La littérature sous caféine


mercredi 11 juin 2008

Douceur des hommes (Barthes et la féminité)



Je me souviens d'une conversation à Tokyo avec une jeune femme qui se disait féministe, au cours de laquelle j'avais essayé de définir ce que représentait la féminité pour moi. La jeune femme s'était irritée que je cherche à déterminer une "essence de la femme": j'avais beau préciser que je parlais de "traits féminins", indépendamment du sexe de la personne, elle se braquait à mon discours.

Au fond, j'étais sans doute plus féministe qu'elle... Elle n'arrivait pas à comprendre que je ne parlais pas de la femme, mais de la féminité. Elle n'entendait que ce mot "femme", contenu dans "féminité". Il aurait fallu que nous inventions un vocabulaire nouveau, pour notre petit bout de conversation.

Des années plus tard, je dévore le livre splendide de Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, malheureusement non disponible en poche (Oeuvres Complètes, vol. 5), et je repense à cette ancienne conversation. Non seulement Barthes évoque cette part de féminité en l'homme :

"Il s'ensuit que dans tout homme qui parle l'absence de l'autre, du féminin se déclare : cet homme qui attend et qui en souffre, est miraculeusement féminisé. Un homme n'est pas féminisé parce qu'il est inverti, mais parce qu'il est amoureux." (dans le chapitre L'Absent).

...mais tout le livre est baigné, me semble-t-il, par cette féminité qu'il définit par intermittences : cette douleur douce, cette attention pour les signes infimes, cet art de l'attente, de la souffrance muette et délicate, du silence non pas accusateur mais stupéfait, de l'analyse détachée, presque drôle, évanescente...

Tout au long de cet essai composé par courts chapitres, eux-mêmes divisés par paragraphes structurés autour de citations, de références, d'éclats de pensée, c'est dans le murmure d'un auteur qu'on s'immerge, c'est la pudeur d'un grand écrivain qu'on découvre, écrivain par ailleurs brillant mais dont ce livre est peut-être le plus accessible, le plus limpide. Il y a une forme d'élégance et de raffinement dans ces confidences délicieusement adoucies - celle du philosophe qui ne se trahit que par aphorismes.

"Je souffrirai donc avec l'autre, mais sans appuyer, sans me perdre. Cette conduite, à la fois très affective et très surveillée, très amoureuse et très policée, on peut lui donner un nom : c'est la délicatesse : elle est comme la forme "saine" (civilisée, artistique) de la compassion."

vendredi 6 juin 2008

Il ne nous reste qu'à prier Dieu

J'emmenais hier des élèves voir la pièce de Musset, Les Caprices de Mariane, dans une toute petite salle (au théâtre de l'Epouvantail) avec des acteurs plutôt doués. Certains élèves ont failli se faire virer, les premières minutes, à force de rigoler. Puis le silence s'est installé. Tout le monde s'est laissé guider par le joli morceau de littérature.

Un moment, le séducteur de la pièce, Octave, lance à la belle Mariane, pour achever de la convaincre (elle est supposée avoir 19 ans) :

"Vous avez donc encore cinq ou six ans pour être aimée, huit ou dix pour aimer vous-même, et le reste pour prier Dieu." (I, 2)

A cette réplique, un spectateur plus âgé s'est mis à rire, de manière très sonore. Certains élèves se sont tournés vers lui, très étonnés, presque indignés qu'on puisse rire à ce genre de tirade. Sans doute dans quelques années pourront-ils mieux sentir la cruauté, la noirceur désinvolte de ce genre de phrase... Ils sont beaux, parfois, ceux qui ne perçoivent même pas le cynisme !

jeudi 5 juin 2008

Deleuze fait du kung-fu / les petits cubes de pensée de Van Damme



Quelques passages d'anthologie dans le film JVCD qui vient de sortir au cinéma. C'est l'interview de Jean-Claude Van Damme dans le Parisien d'hier qui m'a décidé à aller le voir, et notamment le passage suivant :

"Ca va mieux. J'ai 47 ans, beaucoup plus de maturité. Sans le faire à l'américaine, il y a aussi une question de "chemical balance". Je fais partie des gens qui ont des hauts et des bas dans une journée. Alors, pour rester d'humeur neutre, je suis un programme très spécial. Car je suis un mec qui pense un peu trop vite. J'ai beaucoup de petits cubes de pensée, et je dois me concentrer pour rester conscient, "aware" comme on dit (rire)."

Personnage sympathique que ce Jean-Claude, sans doute en voie de mythification rapide grâce à ce film d'un genre nouveau pour lui (il y met en abyme sa carrière, et une partie de sa vie privée).

Mine de rien, j'aime beaucoup cette image des "petits cubes de pensée" (même si je ne la comprends qu'à moitié...) J'aurais été très curieux d'assister à l'oral du bac de français de JCVD, si cet oral a bien eu lieu... Peut-être que l'examinateur l'aurait trouvé fin, après tout.

mercredi 4 juin 2008

Voir les choses comme Bergman ou comme Allen ?

Dans les périodes troublées de sa vie, plusieurs manières de voir les choses : soit on penche vers la tragédie froide, implacable, humaine en même temps, que nous présente Bergman (des dialogues tendus, denses, noirs, hantés par la mort)...



... soit on bascule vers le swing de Woody Allen, sa mélancolie, ses drames qui s'achèvent en pirouettes, ses tragédies qui se concluent par un bon mot, ses engueulades rattrapées par l'humour...



Le paradoxe étant qu'il faut être en pleine forme pour apprécier les films de Bergman. Un couple qui regarde Scènes de la vie conjugale sans immédiatement se séparer peut vraiment croire en son avenir !

Le besoin d'humour est-il vraiment bon signe ?

Hier soir je me suis plongé avec délices dans le très bon Steak (cf vidéo) avec Eric et Ramzy, que je pensais pourtant catalogué navet sidéral. J'ai hâte de pouvoir me replonger sereinement dans Bergman, ou même goûter l'humour racé de Woody, sa mélancolie jazzy...



dimanche 1 juin 2008

Spielberg, plus grand écrivain français du 19ème siècle (+ clip de la semaine)

1) - Que veut dire la "polygamie" ?
- Plusieurs femmes !
- Pour être plus précis, la polygamie, c'est le fait d'avoir plusieurs conjoints, plusieurs partenaires sexuels. Quand un homme épouse plusieurs femmes, on appelle ca la "polygynie"... Et quand une femme a plusieurs hommes ? Comment appelle-t-on ça ?
- Une partouze !

2) Lors d'un quizz de culture générale en classe de seconde :
- Qui a écrit le Rouge et le Noir ?
- Spielberg !

3) - Quel est le titre du film de Spielberg qui se passe en Pologne, pendant la 2ème Guerre Mondiale ?
- E.T. !

(Clip de la semaine : en ce moment je redécouvre le discrographie de James Brown... Son véritable génie, je trouve, réside dans ses titres soul, révisités par un funk ravageur : une émotion virile, massivement sensible, qui déborde progressivement dans une énergie millimétrée... Bel exemple avec sa reprise du classique Sunny :

mercredi 28 mai 2008

20 ans n'est peut-être pas le plus bel âge, mais le plus clairvoyant



Gallimard vient de publier les Cahiers de Jeunesse (1926-1930) de Simone de Beauvoir, qu'elle a rédigés de 18 à 22 ans... Talent impressionnant ! Des centaines de pages, déjà, parfaitement fluides et savoureuses, constamment tendues par l'exigence d'accomplir son oeuvre et d'accomplir sa vie. Le plus frappant, c'est la constance des obsessions tout au long de sa carrière, celles-là même qu'on retrouvera dans les Mémoires d'une jeune fille rangée - comme le souci de la transparence.

Quand elle réfléchit au mariage, elle se dit prête à franchir le pas, mais à la seule condition de ne pas soumettre son propre épanouissement à celui de son époux. Ni d'y sacrifier son honnêteté... On dirait les termes mêmes de son futur contrat avec Sartre !

"Un mois déjà que j'ai quitté Paris ; quinze jours que je suis ici. J'aime ces longs après-midi qu'il m'est permis de passer dans un recueillement oisif ; les jours de spleen, c'est dur parce que rien ne vient faire diversion. Mais les jours de lucidité calme, quelle détente saine ! Pouvoir enfin sans être pressée par un travail, gênée par une présence importune, épuiser tous mes sentiments ; ne plus rien étouffer, mais se livrer au caprice des émotions. Si seulement j'avais des livres, j'entends de ces livres qui sont des amis et des maîtres !" (p 69)

On dirait toute sa vie future dans une poignée d'intuitions précoces.

La proximité avec Sartre est également frappante, avant même que la rencontre ait eu lieu, et cela dès les premières pages : le paragraphe suivant, le tout premier du volume, ressemble à s'y méprendre à certaines réflexions de Jean-Paul nous expliquant que La Nausée (son roman sur les troubles existentiels d'un jeune professeur...) perd toute son importance à côté d'un enfant qui meurt (je ne me souviens plus des termes exacts) :

"Devant ces malades de Lourdes, quel dégoût soudain de toutes les élégances intellectuelles et sentimentales ; que sont nos peines morales à côté de cette détresse physique ; de tout cela j'ai eu honte, et seule une vie qui fût un don complet de soi, une totale abnégation, m'a semblé possible. Je crois que j'avais eu tort ; j'ai eu honte de vivre, mais puisque la vie m'a été donnée, j'ai le devoir de la vivre, et le mieux possible."

Simone me fait l'impression d'être un Jean-Paul en moins philosophe, et donc en plus souple, en plus vivant... Y aurait-il un côté jazz chez Simone ?

En la lisant je pense également à une Colette en moins luxuriant, mais en plus prolixe, en plus universel, en plus discrètement conceptuel...

vendredi 23 mai 2008

Même Socrate n'avait pas prévu le coup



1) Une petite vieille, rougeaude et courbée, s'adresse à la buraliste qu'elle connaît bien, bronzée, manifestement en pleine forme:
- Vous avez mauvaise mine, non ?
- Vous m'avez déjà dit ça hier ! Non, je vous assure, tout va bien...
- Si si, vous avez mauvaise mine...
- Ah bon...
- Oh oui, ça n'a pas l'air d'aller. D'ailleurs, vous avez remarqué, les gens ne vont pas bien en ce moment, non ? Pas bien du tout, vraiment... Tout le monde est malade je trouve...
- Ah bon...

2) - Alors, que pouvez-vous me dire sur le "zen" ? On a déjà vu ça dans le cours sur les haïkus... Le zen, vous vous souvenez ? C'est quoi le zen ?...
- Euh... Le nez ?

3) - Vous vous rappelez ce qu'on disait sur l'anneau de Gygès ? Cette légende grecque rapportée par Socrate selon laquelle un homme possédait une bague qui lui permettait de devenir invisible... La question était de savoir s'il continuerait à bien se comporter, sachant que personne ne le verrait par exemple voler... Je vous soumets maintenant un autre dilemne: imaginez qu'on vous permette d'appuyer sur un bouton qui provoque la mort instantanée de cent Chinois, à l'autre bout de la planète, cent Chinois dont vous n'avez jamais entendu parler, que vous n'avez jamais vus et dont vous n'entendrez plus jamais parler...

- J'appuie direct !

- Attends... Je n'avais même pas fini... Imaginez qu'on vous offre 1 Million de Dollars pour ça... Mais bon, si tu appuies sans même accepter d'argent en contrepartie, tu es pire que tout ce que les légendes grecques imaginaient...

mercredi 21 mai 2008

La beauté vous écrase ou vous foudroie (+ clip de la semaine)

Balade agréable, dimanche, sous un prudent soleil, dans le quartier de Belleville qui ouvrait au public ses dizaines d’ateliers, semés dans une bonne quinzaine de rues (cf ICI). Beaucoup de croûtes au menu, comme de saisissants chefs-d’œuvre, d’autant plus étincelants qu’on ne s’attend pas forcément à les voir ici.

A plusieurs reprises j’ai laissé diffuser en moi de délicieux frissons, quelques minutes après être tombé sur telle ou telle toile. La beauté me fait souvent un effet très particulier. C’est une émotion qui progresse lentement, qui me saisit d’abord, et paraît exploser dans mon corps, avant de m’emporter complètement, comme le grand reflux d’une marée qui s’empare d’un homme sans jambe.

En fait, j’ai la sensation d’être anéanti. Littéralement écrasé par l’évidence de cette chose. Je me fais l’impression de n’être plus rien. C’est à la fois le comble de la vie, et le comble de l’inexistence – je n’ose pas parler de la mort. J’ai toujours envie de pleurer, quand la beauté s’empare de moi. Et même envie de mourir. Elle me tombe dessus, pour me ridiculiser.

Je me rappelle le fameux poème de Baudelaire, A une passante, dans lequel le poète exprime le même genre de sentiment devant une femme qui passe, si ce n’est qu’elle le foudroie, littéralement, et qu’il retourne dans la nuit quand elle disparaît. Baudelaire est brûlé vif par la beauté, je me sens davantage écrasé par elle…

« Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! Fugitive beauté…
»

(Même sentiment de sublime devant cette chanson méconnue de Curtis Mayfield, Right on for the Darkness, chanson parfaite, extraite de l’album Back to the World : sensibilité tendue, swing précis, colère rentrée s’écoulant dans un lyrisme noir, délicieux…