La littérature sous caféine


mardi 25 mai 2021

Avant MeeToo, après MeeToo

Avant MeeToo, certains libraires trouvaient « Suicide Girls » (Léo Scheer, 2010) trop dur pour envisager une présentation. Je recherche aujourd’hui, pour un podcast, quelqu’un pouvant lire les chapitres du personnage féminin. Et une actrice justifie son refus en me répondant que, depuis MeeToo, elle aspire à des textes lumineux, qui proposent de l’espoir ! Je me demande parfois si tous les prétextes ne sont pas bons pour éviter le sujet des violences faites aux femmes… :D

mercredi 19 mai 2021

"Les professeurs sous surveillance"



Tribune dans Le Monde du 18 mai 2O21

"A l’heure de la cancel culture – cette nouvelle forme d’ostracisme motivée par des questions morales –, les professeurs subissent un devoir de réserve d’un genre nouveau. Ils n’ont plus seulement l’obligation de taire leurs opinions dans l’exercice de leurs fonctions, ni de respecter l’esprit des programmes, mais de faire attention à ce que les élèves eux-mêmes comprendront du cours. L’affaire Samuel Paty [enseignant de 47 ans assassiné le 16 octobre à la sortie du collège du Bois-d’Aulnes à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines)] en a fourni la macabre illustration.

En effet, la classe prend aujourd’hui parfois des allures de tribunal. L’image d’Epinal veut que le professeur juge l’élève à l’aune d’exigences de travail et de discipline. Mais il semble que la charge se soit inversée : ce sont bien les élèves qui, du haut de leur intimité avec les sensibilités du moment, forts du pouvoir que leur confère l’audience des réseaux sociaux, s’autorisent à porter un regard critique sur le professeur, et de le sanctionner s’ils l’estiment nécessaire.

Le phénomène des classes qui se retournent contre l’autorité a toujours existé – chahut, menaces, contestation du savoir et de la hiérarchie. On se souvient du groupe Pink Floyd exhortant les professeurs à « laisser les enfants tranquilles ». Dans un genre différent, on a connu dans les années 1980 des histoires de professeurs bousculés par des accusations de racisme, fondées ou non, leur valant déjà de sérieux ennuis. Mais, depuis dix ans, les phénomènes d’intimidation menacent de s’intensifier, soutenus par de nouvelles techniques et de nouvelles morales.

Les réseaux sociaux, tout d’abord, entrent par effraction dans la classe. Que les élèves pianotent en cours, filment à l’insu du professeur ou se contentent de relayer leurs perceptions quand le cours s’achève, rien ne s’oppose en pratique à ce que le monde soit au courant de ce qui se dit sur l’estrade. Le professeur ne parle plus seulement aux élèves, il parle à tous ceux qui prêteront l’oreille à ses discours, pour peu que ces derniers soient relayés. Cela se passe malgré lui, et dans des conditions hasardeuses puisque les sons, les paroles, les images y sont sortis de leur contexte scolaire.

De nouvelles valeurs s’imposent, également. Tout au moins certaines valeurs prennent-elles un poids nouveau, au détriment de ce que le professeur croyait être un équilibre raisonnable. Il arrive que les susceptibilités d’aujourd’hui bousculent le goût pour l’histoire, que l’antiracisme entre en conflit avec l’universalisme, que le respect des cultures impose le silence à la critique. Par exemple, il m’a suffi d’évoquer l’affaire Mila devant des classes pour me rendre compte de la solitude morale de cette jeune femme. Le professeur doit composer avec l’esprit de l’époque, qui ne cesse d’évoluer et que reflète l’attitude des élèves.

Le professeur doit tenir compte de ces nouveaux équilibres pour déployer son cours. Certains diront qu’il est naturel d’évoluer avec son temps. D’autres que cette adaptation suppose une vigilance accrue vis-à-vis de la réception qui peut être faite des textes ou des idées. Je ne crois pas que cette vigilance ait jamais été si forte. Je me souviens de professeurs d’histoire dans les années 1980 dont le plaisir était d’entonner de sacrés refrains politiques, hors de toute mesure, hors de toute prudence. J’imagine que cela pourrait leur valoir aujourd’hui de rapides rappels à l’ordre, après signalement de la part des élèves.

Dans la constellation des facteurs de tensions, le sujet du racisme est sans doute le plus délicat. Le professeur se sent tenu à la plus extrême prudence quand il s’agit d’aborder ces questions-là. De même, il prend l’habitude de présenter différemment son corpus. Comment ne pas intégrer de mise au point sur l’évolution des mœurs et des contextes dans une présentation du Cid de Corneille, de L’Etranger de Camus ou des Aventures de Tom Sawyer de Twain ? S’il est assez facile de prévenir les élèves que telle expression ne serait plus utilisée, en revanche il peut devenir gênant de proposer des livres aux mots problématiques trop nombreux, quand bien même l’œuvre se voudrait antiraciste – je pense au Tartarin de Tarascon d’Alphonse Daudet, au Coup de torchon de Bertrand Tavernier, tous les deux criblés entre autres du fameux mot « nègre » désormais imprononçable.

Il devient également douteux de proposer des listes d’œuvres sans faire apparaître au moins quelques auteurs appartenant à des minorités, quitte à souligner cette appartenance, comme je le fais maintenant pour attirer l’intérêt – Toni Morrison afro-américaine, Alexandre Dumas métis, Proust homosexuel. Concession malheureuse ? Simple bon sens, et même souci éthique ? Si le professeur ne fait pas ce travail de mise à l’écart partielle et de diversification, il se demande si ce n’est pas lui qui sera finalement mis sur la sellette.

Ainsi voit-on s’ouvrir une nouvelle ère du soupçon. Les plus âgés redoutent moins la liberté des plus jeunes que les seconds se mettent à guetter les dérapages des premiers. Contre toute attente, la révolte de la jeunesse est une révolte morale. Elèves et étudiants n’en reviennent pas de réaliser combien les générations précédentes ont « fauté » sur l’autel des valeurs sacrées d’aujourd’hui.

Dire que le professeur se rêve en initiateur, en passeur d’autonomie ! Le voilà précisément la cible de ceux qu’il croit avoir formés. Dans les yeux des élèves, il comprend qu’il incarne auprès d’eux le monde ancien, celui des institutions françaises, d’une autorité révolue, d’un charisme contestable. Hannah Arendt soulignait déjà ce paradoxe, dans « La crise de l’éducation » – l’un des six essais publiés dans La Crise de la culture (Folio Gallimard, 1972) – en disant, en substance, que loin de devoir protéger l’enfant de la société adulte, le professeur dans la société moderne est toujours en partie là pour protéger le monde des folles potentialités de l’enfant.

La colère en question s’accorde aujourd’hui beaucoup de droits, dont celui de participer à des phénomènes de meute et de délation. L’arme des réseaux sociaux se révèle puissante et froide. Peut-être serait-il temps d’apprendre à l’utiliser avec quelques scrupules.

En fin de compte, les professeurs subissent un peu rudement le processus égalitaire décrit par Tocqueville : le fait qu’en démocratie, selon lui, rien ne s’oppose à l’égalisation progressive des conditions. Plus de posture autoritaire qui vaille, et dans quelque domaine que ce soit. Les professeurs évoluent sous l’œil immanent de l’esprit des temps. Ils deviennent comptables de leurs paroles comme n’importe quel citoyen s’exprimant sur les réseaux sociaux. Dans le jeu de tensions perpétuelles entre la morale et la loi, c’est la morale aujourd’hui qui bataille le plus ferme pour imposer son emprise. Ainsi les mouvements de l’opinion publique ont-ils ouvert grand les portes de la classe : reste à savoir s’il faut déplorer ces nouvelles conditions, les accepter ou même s’en prévaloir afin de bâtir un nouveau rapport au métier."

mercredi 12 mai 2021

Coup de coeur tardif pour Voltaire

Longtemps, je me suis fait une image dégradée de Voltaire : brillant mais inégal, auteur de petits livres parfois gâchés par le plaisir de la formule. Ma préférence allait à Rousseau, qui me touchait davantage. Je trouvais ce dernier plus sincère et ses livres, massifs et bien écrits, me paraissaient sérieux. Mais je me plonge plus attentivement dans quelques-uns des chefs-d’œuvre du patriarche de Cirey comme les Lettres anglaises ou le Dictionnaire philosophique, et je me laisse impressionner par sa puissance de travail, son esprit caustique, son humour, son art de la joie… Quelques pages suffisent à me persuader qu’il s’agit en fait d’un esprit supérieur, et j’en suis presque intimidé – un peu comme en présence de Colette, pour de tout autres raisons.

Et je ne parle même pas de l’incroyable modernité de son propos, surtout quand il s’agit de condamner le fanatisme et les superstitions – propos que condamneraient à leur tour les belles âmes très molles de notre époque, préférant au respect de l’intelligence le respect des croyances. Reviens, Voltaire, tu nous manques !

« Les théologiens commencent trop souvent par dire que Dieu est outragé quand on n’est pas de leur avis. C’est trop ressembler aux mauvais poètes qui criaient que Despréaux parlait mal du roi, parce qu’il se moquait d’eux. » (Lettres philosophiques)

mercredi 5 mai 2021

Le white trash des forêts

Je découvre l’existence d’une auteure complètement improbable, vivant dans les forêts du Maine et prônant une vie retirée, sans technologie, refusant toute soumission politique : Carolyn Chute. Elle n’est pas encore traduite mais je vais m’empresser de lire en anglais cette figure white trash que je n’avais pas encore repérée. Merci à Laurent Dubreuil qui fait le portrait rapide de cette femme surprenante dans son « Portraits de l’Amérique en jeune morte » (Léo Scheer, 2019).