La littérature sous caféine


mercredi 3 juillet 2019

Les livres crépusculaires de Marc Weitzmann



Insatisfait par les explications qu’on donne habituellement à l’explosion de haines qu’a connue la France ces dernières années, Marc Weitzmann retrousse ses manches de journaliste et d’écrivain pour tenter de proposer quelques hypothèses et cela donne Un temps pour haïr (Grasset, 2018), vaste enquête qui se lit comme un thriller et qui multiplie les analyses : tendances antimodernistes françaises, fascination de la gauche pour un certain exotisme islamique, imposture de la prétendue « déradicalisation », désinformation massive à propos de la guerre civile algérienne… On finit étourdi par tant de causes qui se conjuguent et le livre s’achève sur un fort sentiment de déréliction. L’auteur donne l’impression que le pays se défait, impression qui avait déjà marqué certains de ses romans comme Fraternité (Denoël, 2006). Les dernières pages, évoquant la mort du père en banlieue, sont crépusculaires, et l’on y retrouve le souffle désespéré du romancier :

« En plus de sa phlébite, il avait presque toute sa vie trop fumé, il était en surpoids, souffrait d’hypertension, n’avait jamais fait de sport : tout ceci s’ajoutant à l’anxiété de ce coup de fil faisait de lui un candidat idéal pour l’AVC. Donc, non, mon père n’est pas tombé victime collatérale de la croix gammée de Drancy – n’importe quel moment de tension aurait aussi fait l’affaire. Mais tout de même. Dans quel autre pays, à quel autre moment, le contexte dans lequel il passa ses dernières semaines d’existence l’aurait-il ainsi renvoyé à cette époque de sa jeunesse, avant même la guerre, dès les années 30, où l’on avait surnommé lycée juif le lycée Janson-de-Sailly en face duquel habitait ma famille paternelle et où étaient inscrits mon père et mon oncle, si bien qu’à la sortie des classes, tous deux pouvaient régulièrement tomber sur les militants de l’Action française dont un groupe avait pris l’habitude de se réunir devant les grilles pour scander Mort aux Juifs – cette époque où il avait appris à se taire et où planait la haine. » (p 492)

mercredi 19 juin 2019

"« Les Bons Profs » ou la flamme du « passeur de feu »"

"Aymeric Patricot s’appuie sur son expérience de professeur dans le secondaire et sur sa passion de la littérature pour questionner, dans son livre, ce qui fait ou non un « bon » enseignement."

Par Luc Cédelle, Le Monde, 18.06.2019

"Le livre. Aymeric Patricot appartient à l’espèce utile à l’intelligence collective des « profs qui écrivent ». Certains ne le font que sur leur expérience d’enseignement, ce qui est déjà appréciable et nourrit le débat public. D’autres, au-delà du vécu ou de l’essai, se situent sur le terrain de la littérature. Lui écrit sur tout. Auteur de plusieurs romans, il a aussi donné dans l’enquête ethnographique avec Les Petits Blancs. Un voyage dans la France d’en bas (Plein jour, 2013), et, auparavant, dans le témoignage avec un Autoportrait du professeur en territoire difficile (Gallimard, 2011), où il rendait compte de ses affres et consternations d’enseignant débutant jeté dans le dur de la banlieue.

Cette fois, la distance parcourue lui fait tenir un propos qui ne doit rien au pittoresque éducatif et tout aux interrogations qu’un professeur à la conscience professionnelle aiguë est conduit à se poser sur son métier en général, et sur sa façon de l’incarner. Cette introspection est maintenue sous tension par l’élégance du style, le goût de la subtilité et la capacité à décortiquer les situations complexes du rapport professeur-élèves.

Elle part de son parcours initial d’élève modèle, bachoteur jusqu’à la névrose, qui, étudiant, se compose un pot-pourri de diplômes tout en parachevant son cursus à HEC. Le futur professeur et écrivain, mû par une pulsion libératrice, va en fait virer de bord et décrocher l’agrégation de lettres modernes, qui lui ouvre les portes de l’enseignement. Il exerce aujourd’hui dans le cadre particulier des classes préparatoires.
« Une énergie folle »

Aymeric Patricot est conscient des limites de cette boucle qui relie le bon élève d’hier à ceux d’aujourd’hui, mais il parvient à les subvertir. S’appuyant sur son expérience et sa passion de la littérature, multipliant les allers-retours entre grands principes et scènes de classe, il développe un questionnement acharné sur ce qui fait – ou non – le bon enseignement.

S’il est souvent tenté par la déploration au parfum « réac », c’est un chemin que sa lucidité l’empêche de suivre plus avant. Chez lui, pas de réquisitoire contre le « collège unique ». Et s’il peste contre le règne des « méthodes » et des « compétences » ou encore la mauvaise réputation faite à la dissertation et autres exercices classiques, c’est aussi pour montrer qu’il en a saisi les raisons et qu’il les partage, au moins en partie.

Son éloge appuyé du professeur charismatique se retourne en devenant, finalement, celui celui d’un « charisme sans charisme », marqué par le sérieux, la rigueur, voire l’effacement. Ses réflexions sur le métier ne portent pas de doctrine mais se resserrent sur l’enseignant « passeur de feu », pris dans « une extraordinaire activité d’extraction d’énergie chez les autres, réclamant elle-même une énergie folle ». A chacun de faire son choix parmi les outils pédagogiques disponibles, tant que la flamme est présente."

jeudi 30 mai 2019

"Un petit homme au regard fuyant, souriant à peine"

Un professeur dont je fais le portrait dans « Les bons Profs » a lu le livre – je n’imaginais pas qu’il le ferait – et m’a fait parvenir un long message en partie pour se justifier de ce dont je lui tenais apparemment rigueur.

Voici le portrait en question, dans le tout premier chapitre :

« Il s’agissait d’un homme que j’admirais, le professeur qui m’aura le plus marqué dans mon adolescence, un petit homme au regard fuyant, souriant à peine. Il nous avait superbement préparés pour le bac. Ses cours avaient été précis, substantiels, nourris par un amour authentique de la littérature. Il avait su faire passer les nuances de la critique sans préciosité ni verbiage. Longtemps, j’ai gardé religieusement les fiches que j’avais tirées de ses cours, y revenant même pour m’en inspirer lorsque je cherchais un étalon pour élaborer les miens. Période bénie où l’amour des lettres m’était transmis de manière dense et fluide, la figure de ce professeur se confondant avec son art des digressions. J’allais parfois le voir en fin de séance afin de recueillir son sentiment sur tel aspect de l’histoire littéraire, mais ce n’était qu’un prétexte pour avoir la sensation de prolonger la transmission spontanée de la connaissance, qui était en fait l’amour de la connaissance, comme je le comprendrais plus tard.

« Quoi qu’il en soit, ce professeur m’a curieusement déconseillé de devenir professeur à mon tour. J’avais cru qu’il souffrait de sa position sociale modeste, étant donné la teneur de ses discours très explicites sur la liberté que procurent de bons salaires. Après tout, on pouvait bien cantonner la littérature aux loisirs. Ses quelques mots ont été décisifs : c’était la voix même de la littérature qui me déconseillait de la suivre. L’année suivante, en terminale, j’apprendrais que mon professeur de philosophie exprimerait son désaccord vis-à-vis de mon choix d’orientation, mais le mal était fait. J’avais intériorisé la contrainte. Il me faudrait presque dix ans pour parvenir à me persuader que ce professeur de lettres avait finalement tort. Les années se perdent par poignées. Le luxe de la jeunesse permet qu’on puisse en rattraper certaines. Mais il faut un peu de chance, et beaucoup d’obstination. »

Et voici sa réponse :

« Bonjour M. Patricot,

« Je suis ce « petit homme au regard fuyant, souriant à peine » – au sens le plus strict et sans la moindre nuance métaphorique –, ce professeur que vous évoquez dans les premières lignes de votre dernier ouvrage. Je me souviens encore très bien de certaines de nos conversations de fin de classe et vous me voyez rétrospectivement vraiment désolé que mes paroles vous aient fait perdre des années précieuses avant d'entrer dans l'enseignement. Mais si je vous prie en toute sincérité de m'en excuser aujourd'hui, je peux aussi essayer de vous éclairer – n'écrivez-vous pas « curieusement » ? – sur ce qui m'a amené à les prononcer, ou tout du moins sur ce que je ressentais au moment de les prononcer, ou peut-être bien sur la façon dont aujourd'hui je « reconstruits » ce que je ressentais. Mais vous êtes écrivain, et enseignant, et vous savez déjà tout sur la difficulté de parler de soi. « Peut-être vous en souvenez-vous, mais j'ai toujours aimé les paradoxes, et il m'arrivait régulièrement d'en proposer aux classes dont j'avais la charge au lycée ; j'avais le désir que la pensée paradoxale puisse nous amener, les élèves et moi-même, à dépasser les idées toutes faites (« J'aime mieux être un homme à paradoxes qu'un homme à préjugés », dit Rousseau, mon maître), à creuser la langue et à comprendre, par la grâce de l'impossible pourtant rendu envisageable par le biais des mots, en quoi le langage travaille le réel, l'instruit et peut le contester. Disons que c'était la façon dont, à l'époque, je m'efforçais de développer une pédagogie « zen », sans les claques que le maître zen doit donner régulièrement à ses disciples !

« L'un de ces paradoxes était qu'il valait mieux, pour préparer le bac, un mauvais professeur qu'un bon. Un « bon » professeur, disais-je en gros, crée de l'admiration pour son cours, et l'élève ne peut plus trouver de distance : pour préparer l'oral du bac, il tente d'apprendre par cœur le commentaire, le débite le jour même sans lui insuffler vie, se sent inférieur au modèle, bafouille, hésite, perd ses moyens, et finalement échoue. Mais un mauvais professeur crée sans le vouloir une attente : le médiocre commentaire qu'il propose, et dont on devine qu'on ne fera rien le jour venu, est comme une béance qui réclame d'être remplie ; s'il ne nourrit pas, le mauvais professeur aiguise l'appétit, même si cet appétit a pour nom, en 1ère, « une bonne note au bac ». Avec un mauvais professeur, les élèves deviennent plus coopératifs ; chaque trouvaille individuelle (et internet ne faisait à cette époque que commencer !) est partagée, dans l'urgence d'avoir quelque chose d'intéressant à dire, discutée, complétée ; et de la sorte le commentaire, bien qu'il n'ait pas été donné, ou peut-être parce ce qu'il n'a pas été donné, se constitue. Et comme il a été construit et non appris, le jour venu, c'est le résultat de cette quête personnelle et collective qui est présenté, parfois un peu gauche, mais dynamique et vivant.

« Ce n'était qu'une fable bien entendu, mais je terminais en général – si je me souviens bien – en expliquant que la résolution de l'énigme – j'ai le souvenir d'avoir donné plusieurs paradoxes sous forme d'énigmes le vendredi ou le samedi, afin de vous faire réfléchir le week-end – résidait évidemment dans l'usage des mots, et que cela obligeait à s'interroger in fine sur le sens qu'on voulait bien accorder à l'adjectif bon, quand on prend le parti de l'accoler au substantif professeur... Je suis heureux de voir que presque trente ans plus tard, cette question vous intéresse toujours !

« Mais, me direz-vous, quel est le lien avec nos entretiens et avec ce conseil si maladroit que je vous ai alors donné ? Il est dans cette peur que j'avais, que j'ai toujours, des effets de la « pédagogie » de l'admiration. Je peux vous l'avouer, parce que vous ai lu attentivement et que certains passages m'ont profondément touché, je suis également un ancien élève « brillant », mais aussi un fils de médecin. J'admirais mon père, autant que je le craignais et que parfois je le détestais, et c'est sur cette mauvaise base que j'ai accepté sans le vouloir vraiment de commencer des études de médecine. Je ne me suis pas même présenté aux examens – j'y ai repensé en lisant votre évocation de Jordan –, et probablement pour fuir tout ce que cet échec représentait, pour trouver une voie personnelle aussi éloignée que possible de ce que je voulais fuir, je suis entré sur un coup de tête à l'école normale de garçons, comme simple instituteur. J'ai été un bon instit, je le crois, et fort mal payé, ça j'en suis sûr ! Mais il m'a fallu plus de dix ans pour oser reprendre des études, en français, et finalement obtenir l'agrégation. Ma vocation n'a donc guère été plus directe que la vôtre. Cela aurait dû me rendre plus perspicace ou tout du moins plus circonspect, mais cela ne l'a pas fait.

« Quand vous êtes venu me voir, j'ai eu l'impression très nette – et je l'ai toujours – que vous étiez dans l'admiration, et, oui, cela m'a fait peur. Un choix fait dans cet état d'esprit peut-il être un bon choix ? N'étais-je pas bien placé pour en connaître les risques ? J'aurais certainement dû être plus clair, expliciter ce que je vous écris aujourd'hui, vous étiez capable de l'entendre, j'en suis désormais certain, mais je ne l'ai pas fait, et je vous prie encore de m'en excuser.

« Je n'ai jamais vraiment accepté – et c'est probablement dû à mon histoire personnelle, comme pour chacun d'entre nous – qu'en tant qu'enseignant, on puisse pour de jeunes esprits devenir des « modèles ». Même le choix de vouvoyer les élèves, qui surprenait certains élèves, était lié à l'instauration de cette « distance » que j'ai estimée consubstantielle à la relation pédagogique – je ne pensais pas cependant être si peu souriant ! Vous qui écrivez, vous l'avez appris aussi, j'en suis certain : il est impératif de faire taire en nous les voix qu'on admire, sinon comment faire émerger à travers les mots sa voix propre.

« Mon propos était donc destiné, maladroitement, j'en conviens, à vous faire comprendre qu'il fallait trouver votre voie personnelle, non suivre un modèle, et j'ai cru en toute bonne foi – à cause notamment de la grande intelligence avec laquelle vous abordiez les textes que vous lisiez – que votre intérêt principal était la littérature. Ceci explique pourquoi j'ai cherché à la distinguer si nettement de « l'enseignement de la littérature ». C'est là probablement ma plus grave erreur. Je n'ai pas su voir que l'enseignement était bien au cœur de vos préoccupations. Et par un retournement pernicieux que je n'ai pas voulu – peut-être ne joue-t-on pas impunément avec les paradoxes –, ce qui avait pour but de vous aider à trouver votre voie vous en a fait sortir, au moins pour quelques années.

« Mais en même temps – toujours mon goût des énigmes –, si vous vous en souvenez, je vous ai proposé de passer le concours général, et pour vous aider à le préparer, je vous ai donné des cours de Capes avec lesquels j'avais moi-même travaillé un temps. Il me semblait que par-là je vous envoyais un signal différent, sinon inverse. Mais la décision de l'interpréter vous revenait. Ou peut-être est-ce simplement ce que je veux croire aujourd'hui. A une autre brillante élève de François 1er, que j'avais connue comme élève en 2nde, et qui m'avait fait lire plusieurs années après son passage au lycée une copie de philo concoctée lorsqu'elle était en khâgne, copie bien évidemment toujours brillante mais farcie de citations, j'avais écrit : « Aude sapere », usant des mots d'Horace repris par Kant pour l'amener, par une citation, à se défier des citations et à construire son propre jugement. Je n'ai visé que cela, toutes ces années, (je prends ma retraite dans quelques semaines, après avoir, dois-je l'avouer à quelqu'un qui n'y a pas découvert grand-chose, enseigné les trente dernières années en IUFM puis à l'ESPE, mais c'est une autre histoire) : rendre les élèves, quel que soit leur âge, capables de construire leurs propres pensées, avec et sans les livres, avec et sans les professeurs.

« Voilà. Loin de moi l'idée absurde de me justifier à vos yeux. Je suis finalement heureux que vous ayez décidé contre moi de devenir enseignant, et pas seulement à cause de moi. C'est parce que j'ai aimé votre livre, autant voire plus pour ce qu'il dit de vous – j'ai beaucoup apprécié la fin – que pour la réflexion sur les professeurs ; c'est parce que je crois qu'il n'était pas forcément inutile que votre vocation passe par les flammes du doute avant que d'être forgée ; c'est parce que j'ai l'intime conviction que vous êtes et serez toute votre vie un bon prof et, surtout, quelqu'un de bien, que je voulais vous écrire ces quelques mots. Trente ans après, j'ai l'impression d'avoir repris ces discussions avec vous, dans les salles du lycée, et c'était fort agréable. Pour cela aussi, je vous remercie. Il me plaît de penser, au seuil de la retraite, que le flambeau est repris – à mon âge, j'ai bien le droit à un cliché, n'est-ce pas –, que la rigueur et la bienveillance peuvent coexister chez des enseignants. Je vous souhaite en tout cas une carrière aussi heureuse que celle que j'ai connue, car même en le devenant sur un coup de tête, jamais je n'ai regretté d'être un enseignant. »

Je lui ai répondu, bien sûr, que je n’avais aucun reproche à lui faire, que tout cela était de l’histoire ancienne et que j’étais heureux que nous puissions échanger à nouveau, tout en espérant ne pas l’avoir vexé par le portrait sans doute un peu cavalier que j’avais fait de lui.

lundi 13 mai 2019

"Un bon prof, c'est un prof vivant" (2/2)

Second message de la collègue et amie à propos des "Bons Profs" et de son ressenti :

Maintenant, s'il y a bien une chose dont je suis sûre, c'est que je n'écrirais pas un livre là-dessus. D'abord, il y a une foultitude de gens qui font ça beaucoup mieux que moi. Tu dois connaître le blog de Fabrice Erre, sur le site du Monde? Je pense que ce type est une sorte de génie: il arrive à faire passer tout un tas de choses dans un style qui paraît léger et dont la lecture fait sourire, ce qui le rend sympathique, ce que je ne saurais faire en l'occurrence. Et son blog vaut aussi, largement , par la pertinence des commentaires qu'il suscite.

De plus, je n'ai pas la moindre envie de me plonger moralement dans un ouvrage de cette sorte, qui m'amènerait à ruminer des choses désagréables un nombre considérable d'heures, alors qu'au contraire je travaille à résister à cela en cherchant des échappatoires. Vois-tu, je ne suis pas sûre que le "grand public" puisse se rendre compte de la violence des années Najat-Hollande sur les professeurs de lettres classiques. Cette discipline ne peut être épousée que par des gens passionnés, et la "réforme" a attaqué les personnes dans leur vif bien plus qu'elle n'a "changé le système". Ces cinq années ont été très dures pour moi, d'abord à cause de Najat et consort, mais aussi parce que ses années au ministère ont coïncidé avec les années qu'a passées à la tête de mon collège une chef complètement folle (pathologiquement, elle a un dossier très épais au rectorat, une cinglée dangereuse qui a voulu se faire un nom en dépassant les objectifs de la ministre quitte à s'en prendre personnellement au prof de LC en poste, moi en l'occurrence; heureusement que mon équipe m'a soutenue, c'est remonté haut, et elle a passé un week-end entier à se faire remonter sévère les bretelles par l'IG, l'inspecteur d'académie et le recteur. A la fin de l'année dernière, elle a été promue dans les Ardennes). Pendant ces années-là, j'ai terminé deux fois l'année scolaire à l'hôpital: la première fois parce qu'à la suite d'une chute je me suis cassé l'humérus en trois morceaux, j'y ai gagné deux opérations, une semaine d'hôpital, trois mois et demi d'arrêt, dix-huit mois de rééducation et un taux d'invalidité de 6%, l'année suivante on m'a trouvé une tumeur au cerveau (qui expliquait rétroactivement ma chute: je n'avais pas vu la marche pour cause de nerf optique attaqué), et j'ai fini à la Salpêtrière, où l'on m'a fort proprement ouvert le crâne pour me la retirer. Mon année scolaire s'est terminée à Pâques, et j'ai perdu la moitié de mon champ de vision de l'oeil droit. Pendant ce temps-là, mon père déclarait son troisième cancer, qui l'a enlevé, et une amie proche à moi, collègue de lettres de mon établissement, a déclaré à la suite un cancer du poumon d'une forme particulièrement dégueulasse, qui l'a tuée en 14 mois. Elle voulait se lancer dans l'écriture pour quitter l'EN, avait participé à des ateliers d'écriture à Paris et, quand tu as monté le tien, elle venait d'entrer à l'hôpital. Tous les mercredis, j'allais la voir pour lui raconter la séance, elle prenait des notes et essayait de faire les travaux demandés, et me disait que dès qu'elle serait guérie elle nous rejoindrait. Elle n'avait jamais fumé et vivait dans un environnement non fumeur et s'est beaucoup interrogée pour savoir pourquoi elle avait déclaré un cancer du poumon, pour arriver à la conclusion que la seule cause qui lui paraissait plausible était le stress lié aux conditions de travail, entre Najat et notre folle à nous.

Alors quand je te dis que pour moi, un bon prof est d'abord un prof vivant, ce n'est pas vraiment une plaisanterie. Je ne sais toujours pas pourquoi j'ai développé une tumeur au cerveau. Mais je sais comment faire pour que ça ne se reproduise pas. Crois-moi, quand on t'annonce ça, ça te fout les jetons et ton échelle des valeurs se recalcule toute seule.

Je sais très bien que la misère sociale était en grande partie le thème de ton précédent livre, que j'avais lu lui aussi. Je conteste juste un peu le fait qu'on puisse parler de la condition enseignante en laissant ce "détail" de côté.

Concrètement, que mes élèves soient pour partie d'entre eux dans la misère ne m'empêche pas de travailler. Chez nous, le père n'avait pas son bac et ma mère s'était arrêtée là, cela n'a pas empêché que le moins diplômé de ma fratrie ait bac +4 et vive largement bien: il travaille en free lance et monte des sites web à la demande pour des entreprises. Crois-moi, ça paye.

Mais nous avons, nous, été élevés dans l'idée que l'école nous garantirait de la mouise et j'ai même appris pendant mes études une loi de société, la "loi de la promotion sociale", qui disait que globalement, les enfants de "mon" époque avaient deux ans d'études de plus dans les pattes que leurs parents, grâce à l'école de la république. Soit. Moi j'en ai eu 13.

Ce qui me donne envie de gerber, c'est qu'aujourd'hui tout semble orchestré pour que ce soit le contraire. Mes élèves ne sont pas idiots du tout, et certains sont même motivés pour travailler et curieux d'apprendre. Mais le ministère et les programmes en décident autrement. Personne ne comprend rien aux programmes de Najat, pas même les inspecteurs, qui sont pharaoniques (je terminerai à la rentrée la deuxième partie d'un programme qui en compte 5, et je ne suis pas du genre à laisser branler mes élèves). Le nouveau ministre ne sert qu'à causer doucement pour apaiser la galerie mais, malgré ses bonnes paroles, il n'a rendu aucun des moyens disparus pour les langues anciennes (je n'ai toujours pas d'heures attribuées) et a RAJOUTE des choses aux programmes de Najat, qu'il n'a pas touchés.

Concomitamment, le temps de travail des profs en collège a explosé, nous nous épuisons en tâches inutiles pour les élèves et énervantes, qui ne servent à rien d'autre qu'à alimenter la machine à paperasse et la fabrique des statistiques. 6 réunions les soirs en deux semaines à la rentrée, alors que nous sortons des réunions le soir pour les conseils et les réunions parents, tout ça pour quoi???

J'ai appris que ces combats m'usent en tant que personne même dans ma chair, alors pour rester en vie et vivable j'ai entrepris de faire le deuil de tout ce qui a fait ma vie jusque là. Ma chef (la nouvelle, qui est très bien), me disait le jour des vacances que "plus personne n'en est à s'occuper des programmes", ça en dit long sur la gouvernance de l'EN, non?

Bon, toute cette lecture à laquelle j'avais essayé de te faire échapper mais tant pis pour arriver à dire que, si tu veux mettre mon mail sur ton site ou sur Facebook ça m'est égal si tu ne mets pas mon nom et que je ne me trouve mêlée à aucune controverse à la suite de tout ça. S'il y a des commentaires intéressants qui émergent, je veux bien que tu me le fasses savoir, mais je ne me battrai en aucun manière pour défendre quoique ce soit là-dedans, c'est trop tard. Ma vie à moi, ça reste la littérature, la culture antique et les arts. L'école de la République est morte. Tu n'as qu'à voir les jeunes profs que l'on recrute aujourd'hui ... "

mardi 7 mai 2019

"Ce n'est pas vrai, Aymeric Patricot !" (Les Bons Profs chez Finkielkraut)

Aiain Finkielkraut nous recevait, Mathilde Brézet et moi, le 4 Mai 2019 dans son émission Répliques (France Culture) à propos de ce que peut être un bon professeur :

lundi 6 mai 2019

Virginie Bloch-Lainé parle des "Bons Profs" dans Elle

Article du 3 Mai 2019

mardi 30 avril 2019

"Un bon prof, c'est un prof vivant" (1/2)

Réaction frappante d'une collègue et amie de collège à la lecture des "Bons profs" :

"J’ai terminé la lecture de ton livre. Comme tu m’avais dit être curieux d’avoir l’avis d’une collègue, je te livre quelques réflexions en vrac par mail.

Je suis tout à fait d’accord avec ce que tu dis sur la prépa, je m’étais fait exactement la même réflexion que toi à ce sujet. Je n’ai aucun souvenir des contenus que j’ai pu acquérir en hypokhâgne (encore qu’il doit y en avoir, mais ils sont agglomérés à la masse, sans doute). Ce que j’en ai retenu, c’est le rythme de travail et la vie qu’on y mène. On y apprend, en fait, que ses limites sont bien plus loin que ce qu’on s’imaginait, et qu’on est capable d’une résistance à l’effort que l’on n’aurait pas crue si on ne l’avait pas expérimenté personnellement. Et ça, je m’en suis bien souvenue, et ça m’a rudement servi dans la suite de mon parcours. (Sans vouloir être médisante, je vois bien la différence aussi en termes de capacité de travail par rapport à certains collègues, souvent, qui paniquent à l’idée de devoir corriger deux paquets de copies ou préparer seuls un cours qui n’est pas tout prêt dans le manuel ou sur le web). C’est même plus utile dans la vie que le reste de ce qu’on peut y apprendre, avec le recul.

Je n’ai pas le même ressenti que toi sur la Sorbonne. Il faut dire que j’y étais inscrite en lettres classiques, et que les deux matières les plus importantes étaient le latin et le grec. Là-dessus, les professeurs que j’ai eus étaient clairement des pointures, et c’est grâce à eux que j’ai compris ce que signifiait réellement l’expression « faire ses humanités ». Je me souviens de tous leurs noms, leurs visages, leurs voix, et pense souvent à eux avec émotion et regrets. Je payerais cher pour pouvoir m’offrir le luxe de repasser une année à travailler sous leur férule. Là, j’ai appris. J’ai peu de souvenir des professeurs de littérature française, bien que j’aie eu Michel Zink, récemment admis avec brio à l’académie française, mais il enseignait un siècle qui m’a toujours rebutée. Cependant, je ne dirai jamais de mal de la Sorbonne. C’est là que j’ai passé les années les plus épanouissantes de ma vie, débarquant de mon petit lycée de province que la moitié des élèves quittaient vers 15h par le bus de ville dont le terminus était la plage de Canet dès le début du mois de mai. Ce fut pour moi une révélation intellectuelle, et j’ai beaucoup de respect pour ses vieilles pierres et de vénération pour ses bibliothèques et ses maîtres.

Sur le reste de ton propos, j’ai un avis mitigé, essentiellement parce que j’avais l’impression de ne pas faire le métier dont tu parlais, contrairement à ce que le thème affiché par le livre laissait attendre. C’est dû au fait que tu y envisages le rapport au texte littéraire dans une perspective de cours pour des « grands » élèves normalement alphabétisés, ce qui te permet de te poser des questions qui me sont interdites, ce qui me pèse considérablement. Il y a clairement un peu de jalousie voire d’aigreur, dans mon ressenti, moi qui ai dû, pas plus tard qu’au début du mois, chercher sur internet des modèles de lettres cursives façon CP pour les imprimer pour mes 5èmes. Je voudrais bien, avec mon agrégation et mon doctorat, pouvoir élever le niveau de mes cours et dépasser parfois en lecture le stade de la compréhension littérale du texte. Et même ça …

C’est un luxe rare à mon avis de pouvoir enseigner de sorte de se poser les questions dont tu traites dans ton livre. Je considère pour ma part le métier de professeur comme étant extrêmement difficile psychologiquement, et pour avoir vu déjà mes collègues faire des tentatives de suicide, rester enfermés dans leur salle après les cours pour pleurer ou partir en burn-out, j’ai pris l’habitude de dire que, pour moi, un bon prof, c’est d’abord un prof vivant. Et pour rester un bon prof, il faut d’abord se donner les moyens de garder la santé. Clairement, la musique et l’écriture sont des stratégies très utiles pour cela. Tiens, si tu veux des idées pour un tome 2, tu peux toujours dire que c’est assez violent, quand on s’est engagé dans ce métier animé de l’idée que l’école et le travail sont un moyen de promotion sociale, de constater que d’année en année tes élèves s’appauvrissent. Tu le vois dans leur tenue vestimentaire: l’an dernier, un de mes élèves a passé tout l’hiver dans le même survêtement trop grand pour lui avec des baskets aux semelles trouées, par exemple (et ce n’est pas un immigré ni rien de tout cela, hein). Et tout le monde s’en fout, l’assistante sociale veut bien compatir mais ça s’arrête là. Globalement, ils sont visiblement de plus en plus pauvres. Et, par un mécanisme dont la logique m’a toujours échappé, cette pauvreté financière s’accompagne toujours d’un appauvrissement culturel, comme si apprendre une leçon dans un manuel scolaire gratuit ou emprunter un livre gratuitement à la Médiathèque coûtait de l’argent. Tu dois « mettre en œuvre » des programmes ahurissants de complexité et de difficulté devant des classes d’enfants dont tu sais que Untel a appris que son père n’est pas son vrai père, l’autre a découvert que sa mère tournait des pornos et que tous ses camarades l’ont vue se faire enc… sous ses yeux, l’autre a une mère alcoolique, et je t’en passe des meilleures, je pourrais en écrire des pages mais j’ai pas envie.

Le prof, c’est celui qui se ramasse toute la misère sociale galopante dans la gueule dès 8h du matin mais qui est payé pour la balayer gentiment et la dissimuler sous le tapis en évaluant positivement des compétences.

Le prof, c’est le fonctionnaire qui doit obéir à sa hiérarchie qui lui pond des programmes totalement déconnectés parce que c’est ce dont la France de demain aura besoin, et qui doit gérer des élèves qui ne sont en rien en capacité d’en intégrer le quart.

Il est coincé dans l’étau des injonctions contradictoires, avec des inspecteurs qui, en formation, disent qu’ils savent que c’est infaisable et qu’ils ne te reprocheront pas de ne pas en faire la moitié, et qui t’envoient des chargés de mission qui te démontent pour se faire mousser pour passer agrégés sur liste d’aptitude. Dans la masse foisonnante et ingérable des textes règlementaires qu’il doit chercher tout seul sur le web, il n’arrive même plus à comprendre exactement ce qu’il doit faire, ce qu’on attend de lui, et a toujours l’impression d’avoir mal fait son travail et se sent constamment en situation de pouvoir être réprimandé par l’inspection ou sa hiérarchie. Tiens, première question: le bon prof est-il celui qui se préoccupe des textes, de son chef d’établissement ou de ses élèves? Parce que ce n’est pas la même chose …

C’est celui qui est jeté en pâture à l’opinion publique parce qu’il ne bosse que 18 h 36 heures par semaine, ce gros fainéant, avec la bénédiction du ministère qui se dit qu’il pourra profiter de cette propagande pour bloquer son salaire et virer du monde.

Voilà. Avec tout ça, je serais bien incapable, moi, de me prononcer sur ce qu’est un bon prof ou un mauvais prof. Je pense qu’il y a une quantité énorme de points de vue possibles et différents sur la question, selon l’angle sous lequel on considère la chose. C’est courageux d’essayer de répondre à cette question, tu as eu ce courage et cela répond à un questionnement légitime. Je n’aurais pas ce même courage, tu auras peut-être observé que je ne prends jamais les sujets que tu proposes en lien avec le monde du travail, exprès. Je n’ai vu aucun des films dont tu parles dans ton livre, mais j’ai vu La journée de la jupe, avec Isabelle Adjani. Je trouve que c’est un excellent film. Criant de vérité, dans l’authenticité de la démarche de la prof de lettres qu’elle incarne. Je pense toujours à elle quand je fais Molière avec mes élèves, et suis toujours en jupe ces jours-là. (Mes élèves jamais, même quand je fais la promo de la journée de la jupe, qui existe réellement. Le mieux que j’ai pu faire, un jour: une élève est venue avec une jupe par-dessus son jean. Il y a du boulot).

Bon, comme prévu, c’est parti dans tous les sens. J’espère ne pas t’avoir froissé. C’est un sujet sensible, sur lequel j’ai aussi mes idées et mon vécu. Nos parcours ont des points communs (la prépa, la Sorbonne, des débuts dans des zones « sensibles », j’ai commencé à Pantin, un bon souvenir) mais aussi des divergences : mes parents à moi n’appartenaient pas à la bourgeoisie, à la maison les fins de mois commençaient le 5, comme disait Coluche, et pour moi l’école a été le moyen de la promotion sociale: mon père n’avait pas son bac, ma mère s’était arrêtée là. Cela m’écœure qu’à l’heure actuelle l’école ne joue plus du tout ce rôle et s’en foute royalement, quoi qu’en dise le ministre."

lundi 29 avril 2019

"Les bons Profs" sur "La Grande Table" (France Culture, Olivia Gesbert)

Olivia Gesbert m'interviewe sur France Culture à propos des "Bons profs" et des réformes Blanquer :