Interview publiée par Savina de Jamblinne, sur son site
Vingt-Mille lieues sous les livres, à propos de
Suicide Girls :
1. Savina : "Suicide Girls" un titre qui d'emblée surprend. Quelle en est la signification ?
Aymeric : Le titre du roman désigne un genre de filles que le narrateur va prendre goût à fréquenter, des filles aux pulsions suicidaires ou qui mettent en scène leur goût pour la mort. Il éprouvera pour elles un amour à la fois tendre et passionné. Mais il est également victime de tensions depuis que son père a disparu dans d’étranges circonstances, et cet amour l’aidera à les exorciser.
L’expression de Suicide Girls a par ailleurs été rendue célèbre par le site du même nom (voir
ICI), connu notamment aux Etats-Unis, sur lequel de jeunes femmes tatouées et piercées mettent en ligne des photos d’elles plus ou moins dénudées. Mon roman se contente de reprendre l’expression, en lui donnant un sens plus littéral. Il ne fait qu’une brève référence à ce site.
2. Savina : Le suicide, un thème qui vous obsède comme le héros de votre roman ?
Aymeric : Bien sûr, et l’écriture du roman m’a sans doute aidé à m’en libérer. C’était une obsession liée à ma propre histoire – le père du narrateur est largement inspiré de mon propre père. Je n’ai pas un tempérament suicidaire, et je suis à peu près certain de ne jamais commettre l’irréparable, mais j’ai la sensation de comprendre intimement l’un des mécanismes pouvant mener à ce genre de désespoir. C’est un thème noir, qui peut rebuter le lecteur, mais également très riche d’un point de vue littéraire – il embrasse des thématiques puissantes et vastes.
J’ai lancé l’écriture de ce roman lorsqu’une amie m’a raconté son histoire, une histoire terrifiante qui m’a profondément touché – ce récit constitue l’essentiel de la seconde voix du roman. Outre son écho dans ma propre vie, j’ai trouvé qu’il constituait un matériau idéal pour un roman dense et tendu.
3. Savina : Une histoire qui s’ouvre aux âmes en détresse … Pourquoi avoir écrit sur ce sujet particulièrement ?
Aymeric : Comme je viens de l’expliquer, c’est un sujet qui me concerne en partie. Mais je suis également très frappé, en général, par certains destins de gens littéralement foudroyés par des coups du sort, et notamment ces jeunes femmes victimes d’agressions sur lesquelles j’ai parfois l’impression que la société ferme les yeux. Leur solitude, la profondeur de leur souffrance constituent pour moi un point de fascination, mais aussi l’incarnation de l’horreur absolue qu’il est possible aujourd’hui de subir. Mon précédent roman, « Azima la rouge », traitait également ce thème du traumatisme, et je suis encore loin d’avoir épuisé cet intérêt en moi – bien que je m’attaque aussi par l’écriture à des sujets moins graves !
4. Savina : Une histoire d’amour naîtra entre un professeur fasciné par cette souffrance, et une “suicide girl”. L’amour et la mort, intimement liés selon vous ?
Aymeric : Je n’en ferais pas une règle absolue. J’ai connu des périodes où ma vision de l’amour se révélait étonnamment pessimiste, mais je n’ai plus ce genre de conception. Choisir la mort, il me semble que cela corresponde précisément à un manque d’amour, à l’absence d’espoir. Vous me direz que « Suicide Girls » présente justement l’histoire d’un amour qui s’épanouit sur fond de pulsions noires. Mais il le fait aussi en dépit d’elles : il fleurira sur ces pulsions tout en permettant de s’en dégager.
Disons que l’amour et la mort peuvent être se lier de manière intime, mais qu’ils restent distincts, et que l’un peut prendre le pas sur l’autre – sans vouloir céder au refrain gnan-gnan de « l’amour plus fort que la mort ».
5. Savina : Plonger dans les zones d’ombres de l’être, est-ce finalement découvrir l’humanité et la lumière qui en découle ?
Aymeric : Je ne sais pas si c’est découvrir l’humanité, en tout cas c’est découvrir ce qu’elle a peut-être de plus intense. Disons que c’est la découvrir sous un angle différent. Je ne pense pas que nous ayons tous au plus profond de nous-mêmes des « fantasmes noirs » (rêves de destruction, d’autodestruction…) ; chez beaucoup d’entre nous, ceux-ci restent inconscients et je suis à peu près sûr qu’il existe à cet égard des différences de nature – certains être naissent plus doux que d’autres. En revanche, je crois beaucoup au rôle des circonstances et au fait que certains événements puissent transformer de fond en comble une personnalité. La haine, le désespoir, la jalousie peuvent entrer dans le cœur d’une personne qui n’avait pas l’air d’y être prédestinée. Ce sont des « zones d’ombre circonstancielles », d’une certaine manière, et parler d’elles c’est effectivement présenter l’humanité d’une façon plus complète, c’est-à-dire qui tient compte des contingences.
Quant à la question de la « lumière », je comprends ce mot sans parvenir à me l’approprier, tout au moins dans ce cas-là. Je parlerais plutôt d’intensité, d’incandescence. Je pense qu’il y a comme des « nœuds » dans les personnalités, des points clés, des enjeux brûlants desquels découleront des existences entières. Le plaisir du romancier, bien sûr, est d’identifier ces points-là pour les éclaircir, les mettre à plat, dévoiler leur richesse et même leurs paradoxes – je suis fasciné par cette question du paradoxe au cœur même des instants fondateurs de nos vies.
6. Savina : “Suicide Girls” met en scène ce tragique fait d’actualité chez les jeunes. Etes-vous touché par l’absence de désir de vivre qui caractérise notre époque ?
Aymeric : Je ne suis pas sûr qu’il y ait un manque de désir plus affirmé aujourd’hui. J’ai souvent l’impression, c’est vrai, que la société française traverse une véritable période de dépression – c’est frappant dès que l’on revient de l’étranger -, mais cela me paraît dépendre davantage d’une zone géographique (en l’occurrence, l’Europe de l’Ouest ? Ou bien seulement la France ?) que d’une époque. Le roman « Suicide Girls », par ailleurs, ne me paraît pas lié à une actualité précise… Il se fait l’écho d’un certain mal-être, mais ce genre de souffrance a sans doute toujours existé. Les violences qu’il décrit ne sont pas l’apanage non plus de notre époque – même si nous sommes plus sensibles, aujourd’hui, à la présence de la violence parmi nous, et que certaines formes de violence apparaissent ou s’accentuent. Je trouve globalement que nous vivons une époque plus dure qu’il y a, mettons, trente ans, traversée par des peurs en plus grand nombre – du moins, c’est ainsi que les gens le ressentent. Autant de thèmes qui m’inspirent pour l’écriture d’autres textes.
7. Savina : Après qu’un jeune ait lu votre roman, n’y a-t-il pas de risque qu’il soit tenté d’appartenir un groupe comme “Suicide Girls” ? Ne craignez-vous pas d’enfoncer davantage un lecteur fragile ?
Aymeric : Pas du tout. Tout d’abord parce que le roman se finit sur une note positive. Mais quand bien même il s’achèverait de manière tragique, je suis persuadé que la littérature, et l’art en général, ont une réelle fonction cathartique. Bien sûr, il y aura toujours des cas particuliers, des gens faibles, influençables, qui tireront prétexte d’une œuvre noire. Mais ce sont les exceptions. Je ne connais pas de lecteurs de polars – et encore moins d’auteurs de polars ! – qui deviennent serial killers par la seule magie des mots. Plus généralement, je ne connais personne à qui la lecture ait fait du mal. Elle participe d’un travail d’élucidation sur soi, sur le monde, forcément bénéfiques. A moins que l’on suppose néfaste le phénomène même de la prise de conscience…
A ce propos, il m’arrive souvent d’essuyer des remarques effrayées de gens qui s’étonnent que j’écrive sur un sujet si sombre. Mais la littérature n’est faite que de cela ! Que l’on pense à Shakespeare, à Racine… Les auteurs les plus académiques ne parlent que d’incestes, de viols, de meurtres, de trahisons. A côté de ces monuments, mes petites suicide girls me paraissent bien douces, bien rêveuses…
8. Savina : Que retirez-vous personnellement après avoir écrit ce livre ?
Aymeric : Il y a justement un effet cathartique indéniable. En tant qu’auteur, on accumule une certaine « tension » personnelle autour d’un thème, d’une obsession ; ce texte découle d’une réflexion que je mène depuis des années. C’était un texte qu’il m’était sans doute indispensable d’écrire, et je ne peux qu’être heureux d’avoir poussé à terme le processus d’écriture et de publication.
D’un point de vue plus strictement littéraire, je pense avoir fait de nets progrès par rapport à mon premier roman, « Azima la rouge », dont j’aime moins, maintenant, les phrases courtes et saturées de formules. Mon style s’est épanoui, a pris de l’ampleur. Je pense avoir atteint comme un palier, que j’assume davantage, d’une facture plus classique. Je relirai sans doute ce roman avec moins de déplaisir dans quelques années. J’ai aussi approfondi mon propos, affiné le trait. Pour toutes ces raisons, je suis heureux de pouvoir offrir ce texte au lecteur et partager leurs impressions, tout en m’appuyant dessus pour franchir l’étape littéraire suivante.
9. Savina : Un dernier message pour les lecteurs de ce blog ?
Aymeric : « Que la force de la littérature soit avec vous ! » N’oubliez pas qu’elle a ce pouvoir (elle et ses excellents ambassadeurs, comme le blog que vous avez la chance de lire) d’élucider nos vies et de les tirer vers leurs parts lumineuses. Nous parlions tout à l’heure de lumière, et si la littérature ne peut sans doute pas éteindre tout à fait la douleur, elle peut sûrement la convertir en lumière, oui, en une sorte de force vive d’évidence et de clarté. C’est le miracle des mots que l’on pose sur les choses : ils en annulent la pesanteur.
10. Savina : Merci beaucoup d’avoir répondu sans détour à ces questions et par conséquent, de nous éclairer sur ce thème si délicat.