La littérature sous caféine


lundi 13 juin 2016

L'homme à la hache plus fort que l'homme à la crête

Bilan d'une première année de ciné-club en classe préparatoire - cinq films projetés tout au long de l'année, devant un public d'une cinquantaine d'étudiants en moyenne. Je leur ai demandé de noter chacun des films sur une échelle de 1 à 5.

Sans surprise, le thriller horrifique de Stanley Kubrick, "Shining" (1980), est arrivé en tête avec près de 4 de moyenne. Beaucoup l'avaient déjà vus, et le film semble avoir peu vieilli à leurs yeux - du moins, cela ne remet pas en cause l'interprétation sidérante de Jack Nicholson.

Suit d'assez près le fabuleux "Excalibur" (1981) de John Boorman, que j'étais bien obligé de projeter puisque nous étudions au lycée Chrestien de Troyes et que la geste arthurienne doit beaucoup à cet auteur. Puis le "Lost Highway" (1997) de David Lynch, sans doute le plus clivant puisqu'il a suscité tour à tour l'enthousiasme et l'exaspération, et le "Manhattan" (1979) de Woody Allen, dont certains ont apprécié l'humour et d'autre ont détesté l'inaction - aucun ne le trouvant émouvant, à ma grande surprise.

Enfin, bon dernier, le "Taxi Driver" (1976) de Martin Scorsese (avec une note moyenne de 3,3), dont on m'a dit que je l'avais "survendu": il n'a pas été à leurs yeux le chef-d'oeuvre hallucinant que j'avais annoncé. Est-ce un hasard si c'est aussi le plus ancien des cinq ?

mardi 7 juin 2016

Eric Cantona ou la haine raciale

Article paru sur le site du Figaro sous le titre: "Derrière l'antiracisme de Cantona, le racisme anti-français."

Dans le genre très en vogue des accusations croisées de racisme, l'affaire qui oppose aujourd'hui Eric Cantona et Didier Deschamps est un cas d'école. Non seulement on y voit un accusateur progressivement placé en position d'accusé à mesure que ses propos, faciles et bas, sont placés sous les projecteurs, mais on y découvre aussi combien certaines formes d'antiracisme relèvent d'un racisme certes apparemment inoffensif, puisque sanctifié par la doxa, mais néanmoins virulent.

Je ne m'étendrai pas sur les compétences effectives de Benzema et de Ben Arfa, que je suis incapable d'évaluer. Qu'ils aient été écartés de la sélection nationale sur des critères ethniques, comme le suggère Cantona, semble en tout cas improbable, du moins si l'on en juge par le passé de Deschamps lui-même. De toute façon, là ne me paraît pas constituer la dimension la plus brûlante de l'affaire.

Non, ce qui me sidère est qu'Eric Cantona, après avoir lancé ses accusations de manière irresponsable - on sait comme l'étiquette de racisme est infâmante - puisse se permettre, pour appuyer ses allégations, de dauber sur les origines de Deschamps lui-même. On assiste alors à un discours effrayant de bêtise et de mépris de la part d'un homme qui se présente pourtant comme un antiraciste convaincu.

Qu'on en juge: «Deschamps a un nom très français. Peut-être qu'il est le seul en France à avoir un nom vraiment français. Personne dans sa famille n'est mélangé avec quelqu'un, vous savez. Comme les Mormons en Amérique.»

Tout d'abord, ce que monsieur Cantona sous-entend, plutôt que «français», c'est «franco-français» puisqu'il utilise plus loin dans sa déclaration le mot français pour désigner Ben Arfa. Sans la rendre tout à fait explicite, Eric Cantona établit donc une distinction, parmi les Français, entre ceux qui ont au moins une origine extra-européenne et ceux qui n'en ont pas, avalisant une notion, celle de Français de souche, qu'il serait sans doute le premier à dénoncer dans la bouche d'un autre.

Ensuite, on sent tout ce que les origines franco-françaises sont méprisables à ses yeux. La remarque sur le fait que Deschamps soit le seul à détenir un nom français est d'une ironie outrée, presque absurde, mais sous-entend bel et bien l'idée que Deschamps serait le dernier d'une race vouée à disparaître et qu'il y a quelque chose d'honteux dans cette position. Il est également permis de se demander si cette saillie n'est pas inspirée à Cantona par un jeu de mot implicite sur ces «champs» dont serait issu Deschamps, c'est-à-dire ces campagnes symbolisant, dans l'imaginaire collectif, la source fantasmée du peuple français blanc.

La réflexion, enfin et surtout, sur le fait que la famille du sélectionneur français ne se soit jamais mélangée. Ce serait donc une tare, aux yeux de Cantona, que de ne pas avoir eu la chance, un jour ou un autre, de croiser la route sexuelle et procréatrice d'un membre d'une autre communauté. Pour le dire autrement, selon Cantona, il existerait une hiérarchie entre les métisses et les «races non mêlées». A ce propos, il ne s'agit pas bien sûr de critiquer la notion de métissage. Simplement, jeter l'opprobre sur ceux qui ne seraient pas encore assez métissés me paraît à la fois imbécile et dangereux. Se permet-on d'ironiser sur le fait que d'autres que les Blancs, eux non plus, ne se métissent pas forcément? On devine que l'insulte «consanguin» a dû venir aux lèvres de Cantona, celle-là même qui avait fleuri sur certaines banderoles dans un stade de football à propos des Chtis. La consanguinité est récemment devenue l'un des clichés courant sur les Blancs. Certes, Cantona préfère faire référence aux Mormons «qui se reproduisent entre eux», mais cette curieuse comparaison ne cherche pas moins à dénoncer le caractère sectaire et dégénéré de la famille Deschamps, ainsi que son ancrage dans un christianisme perçu comme mortifère.

Passons sur l'absurdité de telles attaques puisque «Eric Cantona» ne sonne pas moins français, en tout cas pas moins européen, que «Didier Deschamps». En fait, du haut du couple qu'il forme avec Rachida Brakni, Eric Cantona s'estime sans doute en position de pouvoir distribuer les bons points de diversité raciale, se réservant le droit d'insulter ceux qui, malgré eux, ne disposent pas dans leurs veines de suffisamment de sangs mêlés. C'est, par une inversion courante des critères raciaux du fascisme, la race métisse élevée au rang des races maîtresses. C'est aussi, tout simplement, et avec l'effarante bonne conscience de celui qui se croit incarner l'homme de demain, un excellent témoignage de ce que peut être, précisément, la haine raciale.

Espérons donc que Didier Deschamps maintiendra sa plainte et que le procès, s'il se tient, ne se contentera pas de juger l'éventuelle calomnie mais se prononcera bien sur le deuxième aspect de l'affaire, moins commenté mais plus grave à mes yeux: le racisme caractérisé de celui qui se fait une profession de dénoncer les racistes. D'autant que les prétendues justifications de Cantona, deux jours plus tard, n'ont fait que révéler un peu plus la laideur de sa pensée - s'il en y a une.

lundi 30 mai 2016

Comment rentre intéressant l'ennui ? (Sophie Divry, La condition pavillonnaire)

C’est une étonnante réussite que "La Vie pavillonnaire" de Sophie Divry (J’ai Lu, 2015). On pourrait s’ennuyer ferme en lisant cette histoire de femme qui a tout pour être heureuse dans son village mais qui s’engourdit jusqu’à traverser de sévères périodes de dépression. Or, les effets de légère ironie nous font tenir le livre jusqu’au bout et l’ensemble est rythmé comme un bon polar.

Certains critiques ont évoqué Madame Bovary. Mais je trouve que l’ennui qui s’abat sur la protagoniste relève moins de sa personnalité que de l’environnement lui-même. La fatalité de l’ennui n’en paraît que plus terrible. Par ailleurs, j’ai beaucoup pensé au célèbre livre de Perec, "Les Choses", où l’on découvrait aussi le plaisir mêlé de lassitude propre à la société de consommation. Je trouve cependant Divry beaucoup plus douée que Perec : je m’étais fortement assoupi à la lecture des Choses alors que cette Condition pavillonnaire m’a sidéré.

Dans ce passage, on retrouve les géraniums précisément évoqués par Flaubert pour moquer le romantisme dévoyé de Madame Bovary :

« Cette maison était une ascension ; on naît dans une vallée à vaches et on se retrouve après-guerre à faire partie de ceux qui peuvent séparer leur lieu de travail de leur lieu domestique ; tes grands-parents avaient été fiers de leurs enfants. Votre famille avait bonne réputation. Ton père ne buvait pas. Il y avait des géraniums côté rue. Les pièces de la maison étaient maintenues propres, notamment le séjour, souvent fermé à clef. C’était rare que tes parents invitent des amis, vous restiez le plus souvent tous les trois. » (page 94)

lundi 23 mai 2016

Houellebecq a peur des raviolis

En bon bobo, j'achète maintenant chaque dimanche matin mes produits frais sur le marché à deux pas de chez moi. Je m'essaye à la cuisine traditionnelle française, à la cuisine italienne, à la cuisine japonaise... Et pour le choix des recettes, je fonctionne de la manière suivante : quand je pense avoir épuisé les recettes qui me plaisent dans tel livre, je jette mon dévolu sur un autre dont les photos, le texte, l'esprit me plaisent - démarche tout à fait banale et néanmoins relativement maniaque.

A ce propos je viens de trouver le livre qui m'accompagnera quelques mois, et c'est un livre singulier car il relève en fait de l'essai littéraire. Dans Houellebecq aux fourneaux, Jean-Marc Quaranta dresse un panorama très complet des références culinaires dans l'œuvre de Houellebecq, analysant leur fonction narrative et leur dimension sociologique - ce qui est inattendu puisque, comme l'auteur le souligne lui-même, on a surtout retenu des personnages de Houellebecq leur goût pour l'alcool et la cigarette.

J'hésite encore entre les chiripons au riz crémeux et la croustade landaise - mettant délibérément de côté les raviolis, auxquels je n'ai jamais réussi à donner de forme convenable. Pourtant ces mêmes raviolis donnent lieu à l'un des passages les plus drôles du livre:

"(...) Allant de désirs frustrés en échecs sexuels, Bruno est hanté par des raviolis et des cauchemars, au propre et au figuré. Au figuré, quand, après une soirée dansante calamiteuse, il se console avec "des raviolis en boîte sous sa tente". Au propre, quand, après avoir acheté "des raviolis en boîte" au Leclerc de Cholet, il fait, à son tour, un cauchemar. "Il se voyait sous les traits d'un jeune porc aux chairs dodues et glabres. Avec ses compagnons porcins il était entraîné dans un tunnel énorme et obscur, aux parois rouillées, en forme de vortex." Avec ses compagnons d'infortune, il sera déchiqueté et le crâne coupé en deux; toujours conscient et observant le monde de son œil unique, il pourra contempler sa fin et celle du monde. Manifestement, la cuisine italienne passe mal chez les deux frères." (page 82)

samedi 7 mai 2016

Google menace-t-il le journalisme ? (Lauren Malka, Les journalistes se slashent pour mourir)

Lauren Malka nous propose une très belle réflexion, dans "Les Journalistes se slashent pour mourir" (Robert Laffont, 2016), sur la menace que feraient peser sur le sérieux journalistique toutes les nouvelles formes de diffusion de l'information sur le Web, et notamment Google. Les stratégies pour augmenter le nombre de clics ne feraient-elles pas baisser, mécaniquement, les exigences des nouveaux rédacteurs ? L'auteur nous rappelle fort justement que cette crainte existe cependant depuis la naissance de la presse et qu'il faudrait plutôt se réjouir des nouvelles opportunités de "créativité collective" offertes par internet. Un livre astucieux, truffé de références et de jolies formules.

jeudi 5 mai 2016

Prince, le monstre pop (2)

- Prince a réalisé un certain nombre d'albums maudits, méprisés par la critique et boudés par le public. Certains, à juste titre - je pense à "New Power Soul" (98), dont on ne peut raisonnablement sauver qu'un seul titre. Mais pour les autres, il s'agit de véritables injustices. "The Vault" (99), critiqué pour n'être qu'une série de fonds de tiroirs, est un merveilleux ensemble de balades jazz-pop parfaitement rôdées, et même particulièrement émouvantes. Quant à "Come" (94), qui signe son divorce avec le public, il propose une étonnante série d'électro-funk à la fois glaciale et sensuelle, et souvent brillante.

- Le véritable rival de Prince n'aura pas été Michael Jackson, qui a par ailleurs largement gagné le duel commercial en oeuvrant dans un genre comparable, mais David Bowie qui, par l'amplitude de sa carrière, son talent, sa créativité multiforme, a toujours représenté pour moi comme son frère jumeau. L'un dans le funk, l'autre dans le rock, ils ont multiplié les formules, les albums et les visages, et s'ils ne se sont jamais croisés, je les ai toujours mis sur un pied d'égalité. Leurs morts à quelques semaines d'intervalle signent d'ailleurs véritablement la fin d'une époque.

- L'une des choses qui me frappe à chaque écoute, c'est que les titres de Prince ont quelque chose de très net. Les mélodies sont franches, les arrangements distincts, les chansons parfaitement reconnaissables. On est loin de la sorte de brouillard dans lequel tombent bien des groupes de pop-rock avec leurs albums qui ont l'air de se fondre les uns dans les autres. Même dans ses pires compromissions, Prince savait proposer des œuvres propres. Il n'y a qu'au plus fort de sa créativité des années 80, lorsque son funk atteignait un niveau d'énergie proprement délirant, que certains titres devenaient brouillons. Mais on lui pardonnait, parce qu'il avait l'air ici de créer un genre.

- Les derniers concerts de Prince m'ont ennuyé. Devenu une institution, il attirait surtout un public qui le connaissait mal et attendait donc surtout les classiques des années 80. Cela décevait forcément les fans authentiques, guettant les dernières perles de sa discographie. "You don't know the new songs", se plaignait-il au micro, sourire aux lèvres, avant d'enchaîner des medleys que je trouvais indigestes. Il y a deux ans, j'étais ressorti de son concert à la Villette en me promettant de ne plus venir l'écouter... Aujourd'hui, j'en entends regretter de ne l'avoir jamais vu, mais ils n'auraient fait que gonfler les rangs de ces amateurs de la dernière heure, contribuant à transformer l'icône en momie.

mardi 26 avril 2016

Prince, le monstre pop (1)

Quelques notations sur Prince dont j’ai toujours été un admirateur féroce et que je considère, dans le domaine de la pop, comme le plus grand

- Je l’ai découvert avec « Diamonds and Pearls » (1991) et je n’ai plus cessé d’acheter ses nouveaux albums tout en mettant la main sur les anciens – j’organisais mon exploration selon deux flèches temporelles divergentes.

- J’ai d’abord été fan de cette période 90’s, sans comprendre qu’elle soit aussi décriée : je trouvais ses années 80 assez kitsch alors que ses production 90’s, aux contours plus nets, colorées de Hip-Hop, me transportaient. J’adorais d’ailleurs le groupe NPG qui l’accompagnait et je n’étais pas d’accord avec ceux qui ironisaient à son propos.

- Très vite, j’ai compris que je serais toujours partagé entre deux sentiments : la déception devant certaines facilités de Prince, l’indulgence pour ceux qui le trouvaient factice ; et une sidération devant la puissance et la variété de sa créativité. Pour moi, il a toujours représenté l’archétype du génie créatif et j’ai du mal à me faire à l’idée que la plupart des auditeurs, malgré tout, restent insensibles à ses fulgurances.

- Peu à peu, j’ai pris goût à ses années 70 et 80 et j’ai compris pourquoi cette période-là restait considérée comme sa meilleure : fraîcheur quand les 90’s viraient à la virtuosité ; chaleur quand les 90’s devenaient métalliques ; délire ébouriffé quand les 90’s basculaient dans la mégalomanie.

- A propos de mégalomanie, l’album « Love symbol» (1992) est une sorte de monstrueuse anomalie musicale, géniale dans son délire boursouflé, étouffante par sa volonté de prouver. Cet album concept ouvre sans doute l’inexorable période de désamour entre Prince et son public.

- Je ne suis pas un inconditionnel de son tube « Purple Rain » (tous les autres titres de l’album me paraissent plus brillants). J’ai toujours préféré Prince dans le funk torride plutôt que dans le slow sirupeux (quoi que le bien nommé « Sometimes it snows in april » soit superbe) ou dans le rock désuet et sautillant, qui me hérisse un peu. Quel dommage que ce titre éclipse souvent le reste ! Pourquoi donc Prince y revenait-il toujours ? Les fins de concerts sous les pluies de paillettes me laissaient insensibles, et Prince me faisait alors l’effet d’un pantin.

- Trois tubes se détachent sans doute aux yeux du grand public : Purple Rain, Kiss et Cream, seul le second me paraissant vraiment passer la barre des années. Bien souvent, il y a dans la musique de Prince un élément de bizarrerie, de baroque, de fantaisie assez datée qui lui interdit de franchir le cap du large assentiment public – l’inverse de Michaël Jackson, en fait. Je me suis toujours demandé s’il recherchait cet effet d’étrangeté, s’il le revendiquait, ou s’il l’apercevait à peine, emporté par son obsession créatrice.

dimanche 24 avril 2016

Confidences dans le noir (Mathieu Simonet, Barbe rose)

Il y a trois ou quatre ans de cela, au salon littéraire L’ïle au livres (Ile de Ré), j’ai discuté presque tout un soir avec Mathieu Simonet à propos de nos pères respectifs et, alors que les autres buvaient et se trémoussaient dans l’atmosphère tamisée, j’ai beaucoup parlé d’amour filial, de difficultés à communiquer et de suicide. Ce fut un moment dense, assez lumineux.

Quelques années plus tard Mathieu publie un livre sur son propre père, évoquant avec la justesse et la précision qu’on lui connaît un homme taraudé par la folie et les relations douloureuses et passionnées qu’il nouait avec son fils. Ce "Barbe rose" (Seuil, avril 2016) me fait l’effet d’une confidence dite dans le noir, et confirme tout le bien que je pense de l’écriture de Mathieu – dans le genre si galvaudé de l’autofiction, elle me paraît bel et bien la meilleure, extrêmement dépouillée, sans complaisance ni effet de manche.