La littérature sous caféine


mardi 21 avril 2020

Hollywood et le social trash

Pendant plusieurs décennies, Hollywood a poussé toujours plus loin les frontières de ce qui était regardable en termes d’horreur, et cela nous a donné par exemple le « torture porn » d’Eli Roth. Ayant sans doute atteint une limite en la matière, j’ai l’impression qu’Hollywood cherche aujourd’hui de nouveaux terrains de sensationnalisme, et je me demande si nous ne pourrions pas baptiser « social trash » cette nouvelle tendance consistant à mettre en scène le pire du pire en matière de sévices, notamment dans le cadre familial. Cela donne d’ailleurs lieu à des pépites en la matière, comme « Precious » (2009) dont l’héroïne tombe enceinte de son propre père, ou « Joker » (2019) dont le personnage se rend compte qu’il a été violé très jeune par son beau-père.

jeudi 16 avril 2020

Les petits livres assez fous

Je suis amoureux de ces petits livres assez fous que se permettent des auteurs au comble de la reconnaissance. Quoi de plus improbable que « Le Dépeupleur » de Beckett (1970) ou « L’homme assis dans le couloir » de Duras (1980) ? Univers démentiels, hallucinations brèves… C’est un luxe inouï, la liberté totale, que de s’affranchir l’espace de quelques pages de toute logique commerciale et même de toute attente du public – et pourtant d’être lu.

lundi 23 mars 2020

"Quand je vois un SDF blanc, j'ai du mal à le considérer comme un dominant"



Sur le site de L'Express, le 15 mars 2020

Propos recueillis par Thomas Mahler

Photo: Patrice Normand

"Pour l'auteur de "La révolte des Gaulois", la question d'une "communauté blanche", qui heurte notre surmoi républicain, devient inévitable à l'ère du multiculturalisme. En 2013, Aymeric Patricot jetait un pavé dans la mare républicaine avec Les Petits Blancs. Cet agrégé de lettres et diplômé d'HEC osait esquisser le portrait d'une "communauté que l'on ne nomme jamais" : les Blancs qui, dans des sociétés occidentales, prennent de plus en plus conscience de leur couleur de peau. L'auteur, longtemps professeur en banlieue et peu suspect de sympathies pour l'extrême-droite, y décrivait avec sensibilité le malaise d'une France d'en bas en rupture avec une élite, elle, parfaitement à l'aise avec la mondialisation.

Depuis, il y a eu l'élection de Trump et le Brexit, des votes que des chercheurs comme le Canadien Eric Kaufmann de l'université Birkbeck ont analysé comme un "whitelash", ou "retour de bâton blanc". Dans La révolte des Gaulois(Léo Scheer), Aymeric Patricot poursuit son analyse, et s'étonne qu'on n'ait pas assez souligné la dimension culturelle du mouvement des Gilets jaunes, cette révolte des "Gaulois réfractaires" comme les a baptisés Emmanuel Macron. Alors que nous sommes entrés dans une époque obsédée par les identités, la France, où les statistiques ethniques représentent toujours un tabou, se refuse pourtant à considérer cette "communauté blanche" autrement que sous la forme de privilèges. Entretien.

L'Express : Sept ans après Les Petits Blancs, pourquoi revenir sur la question de l'identité blanche?

Aymeric Patricot : Dans Les Petits Blancs, j'esquissais le portrait d'une population que personne ne voyait parce qu'elle n'entrait dans le champ d'aucun radar idéologique : trop blanche pour intéresser la gauche, trop pauvre pour intéresser la droite. Puis le mouvement des Gilets jaunes est survenu, manifestant un retour de l'impensé racial. Tous les analystes ont ramené cette fronde à sa dimension sociale et politique, tout en écartant la dimension culturelle. Or ces Gilets jaunes sont en partie ces petits blancs que personne ne veut voir. On a tendance selon moi à sous-estimer en France cette dimension culturelle. D'autant que le fameux mépris macronien s'adressait à cette frange de la population que je décris dans le livre, qu'il s'agisse des "illettrés" ou des fameux "Gaulois réfractaires", cette parole malheureuse prononcée le 29 août 2018 au Danemark. On a commenté ces mots-là comme une forme de mépris social. Mais on a oublié de souligner que Macron se montrait par ailleurs très séduit par la population issue de la diversité, comparant par exemple la Seine-Saint-Denis à la Californie. De manière implicite, il opposait ainsi une France jugée archaïque, celle des Gaulois, à une France d'avenir décrite comme métissée. Il ne s'agit bien sûr pas de critiquer le métissage, mais il y a ce clivage auquel tout le monde pense sans vraiment se l'avouer.

Selon vous, la question raciale "tape du poing sur la table", et sera inévitable même dans la France républicaine. Pourquoi ?

Quand j'aborde le sujet, j'ai souvent droit à cette objection : pourquoi parler de tout ça? On me dit que les ethnies, les cultures, c'est du passé. Mais je crois que l'inverse est en train de se produire. Quand on regarde les pays multiculturels comme le Brésil, l'Afrique du Sud, le Canada, les Etats-Unis, ces questions sont devenues obsessionnelles. On pouvait penser que le métissage diluerait la question des identités. Or, plus les pays sont divers, plus la question des cultures s'invite sur le devant de la scène. En France, nous sommes en pleine contradiction entre un discours républicain - d'ailleurs très noble - et la réalité multiculturelle de la société française. Il y a d'ailleurs une vraie fracture à gauche entre républicains et "diversitaires", comme on les appelle. Je pense que cette branche républicaine - dans laquelle je me reconnais en partie, et qui a ses variantes de gauche et de droite - est en difficulté et en voie de minorisation. Je pense qu'on va parler de plus en plus des différences ethniques car l'idéal de la diversité diffuse partout dans la société, contredisant au passage certaines valeurs républicaines. Et je ne parle même pas des évolutions démographiques. Au passage, remarquons que certaines personnes affirmant que la couleur de peau n'est pas un sujet sont les premières à porter un regard méprisant sur des populations blanches qu'elles jugent attardées. " Les Gilets jaunes sont la première manifestation d'un 'whitelash' à la française"

Le sujet demeure-t-il tabou en France ?

Il commence à être abordé, mais il suscite encore beaucoup de résistances. A cet égard, L'Archipel français de Jérôme Fourquet a été perçu comme un pavé dans la mare. En recourant à l'étude des prénoms, il propose en fait des statistiques ethniques qui ne disent pas leur nom. Sur ce point-là, il est assez courageux, même s'il ne fait que mettre une caution scientifique sur des constats établis depuis longtemps. Mais ce qui m'a surtout frappé, c'est que dans la deuxième partie du livre, quand il évoque les Gilets jaunes, Fourquet revient à une analyse purement économique. Il n'assume plus la première partie du livre. Je précise bien sûr que je ne suis pas un essentialiste : il ne s'agit pas de revenir à une quelconque généalogie raciale, mais de considérer la race comme un jeu de perceptions et de contre-perceptions. Quoi qu'il en soit, il y a en France un tabou sur les statistiques ethniques. C'est d'une grande hypocrisie, car il existe en entreprise des chartes sur la diversité ethnique et le mot diversité s'est invité dans de nombreux textes législatifs. Quant aux médias, on les veut plus représentatifs des couleurs de peau. Il y a ce double discours permanent. Tout le monde se dit républicain et universaliste, mais il existe en sous-main un véritable marketing communautaire. On voit le clin d'oeil de la France Insoumise aux banlieues, chez LREM aussi. Les Républicains eux s'adressent à une France plus traditionnelle et blanche, sans l'assumer vraiment non plus.

Le politologue canadien Eric Kaufmann assure dans "Whiteshift", qui sera bientôt traduit en France, que l'élection de Trump comme le Brexit s'expliquent d'abord par des angoisses identitaires, avec un "whitelash", ou "retour de bâton blanc". Partagez-vous son analyse ?

Dans le livre, j'utilise effectivement cette expression de "whitelash" que je traduis par "contrecoup blanc". Après avoir mis en avant les minorités depuis plusieurs décennies, on crée forcément chez ceux qui sont "non-divers" le sentiment d'appartenir à un nouveau groupe. Le fait que se développent des sociétés multiculturelles provoque une prise de conscience raciale, dans un premier temps chez les minorités, dans un second temps dans les groupes considérés comme majoritaires. Il y a ainsi une nouvelle "blanchité" qui est une réaction. Et je pense qu'on n'en est qu'au début de cette prise de conscience. Pour moi, les Gilets jaunes sont la première manifestation d'un "whitelash" à la française. Personnellement, avant l'âge de trente ans, je n'avais jamais réfléchi à ma couleur de peau. Mais quand je me suis retrouvé en tant que prof en banlieue face à une forte majorité d'élèves noirs, j'ai pris conscience d'être blanc. Le même phénomène est en train se jouer dans la société française. Je précise que ma thèse représente une sorte de cauchemar pour certaines franges de l'extrême droite, puisqu'il existe chez elles un désir que la France garde une colonne vertébrale blanche. Je pense comme Eric Kaufmann que les blancs vont, au cours de ce siècle, progressivement prendre conscience qu'ils ne sont plus seuls en France, et qu'ils sont même une majorité en voie de minorisation, condamnés à renoncer à leur statut de "communauté de référence".

Vous évoquez dans le livre des jalousies vis-vis de populations immigrées jugées favorisées par l'Etat providence...

Beaucoup d'articles ont expliqué que les Gilets jaunes n'étaient pas obsédés par l'immigration. Mais quand on épluche la presse régionale, on voit fréquemment exprimée chez eux l'idée que l'Etat français s'occupe plus des banlieues que des campagnes. Il y a une concurrence implicite sous-estimée dans beaucoup d'études. Prenez le dédoublement des classes de CP et CE1 décidée dans le réseau REP+ en 2017, puis REP l'année suivante. En tant qu'enseignant, je trouve que c'est une excellente mesure. Mais cette mesure a tout de suite été interprétée comme une volonté d'aider une nouvelle fois les populations de banlieue. Pourquoi tel village éloigné des centres universitaires comme des bassins d'emploi ne serait-il pas considéré, lui-aussi, comme prioritaire ? Pourquoi ne serait-il pas visé par des mesures qui lui seraient spécifiques ? Mon propos n'est pas d'affirmer que campagnes et banlieues s'opposent, mais qu'elles ont, à leurs yeux, un adversaire commun qui est l'Etat centralisé qu'elles jugent méprisant, et dont elles essaient d'obtenir une reconnaissance. Un des personnages centraux du livre, c'est cette femme, Pauline, vivant en Champagne, mais qui se sent intimidée en allant à Paris. Elle m'a confié qu'elle sentait cela comme une trahison : Paris accueille à bras ouverts des jeunes gens qu'on présente pourtant comme discriminés. Elle m'a aussi fait part de la différence entre blancs parisiens et blancs de province. A Paris, les blancs lui semblent intégrés dans la diversité, alors que Pauline perçoit sa propre blancheur comme le stigmate d'un retard et même une forme de ringardise. L'opposition entre Paris, à la mode, et la province, à la traîne, existe depuis des siècles, mais il me semble que cette opposition s'est aujourd'hui aussi racialisée.

Que faudrait-il faire politiquement à destination de cette population ?

Ce n'est sans doute pas un hasard si le gouvernement a en 2019 pris une série de mesures en faveur des zones rurales. On peut croire en la diversité et au métissage. Mais il ne faut pas que cela s'accompagne d'un mépris pour une partie de la population qu'on jugerait archaïque. Si l'on veut la diversité, il faut que tout le monde ait voix au chapitre. On ne peut pas défendre la diversité sans reconnaître aux blancs une existence particulière, sinon le mot même de diversité perdrait son sens.

Que pensez-vous du concept de "privilège blanc"?

Je suis évidemment d'accord pour dire qu'il faut lutter contre toutes les discriminations. J'ai été prof en banlieue pendant dix ans, je suis sensibilisé à ces questions-là. Mais l'expression me paraît excessive, en tout cas pas généralisable. S'il existe un "privilège blanc", il est surtout le propre de bourgeois qui jouissent de certains avantages parce qu'ils ne sont discriminés ni socialement ni racialement. Mais quand je vois un SDF blanc, j'ai du mal à le considérer comme un "dominant". Sans doute ne subit-il pas de discrimination raciale proprement dite, mais son soi-disant privilège blanc se dilue d'une certaine façon dans la catastrophe de sa situation personnelle. Par ailleurs, la crise des Gilets jaunes me semble montrer que la couleur de peau blanche peut devenir à son tour un stigmate. Le mépris qu'ils ont ressenti de la part du pouvoir central pouvait s'interpréter comme une forme de mépris racial, par sa profondeur et par les clichés dont il était l'occasion.

Enfin, quand on parle du "privilège blanc", on estime surtout qu'il s'agit de la chance de ne pas avoir constamment à se poser la question de la couleur de peau, ce qui peut se concevoir. Cependant ce privilège est en voie de régression - c'est en partie le thème de mes deux livres. Difficile aujourd'hui pour qui que ce soit en France de faire abstraction de ces questions-là.

"On ne pourra pas éviter ce passage identitaire, le mouvement de fond mondial est trop puissant"

Selon vous, il y a deux écueils : soit entretenir un discours de fierté de son appartenance ethnique - il est ridicule de se targuer d'un héritage dont en n'est en rien responsable -, soit avoir un discours culpabilisateur, telle l'actrice Rosanna Arquette se disant "dégoûtée" d'être "née blanche et privilégiée"...

Je distingue trois grands types de discours sur la question. Il y a le discours de fierté blanche, posture raciale d'ailleurs exclue du champ médiatique. Il y a un discours accusateur que l'on voit chez une partie de la gauche et chez les indigénistes. Et puis il y a la posture républicaine (de gauche ou de droite) qui est celle de l'évacuation de la question ethnique. Je pense qu'il faut être capable, à mi-chemin de ces trois discours, de parler des ethnies, des cultures, des regards croisés entre communautés de manière neutre et apaisée. Il faut reconnaître qu'il y a des situations où l'on peut se sentir blanc, sans essentialiser pour autant une posture blanche, ce que je définis dans le livre comme une posture authentique.

Qu'avez-vous pensé du discours aux Césars de l'actrice Aïssa Maïga, qui a recensé les noirs dans l'assistance ?

Ce genre de posture heurte notre sens de la méritocratie républicaine puisqu'on est censé recruter les gens en fonction de leur talent, non pas de leur couleur de peau. Mais ce qu'elle a dit correspond à une tendance forte. Je ne suis pas pour les quotas, mais il y a désormais un consensus sur le fait qu'il faut des couleurs de peau et des visages plus variés dans toutes les sphères de la représentation. C'est ce qui me distingue d'un certain républicanisme de gauche : je pense qu'on ne pourra pas éviter ce passage identitaire, le mouvement de fond mondial est trop puissant. Les paroles d'Aïssa Maïga étaient un peu caricaturales et brutales. Malgré tout, elles correspondent à leur époque. Mais l'universalisme, qui consiste à dépasser les notions de différences ethniques, ne reste-t-il pas le meilleur antidote face aux crispations identitaires ?

Nous sommes nombreux à rêver que ces questions soient enfin dépassées. Mais les thématiques identitaires sont en train de s'imposer. Il faudra sans doute plusieurs décennies pour que les questions ethniques se dissolvent, si elles se dissolvent un jour. Par contre, je suis agacé par le fait que tout le monde n'ait pas le même droit à s'identifier à des groupes ethniques ou culturels. Je réclame aussi le droit de pouvoir parler librement de ces sujets. Nous sommes entrés dans un nouvel âge de la diversité. On ne pourra pas le dépasser en le mettant sous un couvercle. Les blancs sont aujourd'hui pris dans ce paradoxe qui veut qu'ils soient porteurs à la fois de valeurs universelles (dont on conteste parfois les méfaits) et d'une culture particulière, décrite également comme oppressive. Quand Barack Obama s'est fait élire, il a eu l'intelligence de dire que les ouvriers blancs souffraient. Il a tenu compte des identités (comme Trump) mais en les incluant dans un projet commun (ce qui a manqué à Clinton). Quoi qu'il en soit, les Américains savent tenir compte du fait que les gens ont des ressentis différents. Macron, dans la première partie de son quinquennat, n'a pas compris qu'il blessait une partie des blancs en situation de malaise. Si Sarkozy s'est mis à dos la France des banlieues avec son Karcher, Macron s'est attaqué à la majorité du peuple français ! Les Gilets jaunes ont été dans la protestation d'existence. Au-delà des revendications légitimes sur le pouvoir d'achat ou la présence des services publics, ce qu'ils voulaient, c'est moins telle ou telle réforme - d'où les contradictions parfois pointées de leurs revendications - que la reconnaissance de leur dignité. Il manque d'ailleurs un mot pour désigner ces Français qui n'ont pas d'origine identifiée autre que française depuis plusieurs décennies. L'expression "Français de souche" reste contestée, pour des raisons valables. Je propose dans ce livre "franco-français", ou Gaulois. Sans volonté polémique, il faut bien des mots pour décrire une réalité. En banlieue, quand j'étais prof, tout le monde parlait des origines sans que cela ne pose problème. Et d'ailleurs, les adolescents utilisaient bel et bien le terme de "gaulois"."

lundi 16 mars 2020

"Les Gilets jaunes sont blancs, mais ils ne le savent pas encore !" (La Révolte des Gaulois chez Bercoff, Sud Radio)

mercredi 11 mars 2020

"Les Gaulois" dans le Figaro Magazine (6 mars 2020), interviewés par Alexandre Devecchio

Cet article a beaucoup fait rire mon fils de sept ans





jeudi 5 mars 2020

"Un ton juste et mesuré" sur un "sujet explosif" (Jérôme Dupuis dans L'Express du 5.03.20 à propos de La Révolte des Gaulois)

mardi 25 février 2020

"La révolte des Gaulois" est-il républicain ?



Avec son autorisation, je publie ici la réaction de Denis Maillard à « La révolte des Gaulois ». Auteur d’« Une colère française » (Editions de l’Observatoire, 2019) et proche du Think Tank L’Aurore, ce dernier se réclame d’une « Gauche républicaine » dont il est intéressant de connaître le point de vue – point de vue que je partage, mais avec quelques bémols (qui sont des inquiétudes et même une forme de fatalisme, j’y reviendrai).

Il y sera brièvement question de Houria Bouteldja, de Nicolas Mathieu, de Jérôme Fourquet, de Christophe Guilluy et de Laurent Bouvet.

« Cher Aymeric,

Je viens de terminer ton livre qui m'a beaucoup enthousiasmé mais, je dois l'avouer, un peu gêné aussi sans que je ne sache si cette gêne était due au sujet que tu manies ou à ma difficulté à accepter de me confronter avec lui. Ta critique du livre de Jérôme Fourquet, par exemple, m'a pris à revers tant il me paraissait évident que celui-ci osait enfin se confronter avec des questions que personne n'aborde vraiment. Las ! tu montres qu'il omet la question principale : la question blanche !... Et sur ce point, tu le sais, tu manies de la nitroglycérine. Non sans embardée parfois, comme cette pseudo discussion du livre de Bouteldja. Sur ce point je ne sais si tu es héroïque ou inconscient (1). Son concept de "blanchité" n'a malheureusement (ou heureusement) que peu à voir avec le tien qui me semble à la fois plus sérieux, moins raciste et de ce fait plus exposé à la critique ou à la récupération politique.

Tu pars d'une question essentielle et que tu es le seul, je crois, à poser en ces termes : la célébration des minorités dites "visibles" génère nécessairement la mise en visibilité d'un groupe opposé contre lequel ces minorités sont construites : les Français de souche (à ce propos, l'Ined utilise bien le terme dans ses études pour qualifier les habitants qui ont quatre grands parents nés en France : mon cas, le tien et celui de pas mal de mes connaissances...), la population majoritaire ou, comme tu le proposes, les Blancs (puis les Gaulois, j'y reviendrai). C'est avec ce terme-concept sur lequel tu avais déjà réfléchi dans Petits blancs que tu te sais attendu au tournant. C'est pourquoi tu hésites à le racialiser, alternant l'explication sociale qu'on trouvait déjà dans Petits blancs (et que l'on trouve aussi chez Guilluy), l'explication culturelle (que tu vas, la plupart du temps, chercher aux USA sauf à citer Johnny) et l'explication ethnique. Et il faut attendre les derniers chapitres du livre pour que tu mettes un peu d'ordre dans tout cela. Avec bonheur d'ailleurs, c'est le grand intérêt de ton livre.

Pour le dire d'un mot : autant je ne suis pas convaincu par le concept de "blanc" - je ne vois pas bien ce qu'il recouvre au final -, autant le concept de Gaulois me parle assez clairement. Et me paraît pouvoir venir éclairer certains pans de la réalité, notamment en matière d'analyse des Gilets jaunes : ceux-ci ne sont pas des blancs comme tu le dis au départ, ils sont en revanche des Gaulois comme tu le proposes à la fin. Ce terme de Gaulois me parle dans ses deux dimensions : D'une part dans sa capacité descriptive de la réalité d'un peuple qui se sait avoir été ce qu'il dit être mais qui sait également ne plus ressembler tout à fait à l'image qu'il se fait de lui-même. C'est mon expérience, celui de mon enfance, celui de ma famille du côté de Lyon. Mais c'est mon expérience d'avant... D'avant ma vie parisienne justement. Mais une expérience qui me permet de reconnaître dans le soulèvement des Gilets jaunes quelque chose de mon histoire, de mon statut social d'avant. Capacité descriptive donc mais capacité politique aussi de ce concept, c'est son intérêt : qui sont les Gaulois ? Un groupe culturel majoritaire que la réalité multiculturelle ne permet plus de nommer "Français" mais qui indique pourtant le nord de la boussole identitaire.

Comme je ne suis pas un identitaire, je ferai une proposition et deux critiques :

- La proposition : Gaulois ou plus précisément le "devenir-Gaulois" c'est le destin de tous les groupes minoritaires qui s'extraient de leurs difficultés sociales et quittent la banlieue (C'est ce que montre le livre de Fourquet : l'intégration à la France marche tant bien que mal...). Évidemment qu'il y avait des Noirs et des Arabes parmi les Gilets jaunes ! Mais la plupart se fondaient dans les Gaulois... Tout bien considéré, ces notions raciales ne tiennent pas tellement quand on décide de ne pas regarder la réalité à travers elles (c'est la belle leçon que tu tires du roman "Leurs enfants après eux"). D'où ma réticence à discuter avec Bouteldja (Gilles Clavreul l'a fait ; je ne savais pas que tu t'étais prêté au jeu toi aussi).

A partir de là, mes critiques :

- la première est d'ordre esthétique : Tu parles au début du chapitre 7 des Beurs, des Black, des Juifs, des Asiatiques, des Blancs etc. Mais ces catégories ne sont pas des catégories politiques, à peine des catégories sociologiques. Elles sont en revanche des catégories marketing qui peinent à se montrer comme telles et - tu l'auras forcément remarqué - essentiellement des catégories humoristiques... Plus un humoriste qui ne parlent en dehors de ces catégories-là ; c'est d'ailleurs particulièrement pénible et peu drôle. Mais ce sont donc des catégories du sens commun, me rétorqueras-tu... Sans doute. Mais c'est pour cela que je me demande si toute ta description de la réalité n'est pas en fait plus "littéraire" que politique ou sociologique. Tu manies des sensations et des émotions, des nostalgies et des aspirations que le langage des sciences humaines peine à rendre au mieux et que la politique force à entrer dans des cases idéologiques (je vois déjà l'utilisation que Zemmour ou le RN peuvent faire de ton livre). Tu vas d'ailleurs chercher souvent dans la littérature (je pense par exemple à Nicolas Matthieu et à d'autres auteurs surtout américains) des exemples et des suggestions. J'ose une hypothèse : soucieux de l'odeur de souffre de ton sujet, tu as voulu le traiter de la manière la plus neutre possible alors que l'essai littéraire à l'américaine (ou comme Marc Weitzmann dans "Un temps pour haïr") aurait été plus adapté. Tes personnages de gilets jaunes devraient être centraux et ne sont malheureusement que prétexte... (Reçois, je te prie, cette critique pour ce qu'elle est : à la fois une hypothèse, une invitation pour un style que j'aperçois sous ta plume et un hommage au livre que j'ai lu).

- Ma seconde critique est plus classique : si le concept de Gaulois est parfaitement opérant mais surtout littéraire, il peine à être politique. Sauf à célébrer un monde et - symétriquement - à en occulter un autre. Le monde que tu prends le risque de célébrer (même si tu t'en défends), c'est celui de Ch. Taylor : les Gaulois sont d'abord ce groupe supposé majoritaire auprès duquel les minorités peuvent demander reconnaissance et réparation. Mais il est aussi ce groupe en voie de disparition (culturelle) qui, de ce fait, demande lui aussi reconnaissance. Tu ne le dis pas aussi explicitement en parlant des gilets jaunes mais c'est contenu dans ta comparaison entre révolte des ronds-points et révolte des banlieues : ce n'est qu'à la condition de se sentir minoritaires que les Gaulois pourront demander leur reconnaissance à la table des souffrances et verront leur révolte acceptée comme telle. Mais malheureusement pour eux, se révolter, c'est aussi se rendre visibles et être pris pour cible par d'autres - les minorités - qui n'existent que de se défier des supposés Gaulois majoritaires... Pauvres Gaulois qui n'existent finalement que d'être rejetés...

C'est pourquoi s'enfermer avec ces Gaulois, c'est aussi fermer la porte à un autre monde : celui du commun républicain. C'est le grand absent de ton livre même si l'on sent par plusieurs remarques que c'est ton fond culturel : certes, tu te découvres gaulois mais au fond - tu peux l'avouer -, tu es un bon républicain laïque qui pense que l'universalité de l'action de l’État permet de régler bien des problèmes identitaires... Je ne me moque pas puisque je suis un militant de ce commun républicain. Et, en militant de ce monde-là, je crois que les Gaulois représentent bien la culture majoritaire et l'horizon de l'intégration à la française.

Mais pour en arriver là, il faut poser quelques bases qui ne sont pas dans ton livre ou, du moins, pas toutes :
1/ la première exigence est de décrire précisément le moment dans lequel nous sommes et que mon ami Laurent Bouvet appelle "l'âge identitaire" : ce moment historique de dérive de l'idéologie libérale où toutes les réalités ne sont plus envisagées que sous l'angle de l'identité. Je pense que tu seras sensible à cette analyse puisque, en parlant des Beurs, par exemple, tu remarques (à la fin du livre) que cette catégorie ne sert plus tellement. Comme quoi il est possible de sortir de ces catégories ! Elles ne reflètent pas la réalité, mais juste l'idéologie du moment.

2/ Ma conviction est qu'il est donc possible de faire machine arrière ou du moins de dompter l'âge identitaire. En proposant précisément un commun national (ou républicain, s'agissant de la France) qui ne laisse pas à l'extrême droite le monopole du Gaulois. Et je crains qu'il ne s'agisse - malheureusement pour ton livre - de ne pas utiliser un tel vocabulaire en politique. De toute façon, tu laisses entendre à un moment, que ce groupe de Gaulois est forcément minoritaire.

3/ Il faut par conséquent se livrer à une critique, que tu instruis à plusieurs reprises dans ton livre : celle de l'idéologie différentialiste ou identitaire ou encore multiculturaliste. Si la France est de fait multiculturelle, elle ne peut pas l'être en droit. Il faut en finir avec cette alliance sociale et politique des bobos et des immigrés dont tu parles, cette "préférence immigré" de la gauche et de la droite urbaines. C'est, je crois, l'une des leçons intéressantes de la crise des Gilets jaunes : un autre monde existe, majoritaire culturellement et socialement. On verra qui dans l'élection présidentielle qui s'approche s'emparera du thème. Au fil du livre, ton concept de Gaulois évolue donc : d'une acception raciale puis sociale, il devient petit à petit culturel. Cela me va bien. Et c'est le grand apport de ton livre à l'analyse des Gilets jaunes : à côté des descriptions sociales et politiques, il en est une autre, plus culturelle, que tu es le seul à avoir saisie.

Un dernier mot sur un aspect de ton propos sur lequel je trouve que tu prends des pincettes un peu inutilement : l'antisémitisme supposé des gilets jaunes. Sur ce point je suis totalement d'accord avec toi. Mais je serais plus prompt : les gilets jaunes n'étaient pas antisémites pour la bonne raison que si on accepte la catégorie de Gaulois, ceux-ci ne connaissent pas ou très peu les Juifs. La France profonde contrairement à ce que l'on dit souvent n'est pas antisémite : des juifs ils n'en côtoient pas !... Ce qui, paradoxalement, les rend à la fois indifférents à la question mais aussi poreux aux théories du complot qui vont leur désigner les Juifs comme responsables de leurs malheurs. C'est aussi pourquoi, lorsqu'on parle des Gilets jaunes, est-il nécessaire de dater le propos : pour moi, les gilets jaunes sont ceux qui se sont révoltés essentiellement entre le 17 novembre 2018 et la fin de l'année 2018. Au-delà, le mouvement a muté et a été envahi par d'autres forces : ce qui fait qu'un type portant un gilet jaunes jaune peut insulter Alain Finkielkraut en janvier et lui demander de retourner en Israël... Je m’arrête là, j'ai déjà été trop long. Mais ton invitation à un dialogue sous une forme ou une autre a déjà trouvé ici une première illustration. »

(1) (ndr : dans le sens où, de manière imprudente, j’offrirais un marchepied aux Indigènes de la République)

samedi 22 février 2020

"La Révolte des Gaulois", le 4 mars chez Léo Scheer



Présentation du livre :

"Et si la crise des Gilets jaunes était aussi la révolte de ces fameux « Gaulois réfractaires » dont parlait Emmanuel Macron ? L’indignation d’ordre social recouperait un besoin de reconnaissance culturelle de la part de ceux qui se considèrent comme des « Blancs de province ». Et l’on assisterait ainsi à l’équivalent français de ce qu’on appelle aux États-Unis le whitelash, c’est-à-dire un mouvement de protestation des Blancs contre la place accordée aux minorités.

Mobilisant le récit et l’analyse, ce livre poursuit une réflexion débutée dans Les Petits Blancs (Plein jour 2013, Points Seuil 2015). Pourquoi ces Gaulois, c’est-à-dire ces « Blancs de la France profonde », s’estiment-ils stigmatisés ? Pourquoi pensent-ils ne pas avoir voix au chapitre dans le débat sur les cultures minoritaires au sein des démocraties modernes ? Ne représentent-ils pas décidément une communauté impossible, désignée comme coupable alors qu’on lui répète qu’elle n’existe pas, tenue pour majoritaire alors qu’elle se vit comme reléguée ? Il semblerait pourtant qu’ils aspirent à participer pleinement à cette société des cultures en archipel et de la créolisation chère à Edouard Glissant."