mardi 30 avril 2019
"Un bon prof, c'est un prof vivant" (1/2)
Par admin, mardi 30 avril 2019 à 16:35 :: Les bons Profs (2019)
Réaction frappante d'une collègue et amie de collège à la lecture des "Bons profs" :
"J’ai terminé la lecture de ton livre. Comme tu m’avais dit être curieux d’avoir l’avis d’une collègue, je te livre quelques réflexions en vrac par mail.
Je suis tout à fait d’accord avec ce que tu dis sur la prépa, je m’étais fait exactement la même réflexion que toi à ce sujet. Je n’ai aucun souvenir des contenus que j’ai pu acquérir en hypokhâgne (encore qu’il doit y en avoir, mais ils sont agglomérés à la masse, sans doute). Ce que j’en ai retenu, c’est le rythme de travail et la vie qu’on y mène. On y apprend, en fait, que ses limites sont bien plus loin que ce qu’on s’imaginait, et qu’on est capable d’une résistance à l’effort que l’on n’aurait pas crue si on ne l’avait pas expérimenté personnellement. Et ça, je m’en suis bien souvenue, et ça m’a rudement servi dans la suite de mon parcours. (Sans vouloir être médisante, je vois bien la différence aussi en termes de capacité de travail par rapport à certains collègues, souvent, qui paniquent à l’idée de devoir corriger deux paquets de copies ou préparer seuls un cours qui n’est pas tout prêt dans le manuel ou sur le web). C’est même plus utile dans la vie que le reste de ce qu’on peut y apprendre, avec le recul.
Je n’ai pas le même ressenti que toi sur la Sorbonne. Il faut dire que j’y étais inscrite en lettres classiques, et que les deux matières les plus importantes étaient le latin et le grec. Là-dessus, les professeurs que j’ai eus étaient clairement des pointures, et c’est grâce à eux que j’ai compris ce que signifiait réellement l’expression « faire ses humanités ». Je me souviens de tous leurs noms, leurs visages, leurs voix, et pense souvent à eux avec émotion et regrets. Je payerais cher pour pouvoir m’offrir le luxe de repasser une année à travailler sous leur férule. Là, j’ai appris. J’ai peu de souvenir des professeurs de littérature française, bien que j’aie eu Michel Zink, récemment admis avec brio à l’académie française, mais il enseignait un siècle qui m’a toujours rebutée. Cependant, je ne dirai jamais de mal de la Sorbonne. C’est là que j’ai passé les années les plus épanouissantes de ma vie, débarquant de mon petit lycée de province que la moitié des élèves quittaient vers 15h par le bus de ville dont le terminus était la plage de Canet dès le début du mois de mai. Ce fut pour moi une révélation intellectuelle, et j’ai beaucoup de respect pour ses vieilles pierres et de vénération pour ses bibliothèques et ses maîtres.
Sur le reste de ton propos, j’ai un avis mitigé, essentiellement parce que j’avais l’impression de ne pas faire le métier dont tu parlais, contrairement à ce que le thème affiché par le livre laissait attendre. C’est dû au fait que tu y envisages le rapport au texte littéraire dans une perspective de cours pour des « grands » élèves normalement alphabétisés, ce qui te permet de te poser des questions qui me sont interdites, ce qui me pèse considérablement. Il y a clairement un peu de jalousie voire d’aigreur, dans mon ressenti, moi qui ai dû, pas plus tard qu’au début du mois, chercher sur internet des modèles de lettres cursives façon CP pour les imprimer pour mes 5èmes. Je voudrais bien, avec mon agrégation et mon doctorat, pouvoir élever le niveau de mes cours et dépasser parfois en lecture le stade de la compréhension littérale du texte. Et même ça …
C’est un luxe rare à mon avis de pouvoir enseigner de sorte de se poser les questions dont tu traites dans ton livre. Je considère pour ma part le métier de professeur comme étant extrêmement difficile psychologiquement, et pour avoir vu déjà mes collègues faire des tentatives de suicide, rester enfermés dans leur salle après les cours pour pleurer ou partir en burn-out, j’ai pris l’habitude de dire que, pour moi, un bon prof, c’est d’abord un prof vivant. Et pour rester un bon prof, il faut d’abord se donner les moyens de garder la santé. Clairement, la musique et l’écriture sont des stratégies très utiles pour cela. Tiens, si tu veux des idées pour un tome 2, tu peux toujours dire que c’est assez violent, quand on s’est engagé dans ce métier animé de l’idée que l’école et le travail sont un moyen de promotion sociale, de constater que d’année en année tes élèves s’appauvrissent. Tu le vois dans leur tenue vestimentaire: l’an dernier, un de mes élèves a passé tout l’hiver dans le même survêtement trop grand pour lui avec des baskets aux semelles trouées, par exemple (et ce n’est pas un immigré ni rien de tout cela, hein). Et tout le monde s’en fout, l’assistante sociale veut bien compatir mais ça s’arrête là. Globalement, ils sont visiblement de plus en plus pauvres. Et, par un mécanisme dont la logique m’a toujours échappé, cette pauvreté financière s’accompagne toujours d’un appauvrissement culturel, comme si apprendre une leçon dans un manuel scolaire gratuit ou emprunter un livre gratuitement à la Médiathèque coûtait de l’argent. Tu dois « mettre en œuvre » des programmes ahurissants de complexité et de difficulté devant des classes d’enfants dont tu sais que Untel a appris que son père n’est pas son vrai père, l’autre a découvert que sa mère tournait des pornos et que tous ses camarades l’ont vue se faire enc… sous ses yeux, l’autre a une mère alcoolique, et je t’en passe des meilleures, je pourrais en écrire des pages mais j’ai pas envie.
Le prof, c’est celui qui se ramasse toute la misère sociale galopante dans la gueule dès 8h du matin mais qui est payé pour la balayer gentiment et la dissimuler sous le tapis en évaluant positivement des compétences.
Le prof, c’est le fonctionnaire qui doit obéir à sa hiérarchie qui lui pond des programmes totalement déconnectés parce que c’est ce dont la France de demain aura besoin, et qui doit gérer des élèves qui ne sont en rien en capacité d’en intégrer le quart.
Il est coincé dans l’étau des injonctions contradictoires, avec des inspecteurs qui, en formation, disent qu’ils savent que c’est infaisable et qu’ils ne te reprocheront pas de ne pas en faire la moitié, et qui t’envoient des chargés de mission qui te démontent pour se faire mousser pour passer agrégés sur liste d’aptitude. Dans la masse foisonnante et ingérable des textes règlementaires qu’il doit chercher tout seul sur le web, il n’arrive même plus à comprendre exactement ce qu’il doit faire, ce qu’on attend de lui, et a toujours l’impression d’avoir mal fait son travail et se sent constamment en situation de pouvoir être réprimandé par l’inspection ou sa hiérarchie. Tiens, première question: le bon prof est-il celui qui se préoccupe des textes, de son chef d’établissement ou de ses élèves? Parce que ce n’est pas la même chose …
C’est celui qui est jeté en pâture à l’opinion publique parce qu’il ne bosse que 18 h 36 heures par semaine, ce gros fainéant, avec la bénédiction du ministère qui se dit qu’il pourra profiter de cette propagande pour bloquer son salaire et virer du monde.
Voilà. Avec tout ça, je serais bien incapable, moi, de me prononcer sur ce qu’est un bon prof ou un mauvais prof. Je pense qu’il y a une quantité énorme de points de vue possibles et différents sur la question, selon l’angle sous lequel on considère la chose. C’est courageux d’essayer de répondre à cette question, tu as eu ce courage et cela répond à un questionnement légitime. Je n’aurais pas ce même courage, tu auras peut-être observé que je ne prends jamais les sujets que tu proposes en lien avec le monde du travail, exprès. Je n’ai vu aucun des films dont tu parles dans ton livre, mais j’ai vu La journée de la jupe, avec Isabelle Adjani. Je trouve que c’est un excellent film. Criant de vérité, dans l’authenticité de la démarche de la prof de lettres qu’elle incarne. Je pense toujours à elle quand je fais Molière avec mes élèves, et suis toujours en jupe ces jours-là. (Mes élèves jamais, même quand je fais la promo de la journée de la jupe, qui existe réellement. Le mieux que j’ai pu faire, un jour: une élève est venue avec une jupe par-dessus son jean. Il y a du boulot).
Bon, comme prévu, c’est parti dans tous les sens. J’espère ne pas t’avoir froissé. C’est un sujet sensible, sur lequel j’ai aussi mes idées et mon vécu. Nos parcours ont des points communs (la prépa, la Sorbonne, des débuts dans des zones « sensibles », j’ai commencé à Pantin, un bon souvenir) mais aussi des divergences : mes parents à moi n’appartenaient pas à la bourgeoisie, à la maison les fins de mois commençaient le 5, comme disait Coluche, et pour moi l’école a été le moyen de la promotion sociale: mon père n’avait pas son bac, ma mère s’était arrêtée là. Cela m’écœure qu’à l’heure actuelle l’école ne joue plus du tout ce rôle et s’en foute royalement, quoi qu’en dise le ministre."
"J’ai terminé la lecture de ton livre. Comme tu m’avais dit être curieux d’avoir l’avis d’une collègue, je te livre quelques réflexions en vrac par mail.
Je suis tout à fait d’accord avec ce que tu dis sur la prépa, je m’étais fait exactement la même réflexion que toi à ce sujet. Je n’ai aucun souvenir des contenus que j’ai pu acquérir en hypokhâgne (encore qu’il doit y en avoir, mais ils sont agglomérés à la masse, sans doute). Ce que j’en ai retenu, c’est le rythme de travail et la vie qu’on y mène. On y apprend, en fait, que ses limites sont bien plus loin que ce qu’on s’imaginait, et qu’on est capable d’une résistance à l’effort que l’on n’aurait pas crue si on ne l’avait pas expérimenté personnellement. Et ça, je m’en suis bien souvenue, et ça m’a rudement servi dans la suite de mon parcours. (Sans vouloir être médisante, je vois bien la différence aussi en termes de capacité de travail par rapport à certains collègues, souvent, qui paniquent à l’idée de devoir corriger deux paquets de copies ou préparer seuls un cours qui n’est pas tout prêt dans le manuel ou sur le web). C’est même plus utile dans la vie que le reste de ce qu’on peut y apprendre, avec le recul.
Je n’ai pas le même ressenti que toi sur la Sorbonne. Il faut dire que j’y étais inscrite en lettres classiques, et que les deux matières les plus importantes étaient le latin et le grec. Là-dessus, les professeurs que j’ai eus étaient clairement des pointures, et c’est grâce à eux que j’ai compris ce que signifiait réellement l’expression « faire ses humanités ». Je me souviens de tous leurs noms, leurs visages, leurs voix, et pense souvent à eux avec émotion et regrets. Je payerais cher pour pouvoir m’offrir le luxe de repasser une année à travailler sous leur férule. Là, j’ai appris. J’ai peu de souvenir des professeurs de littérature française, bien que j’aie eu Michel Zink, récemment admis avec brio à l’académie française, mais il enseignait un siècle qui m’a toujours rebutée. Cependant, je ne dirai jamais de mal de la Sorbonne. C’est là que j’ai passé les années les plus épanouissantes de ma vie, débarquant de mon petit lycée de province que la moitié des élèves quittaient vers 15h par le bus de ville dont le terminus était la plage de Canet dès le début du mois de mai. Ce fut pour moi une révélation intellectuelle, et j’ai beaucoup de respect pour ses vieilles pierres et de vénération pour ses bibliothèques et ses maîtres.
Sur le reste de ton propos, j’ai un avis mitigé, essentiellement parce que j’avais l’impression de ne pas faire le métier dont tu parlais, contrairement à ce que le thème affiché par le livre laissait attendre. C’est dû au fait que tu y envisages le rapport au texte littéraire dans une perspective de cours pour des « grands » élèves normalement alphabétisés, ce qui te permet de te poser des questions qui me sont interdites, ce qui me pèse considérablement. Il y a clairement un peu de jalousie voire d’aigreur, dans mon ressenti, moi qui ai dû, pas plus tard qu’au début du mois, chercher sur internet des modèles de lettres cursives façon CP pour les imprimer pour mes 5èmes. Je voudrais bien, avec mon agrégation et mon doctorat, pouvoir élever le niveau de mes cours et dépasser parfois en lecture le stade de la compréhension littérale du texte. Et même ça …
C’est un luxe rare à mon avis de pouvoir enseigner de sorte de se poser les questions dont tu traites dans ton livre. Je considère pour ma part le métier de professeur comme étant extrêmement difficile psychologiquement, et pour avoir vu déjà mes collègues faire des tentatives de suicide, rester enfermés dans leur salle après les cours pour pleurer ou partir en burn-out, j’ai pris l’habitude de dire que, pour moi, un bon prof, c’est d’abord un prof vivant. Et pour rester un bon prof, il faut d’abord se donner les moyens de garder la santé. Clairement, la musique et l’écriture sont des stratégies très utiles pour cela. Tiens, si tu veux des idées pour un tome 2, tu peux toujours dire que c’est assez violent, quand on s’est engagé dans ce métier animé de l’idée que l’école et le travail sont un moyen de promotion sociale, de constater que d’année en année tes élèves s’appauvrissent. Tu le vois dans leur tenue vestimentaire: l’an dernier, un de mes élèves a passé tout l’hiver dans le même survêtement trop grand pour lui avec des baskets aux semelles trouées, par exemple (et ce n’est pas un immigré ni rien de tout cela, hein). Et tout le monde s’en fout, l’assistante sociale veut bien compatir mais ça s’arrête là. Globalement, ils sont visiblement de plus en plus pauvres. Et, par un mécanisme dont la logique m’a toujours échappé, cette pauvreté financière s’accompagne toujours d’un appauvrissement culturel, comme si apprendre une leçon dans un manuel scolaire gratuit ou emprunter un livre gratuitement à la Médiathèque coûtait de l’argent. Tu dois « mettre en œuvre » des programmes ahurissants de complexité et de difficulté devant des classes d’enfants dont tu sais que Untel a appris que son père n’est pas son vrai père, l’autre a découvert que sa mère tournait des pornos et que tous ses camarades l’ont vue se faire enc… sous ses yeux, l’autre a une mère alcoolique, et je t’en passe des meilleures, je pourrais en écrire des pages mais j’ai pas envie.
Le prof, c’est celui qui se ramasse toute la misère sociale galopante dans la gueule dès 8h du matin mais qui est payé pour la balayer gentiment et la dissimuler sous le tapis en évaluant positivement des compétences.
Le prof, c’est le fonctionnaire qui doit obéir à sa hiérarchie qui lui pond des programmes totalement déconnectés parce que c’est ce dont la France de demain aura besoin, et qui doit gérer des élèves qui ne sont en rien en capacité d’en intégrer le quart.
Il est coincé dans l’étau des injonctions contradictoires, avec des inspecteurs qui, en formation, disent qu’ils savent que c’est infaisable et qu’ils ne te reprocheront pas de ne pas en faire la moitié, et qui t’envoient des chargés de mission qui te démontent pour se faire mousser pour passer agrégés sur liste d’aptitude. Dans la masse foisonnante et ingérable des textes règlementaires qu’il doit chercher tout seul sur le web, il n’arrive même plus à comprendre exactement ce qu’il doit faire, ce qu’on attend de lui, et a toujours l’impression d’avoir mal fait son travail et se sent constamment en situation de pouvoir être réprimandé par l’inspection ou sa hiérarchie. Tiens, première question: le bon prof est-il celui qui se préoccupe des textes, de son chef d’établissement ou de ses élèves? Parce que ce n’est pas la même chose …
C’est celui qui est jeté en pâture à l’opinion publique parce qu’il ne bosse que 18 h 36 heures par semaine, ce gros fainéant, avec la bénédiction du ministère qui se dit qu’il pourra profiter de cette propagande pour bloquer son salaire et virer du monde.
Voilà. Avec tout ça, je serais bien incapable, moi, de me prononcer sur ce qu’est un bon prof ou un mauvais prof. Je pense qu’il y a une quantité énorme de points de vue possibles et différents sur la question, selon l’angle sous lequel on considère la chose. C’est courageux d’essayer de répondre à cette question, tu as eu ce courage et cela répond à un questionnement légitime. Je n’aurais pas ce même courage, tu auras peut-être observé que je ne prends jamais les sujets que tu proposes en lien avec le monde du travail, exprès. Je n’ai vu aucun des films dont tu parles dans ton livre, mais j’ai vu La journée de la jupe, avec Isabelle Adjani. Je trouve que c’est un excellent film. Criant de vérité, dans l’authenticité de la démarche de la prof de lettres qu’elle incarne. Je pense toujours à elle quand je fais Molière avec mes élèves, et suis toujours en jupe ces jours-là. (Mes élèves jamais, même quand je fais la promo de la journée de la jupe, qui existe réellement. Le mieux que j’ai pu faire, un jour: une élève est venue avec une jupe par-dessus son jean. Il y a du boulot).
Bon, comme prévu, c’est parti dans tous les sens. J’espère ne pas t’avoir froissé. C’est un sujet sensible, sur lequel j’ai aussi mes idées et mon vécu. Nos parcours ont des points communs (la prépa, la Sorbonne, des débuts dans des zones « sensibles », j’ai commencé à Pantin, un bon souvenir) mais aussi des divergences : mes parents à moi n’appartenaient pas à la bourgeoisie, à la maison les fins de mois commençaient le 5, comme disait Coluche, et pour moi l’école a été le moyen de la promotion sociale: mon père n’avait pas son bac, ma mère s’était arrêtée là. Cela m’écœure qu’à l’heure actuelle l’école ne joue plus du tout ce rôle et s’en foute royalement, quoi qu’en dise le ministre."