La littérature sous caféine


mardi 2 décembre 2008

Les ouvertures magistrales / Les bavardages savants (Mc Cullers et Norman Rush)



Il y a des romans qui s'abattent sur vous dès les premières pages : c'est la sensation que j'ai ressentie quand je me suis plongé dans la lecture du classique de Carson Mc Cullers, cet écrivain surdouée, publiée si jeune : Le coeur est un chasseur solitaire, merveilleux titre pour un roman qui ne l'est pas moins, tout en tendresse, en subtilités psychologiques et en épaisseur humaine.

Force est de reconnaître cependant que le premier chapitre (récit de l'amitié de deux sourds-muets dans une petite ville du sud des Etats-Unis), éblouissant de densité romanesque et de fluidité, laisse attendre beaucoup de la suite, et qu'on est assez naturellement déçu quand on poursuit le livre (la chronique douce-amère, assez lente, des vies modestes que mènent les propriétaires et les clients principaux d'un petit bar), même si la douceur et la qualité de l'écriture restent au rendez-vous.

Même sentiment avec l'imposant roman de Norman Rush, Accouplement, acclamé par la critique et tenu par beaucoup pour l'un des livres les plus importants du siècle aux Etats-Unis : les premières pages sont impressionnantes, car on tient un pavé dans les mains et le monologue de cette jeune femme qui débarque en Afrique et tombe bientôt amoureuse d'un personnage romanesque de la savane vous emporte d'emblée par sa clarté, la richesse des informations fournies, le rendu des sentiments...

La force de cette première impression dépent évidemment de l'épaisseur du livre, car on devient curieux de savoir si l'auteur saura maintenir la pression pendant plus de 500 (grandes) pages. Mais il ne la maintient que très peu, justement, et le livre sombre (du moins dans ce que j'en ai lu pour l'instant) dans un savant bavardage qui n'est pas inintéressant, mais ressemble vraiment à une performance, celle d'un auteur qui cherche à écrire le plus possible et à épater le lecteur par son art de la digression permanente.

Je me rappelle d'ailleurs avoir été très déçu par un autre roman américain encensé par la critique, il y a quelques petites années de cela, Les Corrections de Franzen, interminable opus sur les déboires d'une famille qui part en vrille... Chaque page pouvait être considérée comme un beau morceau d'analyse sociologique mêlé de grotesque et d'anecdotes héroï-comiques, mais mises à bout cela devenait indigeste (il faudrait que je le relise, cependant). Difficile à trouver, l'équilibre entre digressions brillantes et pur et simple bavardage...

dimanche 30 novembre 2008

La politique des polars (Mankell et la soupe suédoise)



Il est assez fréquent de pouvoir classer les polars dans un bord politique : la personnalité des "méchants", notamment, renseigne assez bien sur les détestations et les phobies de l'auteur. S'agit-il de redoutables capitalistes prêts à toutes les manipulations pour un coup juteux ? De crapules pourries jusqu'à la moëlle, venant de la rue, irrécupérables pour la société ? Dites-moi les ennemis que vous mettez en scène, je vous dirai pour qui vous votez...

Je viens cependant de finir un Henning Mankell (la star du polar suédois) qui n'a pas manqué de me surprendre. Ce n'est pas sa qualité qui m'a sauté aux yeux - je suis assez déçu par ma lecture de Meurtriers sans visage, la première enquête du célèbre policier Kurt Wallander : écriture fade (et même répétitive), intrigue sans relief, psychologie sommaire, et même quelque chose d'assez terne qui plombe un peu ce livre long, quoi que fluide...

(Rien à voir avec l'incroyable densité stylistique de James Ellroy ou d'Edward Bunker)

Non, ce qui m'a sauté aux yeux est le thème éminemment politique de ce roman : pour faire vite, un crime atroce est commis dans la campagne suédoise, et des étrangers sont mis en accusation, provoquant une vague impressionnante de xénophobie dans la région. Kurt Wallander va se rendre compte à quel point la politique d'immigration du pays n'est pas maîtrisée... La fréquence dans le roman de digressions (un brin simplistes, d'ailleurs) sur les dangers de laisser entrer n'importe qui dans le pays m'a naturellement laissé penser que l'auteur exprimait ici des opinions, disons... plutôt conservatrices.

Dans l'extrait suivant, c'est Kurt Wallander qui parle :

"C'est l'absence d'une véritable politique, sur ce point, qui est à l'origine de ce chaos. En ce moment, nous vivons dans un pays où n'importe qui peut pénétrer n'importe où, n'importe quand, de n'importe quelle façon et pour n'importe quelle raison. Il n'y a plus de contrôles aux frontières. La douane est paralysée. Il existe tout un tas de petits aérodromes non surveillés sur lesquels on débarque chaque nuit des immigrants en situation irrégulière ainsi que de la drogue." (Extrait de Meurtriers sans visage, Points, p 299)

Et pourtant j'ai lu quelques entretiens de l'auteur qui paraissaient contredire complètement la thèse exposée dans le roman (du moins, ce que j'en avais compris). Par exemple, dans une interview accordée au Nouvel Obs en janvier 2008 :

"Pour moi, le centre symbolique de l’Europe, c’est la petite île de Lampedusa, au sud de l’Italie. Car c’est là qu’échouent chaque jour les cadavres d’immigrants clandestins venus d’Afrique. Je trouve ça dégueulasse [en français dans le texte]. Et ce scandale nous oblige à nous demander: pouvons-nous accepter un tel monde? N’y a-t-il pas un autre moyen d’envisager l’immigration? J’ai un rêve simple: construire un pont entre le Maroc et l’Espagne. Nous savons bien que nous avons besoin de ces immigrants."

On dirait les propos de Kurt Wallander, en complètement inversés. L'auteur aurait-il viré sa cutie ? Cherche-t-il à exorciser dans ses romans la part conservatrice qu'il conserve en lui ? Présente-t-il au contraire un visage de parfait progressiste en interview pour faire pièce à ses atmosphères romanesques ? Prête-t-il à ses personnages des propos dont il se désolidarise complètement ?

A moins que les opinions exprimées par Wallander d'une part, et Mankell de l'autre, ne soient pas si contradictoires, dans la mesure où il est parfaitement possible, après tout, d'appeler à la fois de ses voeux des flux migratoires accrus, et des flux migratoires un tant soit peu "organisés"...

En tout état de cause je vais davantage me méfier, dorénavant, des couleurs politiques que je croirai déceler dans les romans. Ce devrait rester un principe, d'ailleurs, que de ne jamais chercher à savoir ce que pense le romancier, caché derrière les personnages qu'il met en lumière...

vendredi 28 novembre 2008

La politesse extrême / Les billets doux



(Clip de la semaine : je découvre en ce moment la discographie du groupe Foo Fighters, formé par la batteur de Nirvana juste après la mort de Kurt Cobain. Leur dernier album en date, Echoes, silence, patience and Grace, sorti en 2007, est un savant mélange de pop-rock et de métal, à l'image de l'incroyable premier titre, The Pretender, dont le clip est une merveille de rage et d'énergie plus ou moins contenue.)

1) Toujours cette satanée politesse excessive :
quand un élève sur le chemin de la sortie de cours balance un chewing-gum ou une boule de papier dans la corbeille, j'ai fâcheusement tendance à lui dire merci.

Mais il m'arrive de croiser des personnes qui souffrent du même symptôme : tout à l'heure je cherchais à m'extraire péniblement d'une rame surchargée du métro, bousculant plusieurs voyageurs alors que j'aurais dû m'y prendre beaucoup plus tôt. L'un d'eux m'a dit, textuellement : "Je vous prie de bien vouloir me pardonner..."

2) "Baudelaire se compare dans ce poème à un gros meuble contenant des billets doux... Quelqu'un peut-il m'expliquer ce qu'est un billet doux ?
- Euh, c'est un billet de cinq cents Euros ?
- Comment ça ?
- Bah c'est doux, Monsieur, un billet de cinq cents Europs... C'est très doux, même, cinq cents Euros...

3) A 8h30, petit exercice de rédaction dans une classe de seconde. Il s'agit d'écrire un court poème, sachant que le ton peut être mélancolique, dramatique, euphorique, ou même comique. Mouvement d'humeur d'un élève :
"Vas-y, je suis pas comique, moi, à 8h du matin ! C'est pas possible, ça, Monsieur !"

mercredi 26 novembre 2008

Soyons désinvoltes, n'ayons peur de rien (Autoportraits de Houellebecq et BHL en ennemis publics)



L'ouverture du livre est un coup de génie :

"Spécialiste des coups foireux et des pantalonnades médiatiques, vous déshonorez jusqu'aux chemises blanches que vous portez. Intime des puissants, baignant depuis l'enfance dans une richesse obscène, vous êtes emblématique de ce que certains magazines un peu bas de gamme comme Marianne continuent d'appeler la "gauche-caviar" (...). Philosophe sans pensée, mais non sans relations, vous êtes en outre l'auteur du film le plus ridicule de l'histoire du cinéma.

Nihiliste, réactionnaire, cynique, raciste et misogyne honteux : ce serait encore me faire trop d'honneur que de me ranger dans la peau ragoûtante famille des anarchistes de droite ; fondamentalement, je ne suis qu'un beauf. Auteur plat, sans style, je n'ai accédé à la notoriété littéraire que par suite d'une invraisemblable faute de goût commise, il y a quelques années, par des critiques déboussolées. Mes provocations poussives ont depuis, heureusement, fini par lasser
."

C'est ainsi que Houellebecq ouvre le feu dans cette correspondance avec BHL, publiée sous le titre Ennemis Publics et annoncée comme un des grands coups littéraires de cette rentrée. Maintenant on peut lire à peu près partout que les ventes ne sont pas à la hauteur des espérances (tirage de 150 000 pour des ventes qui n'atteignent pas encore les 40 000), et je ne vois d'ailleurs rien de bien étonnant là-dedans : j'ai été surpris qu'on table sur un immense succès pour ce genre de livre, surtout de la part de deux écrivains qu'on voit souvent et qui s'attirent de nombreux commentaires sur leur vie privée. Comment espérer susciter dans ces conditions de véritable curiosité ?

Pourtant je me suis jeté sur le volume, en bon fan de Houellebecq et en lecteur régulier de BHL. Je l'ai lu d'une traite, à la fois saisi par l'évidence de leurs proses respectives (style fluide et solennel de BHL, celui qu'il a dû se forger dans ses copies de philo de Khâgne, et plume toujours aussi délicieusement désinvolte et pince-sans-rire de Houellebecq, avec des touches de gravité parfaitement bien senties), et impatient de voir où le livre nous menait exactement.

La réponse est qu'il ne mène pas vraiment quelque part, le titre indiquant un thème, celui de l'hostilité que tous les deux s'attirent, auquel les deux auteurs ne consacrent qu'une poignée de pages. Il s'agit en fait pour eux de préciser leurs positions philosophiques respectives, et de faire le point sur quelques données biographiques parfois malmenées par la critique. Certaines pages sont savoureuses, par exemple quand Houellebecq précise son rapport à la France :

"Jamais je ne me suis senti de devoir, ni d'obligation, par rapport à la France, et le choix d'un pays de résidence a pour moi à peu près autant de résonance émotive que le choix d'un hôtel. Nous sommes de passage sur cette Terre, je l'ai maintenant parfaitement compris ; nous n'avons pas de racines, nous ne produisons pas de fruit. Notre mode d'existence, en résumé, est différent de celui des arbres. Cela dit j'aime beaucoup les arbres, je les aime même de plus en plus; mais je n'en suis pas un. Nous serions plutôt des pierres, lancées dans le vide, et aussi libres qu'elles ; ou, si l'on tient absolument à voir les choses du bon côté, nous serions un peu comme des comètes. (...)

Il se peut que je revienne un jour en France, et ce sera pour une raison très simple : j'en aurai assez de parler et de lire en anglais, dans ma vie quotidienne. Ca m'énerve un peu de manifester cet attachement à ma langue, je trouve que ça fait posture d'écrivain ; mais c'est la vérité. (...)

Il y a aussi ce qu'on pourrait appeler la France de Denis Tillinac - départementales et confit de canard. (...) Nous avons affaire à un très beau pays. Ces paysages ruraux, avec la subtile alliance de champs cultivés, de prairies et de bois. Les villages au milieu, la pierre des maisons, l'architecture des églises. Tout ceci changeant vite, en cinquante kilomètres on découvre une autre composition, tout aussi harmonieuse. C'est incroyablement beau, ce qu'ont réussi à faire, au cours des siècles, des générations de paysans anonymes
." (Extrait de Ennemis Publics, pp 122-124)

Mais le plus surprenant, le plus saillant reste bien la page d'ouverture... Quel est le degré de sincérité de ce double portrait qui doit ravir tous ceux que nos deux auteur exaspèrent ? Quelle part de jeu, de provocation ?

Ne fallait-il pas un vrai goût du risque pour que BHL laisse passer dès les premières lignes une satire aussi mordante ? Lui qu'on dépeint souvent comme un homme dépourvu d'humour fait preuve ici d'un détachement qui ressemble fort à un coup de poker, un pied de nez à toutes les moqueries. Le rêve aurait été que tout le livre soit de cet acabit...

dimanche 23 novembre 2008

Kant et Nietzsche sont dans une matrice... (Keanu Reeves et Badiou)



Je consomme beaucoup de films, toutes catégories confondues : films d'art et d'essai roumains, block-busters à l'américaine... Et je vais d'ailleurs voir à peu près tous les films considérés comme pur divertissement, toutes ces productions que l'on gonfle aux amphets, que l'on shoote au pitch...

(Cet été, je me suis d'ailleurs fait un plaisir d'aller voir tout ce qui passait en la matière, et la plus grande réussite me semble être un film passé quasiment inaperçu, Wanted)

Le plaisir en est physique, évidemment, mais pas seulement : les scénarios sont travaillés, beaucoup plus qu'on ne veut le dire, et me rappellent souvent les éblouissements que je pouvais connaître, adolescent, devant certains chef-d'oeuvres du roman de science-fiction, du roman d'aventures ou du roman policier.

Pas étonnant dans ces conditions que Matrix, inspiré d'ailleurs de classiques de la science-fiction comme ceux de Gibson, et saturé de références philosophiques et religieuses, ait donné lieu au très sérieux Matrix, machine philosophique, ouvrage collectif publié en 2004 chez Ellipse, contenant toute une série d'articles ayant pour ambition de décrypter les constructions philosophiques cachées par cet apparent film pour adolescents, en réalité véritable "film d'action intellectuel", comme le précise la quatrième de couverture.

On lira notamment avec intérêt l'article d'Alain Badiou, Dialectiques de la fable, distinguant trois archétypes dans le genre du film de Science-Fiction (Cube, EXistenZ et Matrix) et les rattachant à quelques-uns des plus grands penseurs de l'histoire de la philosophie. Badiou légitime de cette manière le plaisir que peut ressentir un lettré devant les smash hits du grand écran. Vu l'âge d'or des séries made in USA que nous vivons à l'heure actuelle, je ne m'étonnerais pas qu'un prochain volume décrypte pour nous les vertiges de la mauvaise foi sartrienne dans les tourments des naufragés de Lost, ou la présence obsédante du simulacre à la Baudrillard dans les aventures érotico-épiques des chirurgiens esthétiques de Nip/Tuck.

"Cube traite la question : qu'est-ce qu'un sujet, si la totalité du monde naturel lui est retirée ? Disons que cette enquête est kantienne, transcendantale : que se passe-t-il si on modifie de fond en comble les conditions minimales de l'expérience ? (...)
Matrix traite la question : qu'est-ce qu'un sujet qui lutte pour échapper à l'esclavage du semblant, lui-même forme subjectivée de l'esclavage biologique ? Ce programme est évidemment platonicien : comment sortir de la Caverne ?
EXistenZ traite la question : qu'est-ce qu'un sujet qui ne peut s'assurer, s'agissant du monde qui l'entoure, d'une clause ferme d'existence objective ? Qu'est-ce qu'en somme que le sujet de l'épochè transcendantale, de la suspension du jugement d'existence, au profit du seul flux de la conscience représentative
?" (Extrait de Matrix, Machine philosophique, p125)

vendredi 21 novembre 2008

Les rimes bling-bling (+ Clips de la semaine : Spéciale Matage de culs)





(Clips de la semaine : C'est un classique dans les clips de rap US que le matage de cul... Beaux exemples tout au long du clip Dangerous, de Kardinal Offishall featuring Akon, qui tournait en boucle sur les ondes pendant ma virée cet été en Californie, mais aussi dans le classique de T-Pain, Kiss Kiss, à la 55ème seconde... Plutôt drôle !)

1) - Alors, on vient de voir qu'une rime qui présentait trois sons en commun s'appelait une rime riche. Quelqu'un sait comment on appelle une rime avec quatre sons en commun ?
- Euh... Une rime milliardaire ?

2) Pendant une interro, une élève se plaint d'être fatiguée et de ne pas arriver à se concentrer. Sa voisine, le plus sérieusement du monde, se tourne vers elle et lui déclare :
"Il faut que tu prennes Actimel, le matin. Je te jure, ça renforce les défenses immunitaires."

3) Dans un bistrot du 20ème, un type agité de soubresauts, de tics en tous genres, le bras tordu, crispé sur une chope qui menace de verser à tous moments, s'adresse à une femme très bourgeoise avec laquelle il a cherché à nouer conversation, et qui s'apprête à quitter le bar :
"Bonne chance !"

mercredi 19 novembre 2008

Que signifie le style dans un roman ? / Proust est un auteur comique



Jeudi dernier, au cours de cette conversation près de la photocopieuse dont j'ai déjà parlé, la grande poétesse du lycée de la Courneuve (sans ironie de ma part !) a évoqué la question du style dans le roman : pour elle un roman n'a de valeur que s'il a du style, et je me suis demandé ce que ça voulait dire, au fond, que le style pour un roman.

Car la volonté du style à l'état pur, le style pour le style, tout cela ne relève-t-il pas plutôt de la poésie ? S'il était possible de quantifier le niveau du style dans un écrit, sans doute y aurait-il comme une proportion de style au-delà de laquelle on entrerait dans la poésie en prose...

(D'ailleurs, au passage, j'ai tendance à voir en Joyce un poète plus qu'un romancier)

Tout ça pour dire, non pas que le style dans le roman soit une vulgaire donnée quantifiable, mais qu'il n'est sans doute pas non plus l'unique dimension à privilégier, à la fois pour le travail d'écrivain et pour celui de critique. On a beaucoup critiqué l'antithèse fond et forme, mais elle permet de clarifier pas mal de choses je trouve.

Le style pour moi dans le roman serait plutôt un ensemble de traits d'écriture particuliers à l'écrivain, du plus petit tic verbal à la structure générale de l'oeuvre, en passant par la longueur des phrases, la coloration du vocabulaire, le mélange des tonalités... Autant de choses qui s'allieraient à une vision (distincte du style à proprement parler) pour la compléter, l'affiner, la rendre problématique, etc...

Conception parfaitement banale, me direz-vous, et même ringarde, mais quand je relis par exemple l'oeuvre de Proust, j'ai du mal justement à ne pas faire le dinstingo : d'une part cette écriture si particulière, somptueusement ramifiée, précieuse et percutante à la fois, d'autre part l'incroyable satire sociale, la plongée vertigineuse dans la quête du narrateur, l'exploration d'un art romanesque en train de se construire...

J'ai d'ailleurs eu envie de relire La Recherche du Temps Perdu pour la troisième fois quand je suis tombé sur quelques pages de Guillaume Dustan se moquant de lui : "Il nous faut des auteurs vivants !" nous disait-il en substance. "Arrêtez de nous bassiner avec Proust !" Son ras-le-bol me rappelait les railleries, très drôles, de Céline contre les infinis raffinements de la star des salons.

Cette fois-ci je vais piocher les volumes dans le désordre, et je viens de (re)commencer Un Amour de Swann. Ce qui m'a tout de suite frappé, c'est la force de l'attaque, malgré le climat doucereux des cercles parisiens, et la force de la satire, dès la première page. Je me suis souvenu que Proust était un auteur très drôle, contrairement à ce que son extrême finesse, son art de la description de toutes les douleurs pourraient nous laisser croire. A vingt-cinq ans, je me rappelle avoir eu des fous rires à certaines réparties de personnages... Et là, c'est en souriant qu'on se plonge dans les aventures mondaines du narrateur. Non, décidément, Proust ne s'est pas contenté d'avoir du style...

"Pour faire partie du "petit noyau", du "petit groupe", du "petit clan" des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : "Ca ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça!", "enfonçait" à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain." (Première phrase de Un amour de Swann).

dimanche 16 novembre 2008

Les tout petits livres (Sansal, Kessel, Giraud)



Dans ma bibliothèque, je classe les livres à la fois par zone géographique et par siècles. Mais j'ai d'autres rayons : celui des gens que je connais (même d'assez loin...), celui des livres d'art, le rayon philo, le rayon BD... Le rayon star étant évidemment le rayon Merdes, qui déborde de partout. Je lui réserve les trucs irrattrapables, que je ne peux même pas espérer revendre...

Depuis peu, je pense à un nouveau rayon : celui des "tout petits livres". Mine de rien, je commence à en avoir beaucoup de ces objets ridiculement minces, écrits gros, sans doute publiés parce que le titre est accrocheur ou l'auteur prestigieux. C'est le genre de livre qu'on offre pour le clin d'oeil, ou qu'on s'achète parce qu'on est fatigué (ou particulièrement fauché, quoique le coût par page atteigne des sommets...)

Parmi mes récentes acquisitions : L'amour est très surestimé, de Brigitte Giraud (J'ai Lu, 2008, 81 pages), l'un des succès de 2007, sans doute parce que son titre sonne comme un proverbe et qu'il fait mouche : série de courtes scènes sur le thème de l'amour qui vacille, sous forme de monologues assez touchants parce qu'ils sont simples et justes.

"Tu dois partir samedi prochain pour une lecture à Marseille dont tu avais oublié de me parler. J'avais repéré, depuis plusieurs semaines, que nous pourrions enfin passer deux jours ensemble. Se consacrer du temps l'un à l'autre. Peut-être quitter la ville. Nous extraire du quotidien qui semble te peser tant. J'étais attristé de savoir que le 26 octobre, jour de mon anniversaire, tu serais endéplacement..." (Extrait de L'amour est très surestimé).

Deux témoignages, ensuite : celui du fougueux Kessel, racontant dans Dames de Californie (Folio, 92 pages) les quelques semaines endiablées qu'il a passées dans les environs de San Francisco juste après la guerre. La lecture n'en est pas inintéressante, le style est en solide et presque brillant, mais le livre aurait peut-être gagné à ce qu'on le rattache à un volume plus conséquent de mémoires...

"J'irai plus loin. Il me semble que l'on ne peut saisir vraiment le goût amer, épais, de la tristesse et celui, invincible, du plaisir que s'ils se suivent de près et parfois se confondent comme dans ces fruits que l'on mâche pour en exprimer à la fois l'âcreté et la fraîcheur." (Extrait de Dames de Californie)

Quant à Poste restante : Alger, pamphlet poignant de l'écrivain algérien Boualem Sansal (Folio, 87 pages), dédié au président Boudiaf assassiné en 1992, c'est un petit livre saisissant et plein de désespoir : l'auteur y fait la description d'un véritable blocage politique, celui qui maintient tout un pays dans le refus de se poser les bonnes questions. La colère est précise, les mots bien choisis. Littérairement, c'est impeccable...

"A la question "Quelles sont, selon vous, les raisons du mal-être qui ravage le pays ?", leurs réponses renvoient toutes à ces thèmes que nous ruminons à longueur de temps depuis le premier jour : l'identité, la langue, la religion, la révolution, l'Histoire, l'infaillibilité du raïs. Ce sont là ces sujets tabous que le discours officiel a scellés dans un vocable fort : les Constantes nationales. Défense d'y toucher, on est dans le sacré du Sacré. Stupeur et tremblement sont de rigueur." (Extrait de Poste restante: Alger)