La littérature sous caféine


vendredi 8 juin 2007

La Tambouille (Proust / Vizinczey)



Si mes souvenirs sont bons, Marcel Proust détestait qu’on compare la littérature (et tout autre art) à la cuisine, considérant qu’un bon plat résultait de l’application d’une recette, alors que l’Art répondait à des déterminations plus subtiles…

Et pourtant c’est à une véritable tambouille que j’ai l’impression de me livrer depuis quelques jours en retravaillant un manuscrit, mettant sur le feu les mêmes pages depuis des semaines, relisant et réduisant, ôtant un peu de ceci, mettant un peu de cela, diluant tel passage ou corsant tel autre… Je passe d’une première version froide et tendue à une autre plus lyrique, pleine de colère et d’énergie… Pleine de douceur, aussi, je viens de le décider aujourd’hui, parce qu’il faut bien que les personnages soient humains…

Douceur que l’on sent d'ailleurs chez le narrateur d’ Eloge des Femmes mûres (Stephen Vizinczey, Folio), ce très beau best seller mondial mettant en scène les amours d’un jeune homme malicieux, toujours à l’affût des beautés secrètes :

« J’aurais peut-être réussi à la faire céder si j’avais continué à la harceler quand elle sortait de la douche dans les divers quartiers d’officiers qu’elle fréquentait. Mais, curieusement, je n’essayai même pas. Son geste impulsif pour m’arracher à mon supplice sur le lit du lieutenant me découragea de vouloir prendre les femmes au dépourvu. Je me sentais comme un voleur entré dans une maison par effraction et qui, surpris par le propriétaire, se fait simplement renvoyer avec un cadeau. » p 41)

jeudi 7 juin 2007

Les Illisibles Chics (Joyce, Pynchon, Vollmann...)



Dernier cours à Sciences-Po. Pour finir en beauté j’ai chargé mon sac de quelques-uns des plus gros pavés de la littérature anglo-saxonne, comme l’Ulysse de Joyce que j’ai présenté comme le summum de l’illisible chic, et dont nous avons lu ce type de paragraphe, savamment obscur, délicieusement impénétrable :

« Inéluctacle modalité du visible : tout au moins cela, sinon plus, qui est pensé à travers mes yeux. Signatures de tout ce que je suis appelé à lire ici, frais et varech qu’apporte la vague, la marée qui monte, ce soulier rouilleux. Vert-pituite, bleu-argent, rouille : signes colorés. Limites du diaphane. Mais il ajoute : dans le corps. Donc il les connaissait corps avant de les connaître colorés. Comment ? En cognant sa caboche contre, parbleu. Doucement il était chauve et millionnaire, maestro di color che sanno. Limite du diaphane dans. Pourquoi dans ? Diaphane, adiaphane. Si on peut passer ses cinq doigts à travers, c’est une grille, sinon, une porte. Fermons les yeux pour voir. »

Une élève s’indignant : « A quoi sert d’écrire des livres qui ne seront pas lus ? », j’ai répondu qu’Ulysse n’était encore rien par rapport à Finnegans Wake, du même Joyce, et qu’il était même certainement plus apprécié que le pavé suivant de notre cours, le sublimement illisible Arc-en-ciel de la Gravité de Thomas Pynchon (dont j’avais d’ailleurs dévoré, pour le coup, le brillant V.). D'autres pavés circulaient dans les mains des étudiants, comme la magnifique Famille Royale de William Vollmann (et j’écris magnifique en pensant surtout à la couverture...).

J’ai conclu le cours en distribuant des copies, bien embarrassé de les avoir si peu annotées, n’ayant guère inscrit le plus souvent que « Très bon travail, 17/20 », déstabilisé par le niveau général des copies…

De même j’aurai eu globalement beaucoup plus de mal à retenir les prénoms des étudiants de Sciences-Po, car je n'aurai eu que très rarement besoin de les reprendre pour leurs bavardages...

mardi 5 juin 2007

Premier pas vers la satire...

Week-end sur la plage havraise et je guette les répliques qui pourraient donner lieu, sous la plume de Jonathan Coe, à quelque page de franche satire :

Une mamie, à son caniche hurlant contre un chien qui vient en sens inverse :
« Tu dis bonjour, et tu te tais ! »

Une ostéopathe, à une cliente un peu surprise :
« Il faut que je vous dise, Madame. Vous êtes complètement coincée du cuir chevelu… »

lundi 4 juin 2007

L'humour et le charme (Jonathan Coe : Le Cercle Fermé)



Je n’ai toujours écrit que des romans dramatiques (je fais référence aux dizaines de manuscrits qui encombrent mes tiroirs...) et celui que je travaille en ce moment l’est toujours autant – il me semble que le traumatisme soit un de mes thèmes fétiches…

A l’âge de dix ans j’ai bien tenté le coup du roman comique, mais je crois me souvenir qu’il n’avait fait rire personne.

Pourtant je savoure autant les petits bijoux de drôlerie que le chefs d’œuvres sombres, et je me dis que le prochain opus dans lequel je me lancerai (probablement cet été) contiendra, non sans doute encore du comique proprement dit, mais une bonne dose de charme, ce qui pourrait être une première étape vers plus de légèreté.

Ce genre de réflexion me vient en lisant par exemple certaines pages savoureuses du dernier Jonathan Coe, Le Cercle Fermé (Folio, 2007), (intrigues sentimentalo-politiques sur fond d'épopée blairiste) comme cette description d’un parc, le dimanche, où les pères de famille semblent quelque peu démunis :

« Il y avait beaucoup de pères ce matin-là dans le square, et beaucoup d’enfants qui réclamaient leur attention sans l’obtenir. A cet égard, Coriander, malgré l’absence de ses parents, n’était pas la plus mal lotie. La plupart des nounous, apparemment, avaient leur dimanche libre, et les pères pouvaient ainsi profiter de leurs enfants au parc tandis que les mères restaient à la maison pour faire ce qu’elles ne pouvaient faire le reste de la semaine pendant que les nounous s’occupaient de leurs enfants. Ce qui signifiait en pratique que les enfants étaient livrés à eux-mêmes, délaissés et confus, tandis que les pères, chargés non seulement de journaux mais de pintes de café Starbucks ou Coffee Republic, tentaient de faire sur un banc ce qu’ils auraient fait à la maison s’ils en avaient eu la possibilité. » (p112)

Admirez au passage le changement de coiffure :

mercredi 30 mai 2007

"C'est pas la vie..."



J’entends une femme à la table d’à côté, dans un café, murmurer à son amie au téléphone : « C’est pas la vie… C’est pas la vie… » Mon père avait l’habitude de nous répéter cette phrase lorsqu'il nous trouvait devant un film trop violent, sous-entendant peut-être que l’essentiel était ailleurs et qu’il fallait cultiver avant tout la tendresse et l’affection.

Plusieurs années plus tard, je me consacre paradoxalement à ce qu’il désignait comme « n’étant pas la vie… » (tout au moins, cet autre de la vie m’intéresse fortement).

Comment l’interpréter ? Pourquoi ce plaisir à lire infiniment, et à écrire, sur ce qui pose problème ?

Et j’en reviens toujours à Freud – avec mes propres mots : l’Art met en scène la douleur pour s’en guérir, et laisse affleurer en lui la pulsion de mort pour mieux la dompter… La fiction constituerait un réseau infiniment renouvelé de métaphores pour la sublimation de toutes nos douleurs et nos contradictions.

Affreuses banalités, n’est-ce pas ? Mais en littérature je persiste à croire qu’au fond tout est le plus souvent dramatiquement simple…

(Photo : La bien nommée Etoile de la Mort dans Star Wars...)

mardi 29 mai 2007

La vie des Boss



En fin d’année scolaire j’organise souvent des débats.

Petit aperçu :

Dans un débat sur le thème : « La guerre des sexes en 2007 » :
Intervention très énergique et spontanée d’un élève pour ouvrir la discussion (il n’y a ce jour-là que des garçons dans le groupe) :
« Ouah nous c’est clair, il nous faut des salopes et des non-salopes ! »

Dans un débat sur la peine de mort :
« Alors, Karima, tu es l’une des très rares de la classe à te prononcer contre la peine de mort : peux-tu nous donner tes raisons ? »
« Bah c’est simple, moi si je suis contre la peine de mort, c’est que je trouve que c’est leur faire un cadeau aux criminels la peine de mort, ça suffit vraiment pas de les tuer comme ça ! »

Pour illustrer le premier débat, quelle meilleur chanson que le chef d’œuvre de cynisme et de mélancolie qu’est le dernier titre de Snoop, Boss’s Life (sur un sample de Busta Ryhmes, et illustré par ce clip plutôt laid et plutôt malsain), le narrateur (peut-on parler de narrateur dans le texte d’une chanson ?) affirmant que « Certains mentent sur les trucs qu’ils ont dans leur vie /(…) / Mais pas moi, pas moi, pas moi… / Car j’ai la vie d’un boss » (On comprend ce que veut dire « la vie d’un boss » pour les rappeurs de la Côte Ouest…) (Rappelons au passage que dans cette version Akon a été remplacé par Nate Dogg, et que c'est une calamité...)

lundi 28 mai 2007

Les Cygnes Noirs de nos dimanches pluvieux (Yorke / Zorn)



Week-end pluvieux, quoi de meilleur pour approfondir son blues que d’écouter en boucle le merveilleux titre de Tom Yorke, Black Swan, sur son dernier album solo – riffs légers de guitare pour mélodie sombre – et de ressasser l’excellente première page de cet étincelant bijou qu’est Mars, de Fritz Zorn (ça ne s’invente pas) (Folio 2006), histoire d’essayer de faire aussi bien pour les premières lignes du prochain opus – un opus solennel et grave, autant que faire se peut…

« Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. Je descends d’une des meilleures familles de la rive droite du lac de Zurich, qu’on appelle aussi la Rive dorée. J’ai eu une éducation bourgeoise et j’ai été sage toute ma vie. Ma famille est passablement dégénérée, c’est pourquoi j’ai sans doute une lourde hérédité et je suis abîmé par mon milieu. Naturellement j’ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l’on en juge d’après ce que je viens de dire. Cela dit, la question du cancer se présente d’une double manière : d’une part c’est une maladie du corps, dont il est bien probable que je mourra prochainement, mais peut-être aussi puis-je la vaincre et survivre ; d’autre part, c’est une maladie de l’âme, dont je ne puis dire qu’une chose : c’est une chance qu’elle se soit enfin déclarée. Je veux dire par là qu’avec ce que j’ai reçu de ma famille au cours de ma peu réjouissante existence, la chose la plus intelligente que j’aie jamais faite, c’est d’attraper le cancer. » (Mars, Fritz Zorn)

jeudi 24 mai 2007

Banks / Ballard / Bernhard (Remix)



Retravaillant un manuscrit pour Flammarion, et cherchant à gommer le côté heurté du style qui pouvait faire mouche dans Azima, mais qui peut lasser dans un roman de 300 pages (surtout lorsqu’un seul personnage prend la parole), je me replonge dans trois types d’écritures dont je pourrais m’inspirer :

- L’écriture puissamment sereine (quoi qu’un peu longuette parfois) de l’excellent bouquin de Russel Banks, Affliction (Babel, Actes Sud) adapté dans le superbe film éponyme de Paul Schrader (photo ci-dessus), avec Nick Nolte notamment.

« Il n’y avait pas de problème, à l’époque, aucun, ou du moins c’était ce qu’il semblait. Et Wade, revoyant les choses à vingt ans de distance puis observant ce jeune couple devant lui, était encore d’avis qu’il n’y avait alors pas de problème. Ç’avait été une époque magnifique, pensait-il, absolument magnifique. Après cette période les choses avaient soudain commencé à tourner mal. » (p46)

- L’écriture ciselée, brillamment classique, et pourtant terriblement horrifique de JC Ballard, par exemple dans son chef d’œuvre de sadisme urbain Crash (adapté au cinéma par Cronenberg, et récemment sorti en Folio) :

« Rondeur des cuisses d’Helen contre mes hanches, son poing gauche frappant mon épaule, sa bouche happant la mienne, moiteur de l’anus que vrillait mon annulaire – tout cela répondait point par point au catalogue d’une technologie complaisante : courbes du tableau de bord coulé dans un moule, carapace saillante de la colonne de direction, extravagante poignée de pistolet du frein à main. Je palpais le vinyle chaud du siège, puis le périnée moite d’Helen. Sa main serrait mon testicule droit. Les plastiques laminés qui m’entouraient avaient une couleur d’anthracite mouillé, pareille à celle du rideau de poils pubiens entrouvert à l’entrée de sa vulve. L’habitacle nous enserrait comme une machine chargée d’engendrer à partir de notre coït un homoncule fait de sperme, de sang et de lubrifiant. » (p81, Editions Denoël)

- Le souffle noir et chirurgical de l’auteur autrichien Thomas Bernhard, à l’œuvre par exemple dans ce long monologue plein de fiel, Oui (Folio) :

« … j’avais justement fait irruption chez Moritz – qui était sans doute à ce moment-là l’être dont je me sentais le plus proche – pour lui déballer tout à trac et sans le moindre ménagement la face cachée, pas seulement entamée, mais déjà totalement dévastée par la maladie, de mon existence, qu’il ne connaissait jusque-là que par une face externe pas trop irritante et donc nullement inquiétante pour lui, ne pouvait par là que l’épouvanter et le choquer… »