la France d’en bas, celle des quartiers pauvres de la République, où le racisme, les préjugés, la haine des autres et la haine de soi, se concentrent autour de la tentation permanente de rompre, de basculer, d’en finir.. Fort de ses expériences personnelle et professionnelle d’enseignant en banlieue, l’auteur s'intéresse à la double peine souvent ressentie par ceux qui sont méprisés des élites et se sentent quelquefois étrangers dans leur propre pays. Il raconte ces gueules cassées, humiliées souvent et le texte, au-delà des exemples qu’il cite (l’auteur « pioche » dans la musique et le cinéma) se souvient de ces témoignages télévisuels ou ruraux parmi les plus émouvants. Les jeunes, méprisés, retranchés à regret dans leur campagne, traités de « beaufs » et de « bouseux », complexent à l’idée de venir « en ville », et s’ils ne sortent pas, c’est parce qu’il n'y a rien, pas d'offre culturelle quand il y en a beaucoup dans les quartiers populaires. L’enquête d’Aymeric Patricot est passionnante en ce qu’elle aborde l’évolution des discriminations depuis les années 70, l’accroissement de la brutalité physique et morale, la cristallisation des rancoeurs de jeunes gens littéralement coupés des mondes économique et politique, l’aspect politisé du débat, ou plutôt de tous les débats, sans jamais tomber dans le rigorisme fragile, l’approximation ou la mésinterprétation. Il est d’abord question d’« identité » et de sa dimension universelle mais également de problématiques « raciales » surajoutées aux questions déjà soulevées, c’est-à-dire « sociales», ainsi que des tensions nouvelles entre les communautés nées dans un climat délétère. Au-delà de la description de l’aspect sociologique de tous ces désirs et ces frustrations croisés, au-delà de la fantasmagorie qui les incarne, est ensuite mis en relief une autre forme de mépris: celui qui s'exerce dans les élites, en ce que la fracture et la discrimination qui existent désormais entre la bourgeoisie blanche et les «petits Blancs» sont si ancrées qu'elle relève d'une différence raciale: Aymeric Patricot précise que certains membres autoproclamés de l'élite n'hésitent pas à voir dans les plus pauvres des gens dégénérés, pour lesquels on ne pourrait plus rien.

L’opus livre quelques pistes de réflexions à partir de ces éléments qui contribuent à forger la prise de conscience d'une classe pauvre et blanche, blanche parce que «n'appartenant pas aux publics qui intéressent la classe politique». L’auteur énonce : « De même que le Noir était auparavant le Non-Blanc, le petit Blanc est aujourd'hui le «non-minoritaire. Une conscience « raciale » est-elle en train de se substituer à une conscience de classe ?». Il est important de lire sans hésitation ce livre acéré et très littéraire qui fait également la part belle à quelques écrivains parmi lesquels Aimé Césaire, Jean-Paul Sartre, Norman Mailer, Dany Laferrière. Ou comment essayer sans faux fuyants de cerner des approches inattendues, des visages bouleversants, des réalités méconnues qu’il est urgent d’appréhender, pour éviter l’escalade de la violence.

dimanche 5 janvier 2014

"Les Français ne croient plus en leur avenir" (Echo belge)

Cette semaine, une page sur le thème "Les Français ne croient plus en leur avenir" dans L'Echo belge signée Isabelle Repiton, qui m'a interviewé à propos des Petits Blancs:

Qui sont ces «petits Blancs» sur lesquels vous venez de publier un livre, mi-essai, mi-recueil de témoignages?

En enseignant 10 ans en France dans des quartiers très métissés, j’ai constaté que la question raciale est venue s’ajouter à la question sociale. Les «petits Blancs» sont divers comme les témoins de mon livre: ancien ouvrier, paysan, SDF, chômeuse, gardien d’immeuble, employé… Le trait commun, c’est qu’ils se sentent abandonnés, exclus. Ils ne rentrent dans aucune case, ils sont dans un angle mort. La pauvreté n’intéresse pas la droite. La gauche socialiste a délaissé les questions sociales, pour celles des minorités ethniques et sexuelles. Cela génère une rancoeur: «je suis pauvre mais je passe pour un privilégié (parce que je suis Blanc)». Aux Etats-Unis, la notion de white trash (déchet blanc), dont le chanteur Eminem est un représentant, a pignon sur rue. Des universités ont des cursus de whiteness studies.. En France, il y a un déni, c’est un thème interdit.

Quelles conséquences politiques?

Certains votent pour les extrêmes, Front National ou extrême gauche, mais beaucoup ne votent plus. Les «petits Blancs» se sentent pris entre deux fronts: les minorités ethniques d’une part, et la bourgeoisie bien pensante d’autre part. Celle-ci leur fait la morale, les accuse de racisme, bien qu’ils se métissent plus qu’elle. Le spectre du déclassement hante une partie des classes moyennes, qui a peur de retomber dans la pauvreté dont leurs parents avaient pu s’extraire. D’où leur mépris pour les petits Blancs.

Pourquoi parlez-vous de «déculturation» des petits Blancs?

J’ai été frappé lors d’une visite au Louvre, que des élèves musulmans connaissent Jésus, sa place dans le Coran, et se sentent plus à l’aise avec la présence du Dieu chrétien dans la peinture, qu’un «petit Blanc» élevé sans religion. Celui-ci n’a pas «d’épaisseur culturelle», face à des gens qui revendiquent des traits culturels affirmés. Or il est censé représenter le pays d’accueil: cette inversion des schémas provoque un déséquilibre, une angoisse existentielle. La Nation, la République, sont des notions disqualifiées, qui ne comblent plus ce vide culturel.

samedi 4 janvier 2014

"N'avoir sa place nulle part"

Bel article d'Ariane Charton sur son blog Les âmes sensibles à propos des Petits Blancs :

J’ai lu le livre Les Petits Blancs d’Aymeric Patricot en partie dans le métro, profitant de longs trajets que j’avais à effectuer. Une fois, station place d’Italie, station où se croisent « petits blancs » et immigrés de différentes origines, je suis tombée sur cette affiche. D’abord j’ai pensé que ces tags allaient bien avec Cocteau parce qu’ils symbolisaient une sorte de spontanéité qui plaisait à Cocteau. Hélas, ces tags n’avaient rien de créatif. Je suis restée devant cette affiche pour tout lire. Quelques passants se sont arrêtés pour regarder à leur tour, notamment une vieille dame en manteau de fourrure qui avait une mine un peu outrée par ce qu’elle devait considérer comme une dégradation. Certains se sont étonnés de me voir photographier l’affiche (d’autant que je n’avais pas l’allure d’un photographe reporter travaillant sur un sujet de société ni d’une touriste). Je me suis dit que cette affiche était une illustration possible de mon billet.

L’ouvrage Les Petits Blancs d’Aymeric Patricot a été commenté par plusieurs journalistes et chroniqueurs sans doute plus compétents que moi pour juger du livre du point de vue sociologique et politique. Je ne dirais pas que le monde actuel ne m’intéresse pas, au contraire, je l’observe. Mais j’ai du mal à ne le considérer que dans son immédiateté. Je le relis généralement à la lumière de l’Histoire voire dans une perspective intemporelle. Ce qui m’intéresse dans le présent c’est ce qui éternel ou qui a déjà existé. En lisant donc le livre d’Aymeric Patricot, j’ai songé que ces petits blancs de 2013 dont il rapporte avec intelligence et sensibilité les propos éprouvaient des sentiments ressentis par bien des hommes avant eux. Sauf que ces hommes d’hier n’avaient pas eu un écrivain pour les écouter et traduire le récit de leurs états d’âme. Que ressentent ces petits blancs dans les banlieues ou zones sinistrées telles certaines campagnes désertées et villes industrielles ? Un sentiment de vide, de non existence. Le malaise de l’homme qui ne se sent accepté nulle part et qui craint la même chose pour sa progéniture. Tous ces « petits Blancs », ces pauvres qu’on n’écoute guère sauf s’ils ont recours à la violence (hélas mauvaise conseillère), ces pauvres qui ne se sentent pas légitimes dans leur propre pays ne se plaignent pourtant pas tous, soit parce qu’ils sont résignés, soit parce qu’ils tentent de garder espoir.original

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