La littérature sous caféine


lundi 18 mars 2024

Tombeau de Brest

Je suis né dans une ville rasée par les Anglais, j’habite près d’une autre ravagée par les Allemands. C’est dire comme je lis avec attention le « Brest, de brume et de feu » (Gallimard, 2024) d'un ami de longue date, Philippe Le Guillou. Le Prix Médicis 97 y adopte une démarche très modianesque de promenade sur les lieux de son cœur. A vrai dire, toute son œuvre est une rêverie mêlée de souvenirs, parfois romancés – Bretagne baignée de légende, Paris secoué par l’histoire, églises hantées par les rites, pèlerinages littéraires… On passe de livre en livre comme le regard sur une mosaïque.

Ici, l’évocation de Brest par le prisme familial et personnel offre matière à une variété de récits. C’est l’évocation de la ville martyrisée par la guerre, le portrait de grands-parents nés dans la campagne, la peinture d’amours et d’amitiés décisives… Le tout ponctué de clins d’œil à Jean Genet, de coups de griffes à la didactique ou au marigot politique. Le livre est vif, émouvant, structuré par les références à la "cité minérale". Et il se clôt par une épiphanie mélancolique :

« Elle passe la figure de ce monde, mais, comme la cérémonie du thé chez Robbe-Grillet, à la toute fin du Miroir qui revient, « ça n’est jamais fini », un nouveau Brest affleurera bientôt, à moins que ce ne soit le substrat primordial de la cité enfouie qui remonte des abîmes : c’est là le sort des villes-palimpsestes. »

mardi 5 mars 2024

Volatiles et mysticisme

Depuis que j’habite en Champagne, j’ai de l’amitié pour les oiseaux. Je les guette, je les écoute, je les nourris. D’où ma surprise et mon plaisir à lire « Psychopompe » (2023) : Amélie Nothomb s’y fantasme en volatile.

Puis, après cinquante pages d’habiles considérations ornithologiques, la narratrice révèle le viol qu’elle a subi, enfant, sur une plage du Bangladesh… La passage ne pouvait que saisir l’amateur de littérature borderline que je suis.

Last but not least, le volume s’achève par une série de courts chapitres d’inspiration mystique – on y parle gouffres, mort, amour paroxystique… Je connaissais l’humour d’Amélie, son sens de l’épure, moins sa veine religieuse. Encore une excellente excuse pour agrandir le rayon « mysticisme et spiritualité » de ma bibliothèque. « Mes manuscrits, qu’ils soient publiés ou non, incorporent la mort de plus en plus. Chacun de mes textes invente sa manière de ne parler que de cela. Je n’ai pas caché ma longue préméditation liée à Soif, qui est un écrit psychopompe : accompagner au plus près celui dont le trépas fut le destin suprême. »

lundi 4 mars 2024

L'édition

Les satires du monde de l’édition ne sont pas si nombreuses. Balzac intimide avec ses « Illusions perdues ». Peut-être aussi les romanciers ont-ils beaucoup à perdre. A trop remuer le marigot, ils pourraient s’y laisser engloutir.

Louis-Henri de La Rochefoucauld tente sa chance avec le genre. Drôle, fluide, bien senti, ses « Petits farceurs » (Robert Laffont, 2023) enchaînent portraits à charge et peintures de soirées, d’entrevues, de coups bas… On y reconnaît tel auteur à succès, tel type d’éditeur. On y observe les mécaniques d’un monde régi par les impératifs économiques et le souci des apparences. Rien de nouveau sinon que c’est dit avec élégance, et que le livre se clôt sur un paradoxe : Balzac avait voulu prévenir les ambitieux qu’il valait mieux renoncer, son roman a été compris comme une incitation à se lancer. Pas sûr que « Les petits farceurs » dissipent le malentendu…

« En plus d’être d’une susceptibilité et d’une fierté de coqs, les écrivains sont d’une confondante naïveté. Si ces dindons connaissaient l’envers du décor, les éditeurs qui jouent avec eux comme avec des pions jetables, les critiques qui ne liront jamais leurs livres et se moquent d’eux dans leur dos, leurs amis proches qui déblatèrent au cours de dîners auxquels eux ne sont plus conviés… Il me semble que ça leur ferait du bien d’ouvrir les yeux – mais peut-être que ça les anéantirait. » (p 74)

lundi 26 février 2024

Trop de white trash ?

Préparant un voyage en Louisiane, je regarde enfin la première saison de True Detective (2014). J'aime sa tension, ses dialogues au cordeau, son atmosphère poisseuse... Mais la chute me laisse perplexe. Le méchant cumule tellement les tares du white trash (vulgarité, laideur, dégénérescence, inceste, consanguinité...) que l'effet voulu, glacer le sang, me laisse de marbre. A partir de quel moment le cliché devient-il inopérant ? Les peurs au cinéma ne peuvent se passer des représentations communes. Elles jonglent avec les angoisses, taquinent les phobies - on sait que celles-ci dépendent de l'air du temps. Mais quand le ressort devient trop visible, il agace. Il vire au trucage. Cinquante ans que les films d'horreur misent sur les bouseux ! (Je leur avais réservé un chapitre dans Les petits Blancs). Peut-être devraient-ils passer à autre chose ?

mardi 20 février 2024

Les thèmes improbables

Depuis des années je mûris le projet d’un roman qui s’intitulerait « Le plaisir de décevoir ». Or, Laurent de Sutter publie ces jours-ci : « Décevoir est un plaisir ». Depuis des années je réfléchis à un essai théorisant le droit de ne pas s’engager. Or, Patrice Jean vient de sortir un brillant « Kafka au Candyshop ». Depuis des années je rêve d’écrire le portrait d’un garçon de province, naïf et bien intentionné, se cassant les dents sur Paris. Or, Dominique Fernandez annonce la sortie chez Grasset d’« Un jeune homme de province ».

Ecrire, c’est courir après les thèmes encore vierges.

C’est apprendre à lâcher certaines proies.

Finalement, certains de mes textes improbables auront eu du bon (accompagnement sexuel, fétichisme de la mort, pauvreté blanche…). J’aurai connu avec eux, non pas l’encombrement des voies à la mode mais l’air raréfié des sujets qui fâchent – mieux, qui gênent. On a les plaisirs pour happy fews qu’on mérite. Ma « Viveuse » restera longtemps incomprise – et donc, sans concurrence.

Révolte contre les élites qui se révoltent contre le peuple

Je revois "Joker" sidéré. Comment Todd Phillips, surtout connu pour ses comédies, a-t-il pu réussir ce prodige de noirceur ? Je n'attendais pas grand-chose de ce curieux projet, fiction réaliste tirée de l'univers DC. Mais le film est limpide et multiplie références, effets de miroir, morceaux de bravoure, sujets sensibles (viol, psychopathie, white trash...) Surtout, il propose une vision hallucinée d'un phénomène qui pourrait bien nous occuper les prochaines décennies, celui de la révolte non pas des élites, comme l'avait décrit Christopher Lasch, mais des peuples contre ces mêmes élites prétendument éclairées. Attaque du Capitole, Gilets jaunes, paysans européens, les soulèvements ont beau ne pas se ressembler, ni dans le fond ni dans la forme, ils paraissent s'inscrire dans la matrice pressentie par Joker... Ou quand la pop assume sa dimension prophétique.

Chevaliers mystiques

J’aime les romans de chevalerie pour leur panache, leur merveilleux. Je suis sensible aussi à leur mystique.
Celle-ci, j’y suis venu grâce aux intuitions que m’ont inspirées l’écriture de mes romans. La fréquentation d’auteurs comme François de Sales m’a permis de les approfondir.
Je connaissais le célèbre passage de Chrestien de Troyes présentant l’apparition du Graal, apparition sur laquelle broderont des générations d’écrivains. Je découvre enfin chez Malory, auteur de cette bible qu’est La mort du Roi Arthur (15ème), la sublime transfiguration de Galaad :
« Galaad regarda à l’intérieur du Vaisseau sacré. Il se mit à trembler de tous ses membres, lorsque sa chair mortelle commença à contempler les choses de l’Esprit. Il leva les mains au ciel et dit : « Seigneur, je vous remercie. Maintenant je vois ce que je désirais voir depuis longtemps. A présent, doux Seigner, je voudrais cesser de vivre, s’il vous plaisait de me l’accorder, Seigneur. »
La semaine dernière, présenter le beau recueil de Raluca Belandry m’a donné l’occasion de dire mon attachement à cette spiritualité

mardi 30 janvier 2024

Littérature du troisième âge

L'évolution démographique nous promet une belle flambée de fictions sur le thème du troisième âge. Nous y avons déjà droit au cinéma - je pense au somptueux "Amour" de Haneke et à quelques comédies moins inspirées. En littérature, j'ai la surprise de réaliser que le genre existe depuis longtemps : le journaliste et romancier René Fallet nous a gratifiés dans les année 50 d'une série de romans croquant avec truculence les mésaventures de vieillards bourrus. Mœurs campagnardes, langage salé, gouaille... Ça nous a donné la fameuse "Soupe aux choux", plus tard incarnée par De Funès, mais aussi l'étonnant "Vieux de la vieille" que jouera Gabin. Le plus surprenant dans ces romans, c'est qu'ils sont finalement très ciselés, sacrifiant à un art très français de la densité.

"Rapidement, maître et domestiques n'eurent plus un regard pour les hardis voyageurs. Des vieux, on savait trop comment c'était fabriqué. Inutile surtout de les pousser à parler, ils radotent, ne s'arrêtent plus, racontent des histoires embrouillées, encombrées de défunts à chaque phrase."