La littérature sous caféine


"N'avoir sa place nulle part"

Bel article d'Ariane Charton sur son blog Les âmes sensibles à propos des Petits Blancs :

J’ai lu le livre Les Petits Blancs d’Aymeric Patricot en partie dans le métro, profitant de longs trajets que j’avais à effectuer. Une fois, station place d’Italie, station où se croisent « petits blancs » et immigrés de différentes origines, je suis tombée sur cette affiche. D’abord j’ai pensé que ces tags allaient bien avec Cocteau parce qu’ils symbolisaient une sorte de spontanéité qui plaisait à Cocteau. Hélas, ces tags n’avaient rien de créatif. Je suis restée devant cette affiche pour tout lire. Quelques passants se sont arrêtés pour regarder à leur tour, notamment une vieille dame en manteau de fourrure qui avait une mine un peu outrée par ce qu’elle devait considérer comme une dégradation. Certains se sont étonnés de me voir photographier l’affiche (d’autant que je n’avais pas l’allure d’un photographe reporter travaillant sur un sujet de société ni d’une touriste). Je me suis dit que cette affiche était une illustration possible de mon billet.

L’ouvrage Les Petits Blancs d’Aymeric Patricot a été commenté par plusieurs journalistes et chroniqueurs sans doute plus compétents que moi pour juger du livre du point de vue sociologique et politique. Je ne dirais pas que le monde actuel ne m’intéresse pas, au contraire, je l’observe. Mais j’ai du mal à ne le considérer que dans son immédiateté. Je le relis généralement à la lumière de l’Histoire voire dans une perspective intemporelle. Ce qui m’intéresse dans le présent c’est ce qui éternel ou qui a déjà existé. En lisant donc le livre d’Aymeric Patricot, j’ai songé que ces petits blancs de 2013 dont il rapporte avec intelligence et sensibilité les propos éprouvaient des sentiments ressentis par bien des hommes avant eux. Sauf que ces hommes d’hier n’avaient pas eu un écrivain pour les écouter et traduire le récit de leurs états d’âme. Que ressentent ces petits blancs dans les banlieues ou zones sinistrées telles certaines campagnes désertées et villes industrielles ? Un sentiment de vide, de non existence. Le malaise de l’homme qui ne se sent accepté nulle part et qui craint la même chose pour sa progéniture. Tous ces « petits Blancs », ces pauvres qu’on n’écoute guère sauf s’ils ont recours à la violence (hélas mauvaise conseillère), ces pauvres qui ne se sentent pas légitimes dans leur propre pays ne se plaignent pourtant pas tous, soit parce qu’ils sont résignés, soit parce qu’ils tentent de garder espoir.original

Aymeric Patricot a réussi à rassembler des témoignages très divers, d’hommes et de femmes, jeunes ou d’âge mûr. Beaucoup ont eu des parcours chaotique comme Clarisse battue par son mari et qui finit par rebondir en s’investissant dans l’humanitaire ou Thierry, professeur, qui garde un « optimisme bienveillant ». D’autres sont habités par la rancœur : ils rêvaient d’une vie tranquille, dans leur pays et ils s’y sentent exclus notamment pas les immigrés (car l’exclusion vient aussi de la situation économique, des choix politiques depuis des décennies, etc). Ils se rendent compte qu’ils ne peuvent être innocents et dormir paisibles, comme leurs parents. « L’époque n’est plus à la gentillesse », dit Laurent, fils de commerçants. Passant devant des HLM de sa ville, il voit des jeunes comme lui. Ils « fument et me regardent salement. Ils sont agressifs, mal élevés. Pourquoi me regardent-ils comme ça ? Je ne le mérite pas. Je n’ai jamais rien fait de mal, je travaille et je ne vis pas mieux qu’eux. » De même Estelle, professeur, qui rêve de fuir cette France glauque et Sylvie chômeuse borderline. « Douce et belle, son physique gracile respire une certaine fragilité, traversée cependant par des éclairs de vigueur. Elle ne rêve que d’apaisement. » Ou Bertrand, gardien d’immeuble HLM qui ne comprend pas pourquoi ses locataires l’agressent verbalement parce qu’il est blanc. Tout son métier, fondé sur un certain sens de l’entraide, sa vie même est remise en question.

On a dû demander plusieurs fois à l’auteur pourquoi il est parti à la rencontre de petits Blancs, version française du white trash américain. L’auteur s’intéresse à ce qui se passe aux Etats-Unis et aux cultures populaires urbaines comme le rap. Mais, je crois que le sujet a aussi permis à Aymeric Patricot de poursuivre une réflexion plus intime sur le sentiment de vide, sur la question de l’appartenance culturelle, morale, la question de l’identité et de l’être. Les Petits Blancs c’est pour moi le troisième livre d’une trilogie qui se compose de L’Autoportrait du professeur en territoire difficile (ed. Gallimard), récit/essai autobiographique (voir ici), et L’Homme qui frappait les femmes (ed. Léo Scheer), roman, ( voir ici). D’ailleurs, sous ses allures d’essai Les Petits blancs sont aussi remplis de fragments de romans ou de portraits dans lesquels on retrouve le ton du romancier. J’ai eu l’impression d’un perpétuel aller et retour avec ses deux précédents livres. Ces trois textes, en apparence différents, reflètent une approche de la vie, de la société contemporaine mais aussi de la place que l’auteur s’assigne dans cette existence, dans cette société dans laquelle il ne se reconnaît pas tout à fait, dans laquelle il se sent en marge alors qu’il aspire secrètement à une sorte d’harmonie impossible. La seule harmonie, la seule réconciliation, il la trouve dans la littérature (l’écriture ainsi que la lecture des grands aînés ou des contemporains avec lesquels il a des affinités).

Page 90 et suivantes l’auteur fait d’ailleurs clairement référence à son Autoportrait. Lui, jeune homme de la bourgeoisie de province avoue sa proximité avec son sujet. Non qu’il mène la même vie que ces petits Blancs (il peut se considérer comme privilégié par rapport à eux) mais il partage leur malaise existentiel. Nos parents se sont élevés dans la société par rapport à leurs propres parents. Ils nous ont mis au monde dans les années 70 avec l’idée que notre vie serait aussi confortable et plus libre. Les crises diverses et variées qui s’enchaînent rendent notre présent et notre avenir moins aisé et malaisé. Espérons que nous soyons la seule génération sacrifiée et que nos enfants renoueront avec une sorte de prospérité et de calme.banlieue

Le monde d’aujourd’hui n’a peut-être jamais autant manqué d’harmonie. Cela peut sembler paradoxal dans un monde mondialisé, uniformisé. Parce qu’il faut avoir les mêmes envies, les mêmes désirs, les mêmes besoins que les Chinois, les Africains, les Américains, les Indiens, on perd, tous, notre individualité et on cristallise haine ou ressentiment lorsque ces envies commandées nous sont refusées. Ces petits Blancs comme tous les pauvres du monde ne sont pas tant démunis matériellement (même si certains dans le livre d’Aymeric Patricot ont connu la vraie précarité) que démunis moralement parce qu’on les prive de leurs repères, du socle culturel sur lequel se sont reposés naturellement leurs ancêtres. Tout est bouleversé, toutes les cultures se mêlent non pour aboutir à une admirable variété mais en s’entrechoquant parce que la rancœur, la jalousie s’immiscent dans tous les cœurs. Parce que plus personne n’a de repère ni de spirituel pour accepter la vie qui nous est offerte. On nous rabâche à longueur de temps que l’autre doit être notre frère, qu’il faut de la solidarité. Le sacro-saint « vivre ensemble ». Or on trouve généralement que l’autre prend trop de place. Or la vraie solidarité est celle qui ne se commande pas, celle qui vient spontanément, si naturellement qu’elle ne s’exhibe pas.

Plusieurs de petits Blancs dont Aymeric Patricot a recueilli le témoignage disent qu’ils ne sont pas racistes, qu’ils n’ont pas de haine. Il faut les croire. Ils n’ont rien au départ contre ceux qui ont une autre couleur de peau, d’autres origines mais ils ne veulent pas perdre leur place sur terre, ils ne veulent pas avoir honte d’exister. Ils veulent avoir leur chance. Ils veulent l’égalité. Depuis 1789, le Français réclame le droit à l’égalité (même si les différences de classe n’ont pas disparu, même si le lieu de naissance compte dans le destin, même si l’égalité réelle est une chimère). Cette inégalité avec les immigrés leur paraît plus grande, plus intolérable parce qu’elle les oppose à des hommes comme eux, c’est-à-dire des pauvres. Les petits Blancs souffrent d’un sentiment d’injustice qu’ils osent à peine exprimer parce qu’ils se sentent aussi coupables d’être blancs. Le blanc, ancien colonialiste, cette « race » qui longtemps s’est posée comme supérieure. Les petits Blancs d’aujourd’hui payent pour leurs ancêtres de même que certains Noirs ont le sentiment de prendre une revanche par rapport à leurs ancêtres colonisés ou réduits à l’esclavage. La France, comme bien d’autres pays, notamment en Europe, ne se remet pas de son passé. Quand le passé cessera-t-il d’être présent ? Nul ne le sait. Le livre d’Aymeric Patricot a au moins la vertu d’exprimer avec nuance, ce malaise humain. Loin d’être une étude sociologique avec statistiques glaciales, cartes, calculs, cet essai est une succession de portraits d’hommes et de femmes rencontrés par l’auteur ponctué par des commentaires ou des synthèses. Il n’y a pas de jugement, juste des récits bruts qui laissent aux lecteurs le loisir d’essayer de comprendre Odile, Agnès, Thierry ou Christian et Sandy. L’auteur sans s’étendre a aussi donné la parole à quelques représentants des minorités comme Jody, d’origine sénégalaise. Au mieux, ils sont indifférents, au pire, ils éprouvent une sorte de racisme anti-blanc qui révèle aussi leur mal de vivre, frère de celui de ces petits Blancs. Bien sûr on peut dégager des constances, comme le fait Aymeric Patricot qui a mis en évidence quatre traits caractéristiques du white trash, et percevoir selon lui « l’émergence d’une culture white trash », « une culture de l’excès, du sarcasme et de l’autodestruction, une culture revendiquant une couleur de peau mais pour en hurler la malédiction ». Mais, ce que je retiens de ce livre, c’est la mise en valeur de la propre individualité de ceux qui ont témoigné pour lui. Les noyer dans des généralisations aurait été ne pas avoir compris leur malaise intime. L’auteur essaye ainsi non pas de théoriser mais d’expliquer ce qui meurtrit leur âme.

J’aime l’expression que l’auteur a utilisé deux fois : « gueules cassées de la misère ». Des êtres frappés de solitude et d’exclusion chez eux, en proie à une violence qu’ils n’ont jamais voulue. L’innocence perdue.

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