La littérature sous caféine


lundi 7 janvier 2013

Claude Lanzmann ou l'énergie vitale / Jean-Paul Sartre ou la maladie de la liberté


Claude Lanzman parle de ses Mémoires -Mediapart 1 par Mediapart

Livre très impressionnant que ce Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann : un livre massif, qui se lit d’une traite et comme dans une sorte de souffle. L'auteur y semble emporté par le récit de sa propre vie, passant rarement à la ligne et préférant la fluidité, le rythme trépidant de la lecture à des formules trop ramassées, trop pensées.

On y trouve tout ce qui a fait du parcours de Claude Lanzmann une destinée proprement romanesque : le récit du tournage de Shoah, placé à la fin de l’ouvrage comme pour ménager le suspense, son histoire d’amour avec Simone de Beauvoir, son amitié passionnée pour Sartre, sa bouillonnante activité de journaliste, ses innombrables rencontres avec artistes, penseurs, politiques… Une sorte de modèle de ce que pouvait donner, au vingtième siècle (et au début du siècle commençant), une vie puissamment investie dans son époque.

Comme tout lecteur plongé dans une telle somme, j’y ai bien sûr guetté certains détails – et par exemple le portrait qui pouvait se dégager de Sartre. Tout premier des mes dieux littéraires, au collège, Sartre m’a définitivement impressionné avec ses nouvelles, sa nausée, ses analyses littéraires spectaculaires. Mais il m’inspire aujourd’hui des sentiments plus que mitigés, d’un point de vue humain : plus brillant que Camus, il me semble beaucoup moins aimable – je le ressens à de petites choses comme son arrogance, la dureté de ses opinions politiques, voire ses erreurs, la médiocrité de certains de ses sentiments (la jalousie qu’il aurait éprouvée, par exemple, pour la séduction de Camus).

Et, plus que tout, la sorte de volonté de puissance que je décèle tout au long de sa carrière, cette envie de tout posséder, de réduire l’adversaire, de séduire toute chose et toute personne : admirable, sans doute, d’un point de vue littéraire, éminemment peu sympathique à mes yeux d’un point de vue humain – pour peu que les deux soient distincts.

J’attendais du livre de Lanzmann qui m’éclaire en partie sur ce point-là.

Et il me semble que Lanzmann arrive précisément à peser le pour et le contre, avec un certain sens de la mesure, dans la personnalité de Sartre : très admiratif de sa puissance intellectuelle, de son goût pour le dialogue, de son ouverture d’esprit, de son refus de la richesse et des honneurs, il se montre plus réservé sur ses colères, son envie de ne jamais dépendre de qui que ce soit et sur certaines positions politiques. J’ai par exemple été frappé par ce passage où Lanzmann décrit chez Sartre ce qu’on pourrait appeler une véritable « maladie de la liberté » :

"La loi d'airain qui régissait le coeur et les actions de Sartre commandait en effet qu'il ne dépendît de personne, qu'il tînt tout de lui-même, dans une extraordinaire suspicion ontologique à l'égard d'autrui. "L'enfer, c'est les autres", la célèbre réplique de Huis clos, était, par lui, je l'atteste, vécue et incarnée au quotidien. Pour trouver l'hôtel, dans des rues aux plaques illisibles et peu éclairées, le Castor, armée d'un plan, sur le siège du passager, et Sartre, d'un autre, sur le siège arrière, inventaient chacun l'itinéraire et la coïncidence de leurs trouvailles était rare. Le ton montait, chacun voulait avoir raison, je conduisais, obéissant à des injonctions contradictoires, nous tournions, tournions sans fin, en perdition si près du but, dans une fatigue grandissante qui rendait Sartre particulièrement hargneux. Au cours des premiers voyages, je lui disais naïvement : "Je vais demander", cette seule idée le mettait hors de lui." (Le lièvre de Patagonie, Folio, page 382)

mercredi 2 janvier 2013

Livres qui m'ont déçu (2)



Quelques récentes déceptions (légères, cependant):

- La cloche de détresse, de Sylvia Plath: J'aime beaucoup les poèmes de Sylvia Plath mais je n'ai pas pu me retenir de penser, en lisant ce récit publié quelques années après sa mort, et qui a rencontré un succès considérable à l'époque, qu'il n'aurait pas eu tant d'écho si l'auteur n'avait pas connu de fin si tragique. La plume est sensible, l'ensemble se lit très bien mais j'ai eu du mal à sentir sa détresse profonde en dépit de l'évocation, dans les dernières pages, des séances d'électrochocs.

- Ravelstein, de Saul Bellow : autant je suis admiratif de Philip Roth (qui se revendique de Saul Bellow), autant Saul Bellow lui-même me laisse chaque fois sur le sentiment de bâcler ses livres. Ravelstein est agréable à lire mais il s’agit d’un tissu de conversations délayées, sans ligne directrice ni structure, avec pour seul prétexte le portrait d’un prestigieux universitaire. Les semaines passent, et le souvenir du livre s’estompe irrémédiablement…

- Mon nom est légion, de Antonio Lobo Antunes : considéré comme l'un des plus grands romanciers européens, Lobo Antunes délaisse l'épopée coloniale portugaire pour l'évocation des banlieues de Lisbonne. Comme d'habitude le récit est éclaté, la prose fluide malgré son haut degré de recherche formelle (les monologues s'éparpillent en milliers de petites notations sensibles, en fantasmes furtifs dessinant un monde) et l'intensité dramatique est assez forte - on suit le périple de voyous qui violent une femme, et le parcours des personnes concernés par cette virée. Cependant on s'y perd un peu, les chapitres défilent sans qu'on y prenne un plaisir foudroyant et la matière semble assez mince, en définitive, pour ce pavé réclamant un temps de lecture important.

samedi 22 décembre 2012

Tristesse essentielle d’Aragon dans "Aurélien"



Il y a une tristesse essentielle d’Aragon. Cette ironie, cette manière de croquer les atmosphères en gardant ses distances, ces personnages systématiquement rêveurs, fuyant vers d’autres réalités… Plume virtuose mais baladeuse. Aragon abuse de ses talents pour se dépenser à toutes sortes d’exercices et nous faire sentir comme il peut tout faire, comme rien ne lui résiste, comme la réalité se soumet à ses pouvoirs.

Le prix à payer pour cet art ébouriffant, c’est le sentiment que tout se vaut, que la réalité, aussi somptueuse soit-elle, est moins désirable que le rêve qu’elle suscite. Et ce rêve vous laisse toujours mélancolique, avec la méchante sensation de vous trouver au bord du chemin.

Son roman le plus célèbre, Aurélien, est souvent présenté comme « le plus beau de ses romans d’amour » : or je n’y vois pas, moi, le roman de l’amour, mais de l’amour impossible – impossible parce qu’irréalisable par nature, et presque indésirable : à la personne réelle de Bérénice, Aurélien semble préférable de se coltiner avec le rêve, les approches lointaines. Il ne cesse de pressentir combien il pourrait aimer Bérénice, mais l’aimera-t-il vraiment un jour ? Il l’aime comme un fantôme, et toutes leurs rencontres ont quelque chose d’un peu faux.

L’intrigue, en fin de compte, n’a pas un intérêt foudroyant : elle s’étire en digressions infinies. Les personnages en deviennent parfois agaçants. Quand l’auteur impressionne, en revanche, c’est pour les atmosphères, les portraits, le sens des formules – tout ce qui donne sa chair au roman. Comme cette belle page sur le Belleville de l’entre-deux guerres, cette page qui n’a pas pris une ride et qui me paraît pouvoir être reprise pour le Belleville d’aujourd’hui :

« Cette partie de Paris, avec son petit négoce délabré, la tristesse des étalages, les maisons lépreuses, déshonorés par des réclames si vieilles qu’on ne les voit plus, est un serrement de cœur pour les hommes qui ont l’habitude des quartiers de l’ouest, du cœur élégant de la capitale. Elle n’a pas le romantisme du Marais, les souvenirs historiques du quartier Saint-Honoré, le lyrisme de la place des Victoires. Il n’y a rien pour y sauver la rêverie. » (Aurélien, Folio page 178)

Quant aux longs paragraphes sur l’amour, ils ont souvent de la peine à convaincre : on dirait qu’Aragon n’y croit pas vraiment, et certaines phrases sonnent d’ailleurs comme un aveu :

« Il se dit qu’il ne pensait qu’à lui-même. Bérénice était un simple prétexte qui le ramenait toujours à ce miroir de l’imagination où il ne voyait qu’Aurélien, Aurélien et toujours Aurélien. Pourtant il aimait Bérénice. Il se le répétait. Il se disait avec ironie la phrase de Mme Duvigne : « Quand on n’a rien à faire, bien sûr ! » » (Aurélien page 237)

« En même temps, Aurélien retrouve l’estime de lui-même. Il vient de légitimer, mieux que d’excuser, sa vie. Cette flâne, cette irrésolution s’expliquent. Il attendait cette minute. Il lui fallait sa raison d’être. Il avait dû profondément savoir qu’un jour Bérénice viendrait… et elle est venue. » (page 220).

vendredi 14 décembre 2012

Se faire casser la gueule par des provinciaux



Dans le bistrot le plus sympa de Belleville, le Folies, je noircis quelques pages qui m'amusent assez. Sur ma gauche, il y a deux types d'une trentaine d'années que j'avais à peine remarqués - sinon pour leur style : le premier, notamment, avec son catogan, sa chemise noire boutonnée jusqu'au col, ses grosses chaussures montantes, a l'air sympathique mais un peu perdu - on dirait un gothique qui ne s'assume pas.

Un moment, il s'adresse à moi alors que j'ai le nez collé sur ma feuille.
- Je te fais rire ?
- Pardon ?
- Je te fais rire, c'est ça ? Tu te fous bien de ma gueule ?
Interloqué, je regarde l'autre et lui demande s'il s'agit d'une plaisanterie. Mais ce dernier me fusille du regard, l'air mauvais. Mal à l'aise, je fais mine de ne pas comprendre. Ils reprennent de plus belle.
- Tu nous observes, c'est ça ? Tu écris des trucs sur nous ? Et on te fait bien marrer ?
- Pas du tout. Je n'écrivais pas sur vous. Lisez, si vous voulez.
- Tes pattes de mouche, là ? Illisible... J'ai bien vu ton sourire en coin, en permanence depuis une demi-heure. On te dérange, c'est ça ? Tu veux qu'on te foute la paix ?
J'ai du mal à comprendre où ils veulent en venir, je bafouille quelques phrases pour m'expliquer mais je comprends que ça ne sert à rien. Je finis par lever les yeux au ciel et leur faire un petit geste qui signifie: "C'est bon, on arrête là, lâchez-moi." Ce qui me trouble chez le type au catogan est son grand calme, son sourire, le fait qu'il ait pourtant bu quatre ou cinq bières et qu'il a l'air de se maîtriser. Pense-t-il sincèrement que je me moque de lui ?
L'autre surenchérit:
- Eh, t'es agressif, là! Avec ton regard, là! C'est pas comme ça que t'auras le Nobel, il faut que tu améliores tes relations publiques!
J'ai le regard plombé, à la fois par la gêne et l'agacement. Le premier me dit très calmement:
- Tu veux qu'on règle ça dehors ? Ici ?
Je suis vraiment désarçonné, il n'a pas l'air d'être un dur et pourtant je m'attends à ce qu'il casse son verre et qu'il me le balance au visage. Il a des tatouages aux avant-bras, sur la nuque, je me demande si tout ça ne va pas très mal finir - j'ai un rendez-vous avec une nourrice dans une demi-heure, je ne peux pas me permettre d'arriver avec un filet de sang au front !
Au bout de quelques minutes, je me lève et vais payer mon café. Le temps de recevoir la monnaie, le type au catogan se lève et pose son verre bruyamment sur le comptoir. Il fait quelques centimètres de plus que moi. Les deux ricanent, ironisent sur mon prénom - "ça doit être Loïc, hin hin !" - et le prix de Flore - je dois vraiment, à leurs yeux, représenter le bobo dans toute son horreur. Je meurs d'envie de les insulter mais je ne ferais pas le poids dans une baston et je sors en leur assénant une parole méprisante. J'en ai le coeur qui bat pendant un quart d'heure.

jeudi 13 décembre 2012

Les réalités qui ne sont pas les nôtres

Un article d'une camarade de promo HEC à propos d'Autoportrait du professeur. Je ne donnerai pas son nom, son blog est anonyme...

"En quittant HEC Aymeric n’a pas choisi les voies classiques du conseil ou du marketing pour ses premiers pas, ni l’ENA ou Sciences Po pour poursuivre ses etudes. Ayant l’ecriture inscrite dans sa vie depuis tres longtemps et souhaitant y consacrer du temps, il cherche un metier compatible avec cette passion, a la fois par son emploi du temps que par sa vocation « ethique » et sa composante intellectuelle. Ce sera l’enseignement, ce noble metier ancestral. Il passe ses concours et se retrouve donc à demarrer sa vie professionnelle avec des remplacements dans des colleges et lycées d’Ile de Fance.

Ce livre est le temoignage – dur – de ces premières années de travail, dans des milieux defavorisés, dans des structures depassées par la realite de ce qui se vit dans les villes-ghettos de certains departements ou certaines viles. C’est un constat d’echec, une deception par rapport au système qui ne peut pas combattre cette realite (qui semble meme l’occulter), l’amer constat de la solitude des professeurs en cas de difficulte (il voit a quel point il y a une absence de solidarite entre colegues ou de soutien dans la hierarchie). Le constat que le probleme n’est pas quel bord politique est au pouvoir car l’origine est ailleurs, et que les victimes sont a la fois ces enfants violents, seuls, cruels, sans reperes, mais aussi les profs, sombrant dans la depression, la peur…

Il y a bien sur aussi des observations positives, des petites victoires personnelles, des rencontres, un face a face necessaire avec la realite qu’il ne connaissait pas du tout. Mais le but de ce livre est d’attirer l’attention sur ce qui est alarmant et scandaleux, inacceptable.

Le systeme semble ne pas laisser de place a ces enfants qui n’ont pas d’encadrement a la maison, et dont les seuls reperes sont par la negative : ce qu’ils ne sont pas, la difference, l’isolement, la fuite. Jamais l’assimilation, le groupe, la notion d’appartenance. Et leur sort s’incarne par l’abandon du système scolaire, ou par l’expulsion de celui-ci, les excluant des statistiques de succes ou d’echec mais les excluant aussi du coup de la societe.

Aymeric denonce aussi que la formation des professeurs n’aborde jamais ce genre de sujet (comment l’affronter ? d’où vient-il ? quelle est la position de l’Ecole en tant qu’institution ? quels sont les recours… ?), et c’est un vrai probleme, car c’est loin d’etre un sujet ponctuel et isole. Il a plutot tendance a s’etendre, du fait du desarroi et de la solitude croissants des enfants et des ados…

C’est un livre dur a lire car il nous renvoie beaucoup d’entre nous à une realite qui n’est pas la nôtre, et que nous fuyons certainement. La regarder en face n’est pas facile si l’on croit un minimum a l’ecole republicaine, ce qui est mon cas… C’est aussi un livre qui permet de voir les profs sous un angle plus humain et moins favorise qu’on n’en a l’habitude, comme une population peu soutenue et dans certaines circonstances livree a elle-meme.

Je vous conseille cette lecture qui je pense va vous ouvrir les yeux sur un sujet passe sous silence car tres derangeant. Et pour le completer, regardez si vous ne l’avez pas encore fait le sublime film « la journee de l a jupe », de JP Lilienfeld, grace auquel Isabelle Adjani gagna son dernier Cesar (bien merite). Attention, c’est un film tres dur mais merveilleux de verite et de sincerite…"

jeudi 6 décembre 2012

Bienheureuse radicalité de la bande-dessinée contemporaine



Cette année, j’ai découvert plusieurs auteurs de bande-dessinée qui m’ont stupéfié par leur force et leur radicalité. Leurs albums font preuve d’une liberté de ton proprement hallucinante, d’une absence de pudeur réjouissante à côté desquelles la littérature, et le cinéma d’ailleurs aussi, me semblent souffrir d’une production étrangement consensuelle, où la veine grand public reste maîtresse.

2 exemples :

- Un volume regroupant les travaux de plusieurs auteurs sud-africains, réputés là-bas pour leur travail sans concession, brutal et provocant, s’attaquant tour à tour aux épouvantables valeurs de l’apartheid telles qu’elles subsistent chez certains Afrikaners, et les terribles désillusions de la Nation arc-en-ciel : Bitterkomix. Dessins d’une crudité à toute épreuve, textes cinglants, créativité tous azimuts… Un chef-d’œuvre.



- L’œuvre singulière d’un américain du nom de Ivan Brunetti : Misery loves comedy est un gros volume d’insanités diverses, de propos suicidaires, d’historiettes scatologiques. Du jamais-lu, pour ma part, et ce volume suffit à renvoyer toute la production littéraire française, à quelques rares exceptions, dans une immense nébuleuse de fadeur écœurante.

dimanche 2 décembre 2012

De grosses femmes qui hurlent sur scène

1) - Votre camarade n'est toujours pas là ? C'est toujours pour son "problème de coeur", comme vous dites ? Vous savez que ça a fait le tour de la salle des profs, ça ! C'est la première fois que j'entends cette ecxuse...
- Ouah, Monsieur, on est choqués ! Elle a vraiment des problèmes de coeur, c'est médical!
- Oh, pardon...

2) "Monsieur, avant d'aller à l'opéra pour la première fois, je pensais vraiment que c'était un spectacle avec de grosses femmes qui hurlent sur scène!"

jeudi 29 novembre 2012

Jaloux de Simone ! (Mémoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir)



Il y a des choses agaçantes chez Simone de Beauvoir : ses formules si bien calquées sur celles de Sartre, ses postures de maîtresse à penser, ses errements politiques (parfois), cette dureté qui perce, souvent, dans son tempérament et qui a le don de me glacer le sang…

Mais ces défauts s’effacent si vite, si bien, devant le miracle de ses mémoires dont le premier volume, Mémoire d’une jeune fille rangée, représente à mes yeux comme une sorte de Bible : un bréviaire des attitudes à adopter, des réflexes de pensée à affiner pour mener une vie belle, et lucide, et forte.

« Je m’abîmai dans la lecture comme autrefois dans la prière. La littérature prit dans mon existence la place qu’y avait occupée la religion : elle l’envahit tout entière, et la transfigura. » (Folio, page 258)

Quelle souplesse, quelle fluidité, quelle amoureuse façon de modeler sa prose sur le flux sans fin des événements, des questionnements qu’ils suscitent… Et quel appétit de bonheur ! Simone est une femme qui sait ce qu’elle veut, qui se donne les moyens de l’atteindre et dont l’intelligence – et le style – sont des sortes d’agents corrosifs, dissolvant les ombres et les doutes. Une « force qui va » !

« J’avançais, à ciel ouvert, à travers la vérité du monde. L’avenir n’était plus un espoir : je le touchais. Quatre ou cinq ans d’études, et puis toute une existence que je façonnerais de mes mains. Ma vie serait une belle histoire qui deviendrait vraie au fur et à mesure que je me la raconterais. » (page 234)

Et puis il y a surtout ce véritable bloc que constituent les volumes de ses mémoires, admirables parce qu’elles n’hésitent pas à faire part de certaines faiblesses et de certains ridicules mais dans un ensemble qui ne se relâche jamais : une prose constamment belle et mesurée (pas le trop-plein de formules à la Sartre), à mille lieux de proses parfois relâchées, et plates comme j’en ai eu l’expérience avec l’autobiographie d’André Brink, par exemple.

On dirait un auteur du 18ème s’attaquant, avec succès, au monstrueux 20ème : un idéal de lucidité, de bonheur et de clarté plaqué sur une matière à trous, sur une matière infiniment problématique.