La littérature sous caféine


Quand Miller dit "bite" et "couille"


Bande-annonce After Hours (Quelle nuit de galère) - Scorsese
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Dans la première scène du film After Hours (film relativement méconnu de Scorsese, en ce moment rediffusé au cinéma), le protagoniste dévore Le Tropique du Capricorne (Henry Miller) dans un bar et se fait aborder par une femme admiratrice de ce même livre. Elle va entraîner notre personnage dans une nuit qui s’annonçait folle et qui se révèle catastrophique, prenant les apparences d’un véritable cauchemar. L’œuvre de Miller, l’une de ces œuvres qui vous donne furieusement envie de vivre, fait ainsi peur : se laisser entraîner dans les délires auxquels elle incite, ce serait prendre le risque de saborder sa propre vie…

Je dévore précisément Sexus, en ce moment, le premier volume de la trilogie autobiographique de Henry Miller. Il y raconte son histoire avec l’ébouriffante Mara, et la transformation qui s’opère en lui : passé trente ans, le voilà complètement à l’étroit dans sa vie de couple avec Maude et son emploi dans une entreprise de télégraphe. Bientôt, il va quitter femme, travail et enfant pour vivre pleinement son amour avec Mara, se consacrer à l’écriture et quitter l’Amérique pour la France – il y rencontrera Anaïs Nin.

Miller est connu pour son côté vorace et sa crudité, et c’est vrai qu’on retrouve dans son travail la même exigence de passion que chez Nin, mais avec beaucoup moins de sentimentalisme. Disons que les bites, les couilles et les cons remplacent les amours, les tendresses et les accomplissements. La vie, pour Miller, c’est explorer les corps et les situations, puis nommer les choses avec le plus de précision possible, ainsi que se lancer dans de grandes phases de lyrisme sexuel – pour Nin, il s’agit plutôt de décrire les fusions passionnelles et les courants d’amour entre les êtres. Plus d’élégance chez elle, plus de fluidité, plus de beauté formelle, mais quelque chose de plus étouffant aussi, je trouve. Miller dit bite et couilles, et ça fait sacrément respirer son texte…

COMMENTAIRES

1. Le samedi 22 janvier 2011 à 00:22, par Beast Language

Souvenirs de Sexus, lu à 19 ans: une lecture fichtrement priapique, dix pages de baise pour chaque chapitre de 20 pages. Si bien que c'est presque la peur au ventre que j'abordai les deux volumes ultérieurs, en fait très différents du premier, sur ce plan. Beaucoup plus softs.

Intéressant, votre blogue, que je viens de découvrir en ce moment même. Bien à vous — 

2. Le samedi 22 janvier 2011 à 11:20, par aymeric

Des pages de baise parfois intéressantes, parfois sur-écrites, d'ailleurs... Je n'ai encore lu que le début du 2ème tome, et il faudrait que je relise Le tropique du Capricorne, souvent considéré comme son meilleurs bouquin. J'aurais dû lire tout ca a dix-neuf ans aussi, j'aurais mûri d'un coup !

3. Le samedi 22 janvier 2011 à 18:34, par Beast Language

Tenez, pour votre divertissement, ces paragraphes que j'aime bien de WIlliam Gass concernant Miller:

«C'est un élément qui participe de l'impulsion de chaque auteur que de parler et s'exposer: le désir de présenter ce qu'on comporte de pire sous la forme d'un don, comme le fait un enfant quand il a rempli son pot. Ayant festoyé de la vie, Miller nous offre un présent de ce qu'il ne peut pas digérer [...] et en mettant son cœur à nu (comme Baudelaire menaçait de le faire), il a plutôt baissé son froc; en sculptant cet énorme tas de mots il sollicite notre approbation parentale; ainsi le travail de Miller, sous cet aspect (comme celui de Céline, de bout en bout) devient un magnifique exemple de style excrémentiel.

Il y a des styles qui célèbrent, comme, souvent, celui de Miller; certains sont punitifs, comme Joyce, saturés de contraintes et d'épreuves, de punitions et d'injonctions; certains sont excrémentiels—quand l'idée consiste simplement de «faire sortir», d'écrire en fou sans regarder en arrière, comme Mailer l'a dit, jusqu'à ce que les mots s'amassent en livres comparables aux éboulis d'une catharsis prolongée." (je traduis, approximativement).

4. Le samedi 22 janvier 2011 à 23:22, par aymeric

Un passage brillant !
Je ne changerais pas un mot à cette analyse - j'aime bcp la présentation de Joyce comme d'un auteur au style "punitif" (punitif aussi pour le lecteur, d'ailleurs ? :) )
Cependant la dimension excrémentielle est très présente chez lui aussi, non ? J'ai le souvenir de bcp d'odeurs de plats en sauce et d'odeurs corporelles... sans parler de ses monologues intérieurs, véritalbes diarrhées verbales !

C'est marrant, je suis précisément dans une période où je cherche à relâcher mon style, à lui donner cette dimension "excrémentielle" qui lui manquait un peu !

5. Le dimanche 23 janvier 2011 à 19:24, par Beast Language

Joyce, excrémentiel, oui, mais je présume que même ce style, il le créait dans la rétention punitive. Mais je spécule.

Comme portraitiste-en-écriture de l'écriture des autres, Gass ne cède pas sa place. Je vous en donne un autre, cela m'amuse de le traduire.

"Le Henry Miller qui arpente les rues parisiennes, ou qui engage et congédie à la Western Union, est un homme affamé dans tous les sens du terme [...]. Plus impérieux sont nos besoins, moins nous sommes sélectifs à leur endroit [à l'endroit de ce qui les satisfera]. Les menus détails deviennent inutiles parce que, dans la démocratie du désir, [tout s'équivaut]: on grillerait des rats, on mangerait son chien et ses chats, on s'entre-dévorerait comme Saturne engloutit ses enfants. Et entretemps, l'objet se dépare de chacune de ses qualités, excepté sa nature comestible. Nous avons en Miller une instance idéale de l'œil intéressé, un "Je" qui évolue dans un monde d'utilité et de satisfactions brutes. Puisque les objets s'y réduisent à leurs signes ("je suis mangeable", 'Je suis buvable", "je suis baisable"), ces signes s'accroissent et se relient de manière presque surréaliste, si bien qu'une femme est simplement un assemblage de concavités affamées que l'on doit approcher avec circonspection, oui, mais aussi une appréhension toute phallique."

Peut-être trouverez-vous la dimension "excrémentielle" que vous cherchez lorsque vous aurez trouvé et que vous tiendrez un sujet sur lequel écrire — qui soit un sujet qui vous affame!?

6. Le dimanche 23 janvier 2011 à 20:35, par aymeric

Effectivement; et il faut sans doute une forme de courage qui s'apparente à l'inconscience (voire à la vanité) pour se lancer dans un sujet qui nous "affame"! ce n'est pas rien d'affronter le regard de lecteurs devant lesquels on se vautre dans la fange ! :)
au fait, ces traductions viennent de quel livre ?

7. Le dimanche 23 janvier 2011 à 20:36, par mathieu

beast language, référence à quoi en particulier ? un etre qui se consume dans les mots ? monstre dont la chair est faite de mots ?

8. Le dimanche 23 janvier 2011 à 21:12, par Beast Language

Voici la référence : William H. Gass, «Food and Beast Language», in The World Within the Word», Boston, Godine, 1979, p.253 sq. La bouffe et le langage de la bête (affamée)...

C'est un recueil d'essais publiés dans diverses revues littéraires (dont le New York Book Review), celui-ci sur la parution, je crois, de "The Portable Henry Miller", dû aux soins éditoriaux de Norman Mailer.

"Dans Le Tropique du cancer" et "Le Colosse de Maroussi", où Miller est à son meilleur, et dans les comparables coups d'éclat spectaculaires qui traversent son œuvre [...], Miller illustre un point esthétique important, et spécialement pour nous qui nous sentons davantage chez nous avec Joyce ou James ou Proust, et c'est qu'au-delà de toutes les tranquilles ruminations de l'esprit, les sensibilités nuancées, le lyrisme mesuré de sentiments élevés, même dans les quartiers les plus reculés de l'être, existe une psyché comparable à des sables mouvants, une bête omnivore, le Soi qui mastique continuellement."...

9. Le lundi 24 janvier 2011 à 08:52, par aymeric

Damn! il va falloir que je lise aussi "le colosse de maroussi" ! (ca lui va bien, d'ailleurs, le mot "colosse"!)
j'aime bien cette idée de psyché ressemblant à des sables mouvants... J'ai parfois la sensation, pour ma part, d'etre une machine, mais les sables mouvants, c'est à peu près la même chose, en fin de compte

10. Le lundi 24 janvier 2011 à 16:54, par Beast Language

Il y a cette curiosité, aussi, "Crazy Cock", qui est comme une première ébauche de "Nexus", et lire les deux donne la mesure du chemin parcouru, entre ses premiers efforts (CC est son second roman, publié posthume) et, heum, sa "maturité" particulière (en termes de forme, s'entend).

Ouais, sables mouvants, propre à l'esprit vorace qui engloutit les choses... La situation inverse est plus déplaisante, quand on noircit des pages (ou l'écran) mais que l'esprit rappelle un citron pressé qui a rendu sa dernière goutte depuis un bout...

11. Le lundi 24 janvier 2011 à 18:37, par aymeric

"crazy cock", ca c'est du titre !! Philip Roth aurait pu l'utiliser aussi, non ? :)

belle image, encore une fois: le citron pressé... Quand on en arrive là, c est peut etre qu'on a oublié de le nourrir, cet esprit ? On veut lui faire cracher des choses, mais il faut qu'il dévore certaines autres avant !! En ce moment je suis dans une periode où je fais cracher bcp de choses à mon esprit, justement, tout en ressentant le fait que ces choses arriveront à se tarir si je ne trouve pas bientot un nouveau carburant ! D'une certaine manière, la littérature n'est pas un repli, mais une exigence à vivre !

12. Le lundi 24 janvier 2011 à 19:17, par Beast Language

«la littérature n'est pas un repli, mais une exigence à vivre», c'est très bien dit, ça. Je suis d'accord. Ça me préoccupe pareillement.

13. Le lundi 24 janvier 2011 à 19:50, par Beast Language

... c'est aussi, remarquez, une faculté à se saisir de menues expériences et de les déplier, les amplifier, si on trouve qu'on a pas assez "vécu", on peut toujours creuser (le ressassement obsessionnel est le moteur par excellence) ces petites choses jusqu'à épuisement (lequel n'est pas négatif d'office)...

14. Le lundi 24 janvier 2011 à 23:54, par aymeric

Oui, ressasser les choses jusqu'à épuisement... Ou bien se laisser déborder par les choses pour que les phrases soient emportées par le même flux... S'assécher ou se noyer, en somme...

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