La littérature sous caféine


A la rencontre des "gueules cassées de la misère"

Un bel article de Laurence Biava sur le site BSC News :

Aymeric Patricot a publié son dernier livre en octobre 2013. Il s’agit d’un essai, ponctué d’analyses, de témoignages, de portraits, et de monologues livrés sans tabous. Patricot est allé à la rencontre des « petits blancs » les blancs pauvres oubliés qui évoluent dans un contexte de métissage et il se demande tout au long du livre si comme aux Etats-Unis, on peut ou non parler de «White Trash», c’est-à-dire évoquer ces personnes dont l'angoisse être d’être pris entre deux feux: entre d’une part, historiquement parlant, « les anciens esclaves », qui se font un malin plaisir de lui cracher dessus parce qu'il représente, par sa couleur de peau, l'ancien maître; et d’autre part, les « bourgeois blancs » qui le méprisent pour son comportement et sa saleté. L’auteur réfléchit à ce que peut être la «situation du jeune homme blanc» dans la société française d'aujourd'hui et à cette nouvelle misère qui se dresse devant lui comme un mur impossible à escalader. Le tableau ou plutôt les tableaux protéiformes dépeints dans l’essai évoluent au gré des situations personnelles à chacun ; ils sont souvent chaleureux, parfois froids, tristes, déprimés, saisissants de réalisme divers, d’où filtre parfois de la violence, celle-ci s’exprimant avec des mots crus. Le récit plonge donc dans la France d’en bas, celle des quartiers pauvres de la République, où le racisme, les préjugés, la haine des autres et la haine de soi, se concentrent autour de la tentation permanente de rompre, de basculer, d’en finir.. Fort de ses expériences personnelle et professionnelle d’enseignant en banlieue, l’auteur s'intéresse à la double peine souvent ressentie par ceux qui sont méprisés des élites et se sentent quelquefois étrangers dans leur propre pays. Il raconte ces gueules cassées, humiliées souvent et le texte, au-delà des exemples qu’il cite (l’auteur « pioche » dans la musique et le cinéma) se souvient de ces témoignages télévisuels ou ruraux parmi les plus émouvants. Les jeunes, méprisés, retranchés à regret dans leur campagne, traités de « beaufs » et de « bouseux », complexent à l’idée de venir « en ville », et s’ils ne sortent pas, c’est parce qu’il n'y a rien, pas d'offre culturelle quand il y en a beaucoup dans les quartiers populaires. L’enquête d’Aymeric Patricot est passionnante en ce qu’elle aborde l’évolution des discriminations depuis les années 70, l’accroissement de la brutalité physique et morale, la cristallisation des rancoeurs de jeunes gens littéralement coupés des mondes économique et politique, l’aspect politisé du débat, ou plutôt de tous les débats, sans jamais tomber dans le rigorisme fragile, l’approximation ou la mésinterprétation. Il est d’abord question d’« identité » et de sa dimension universelle mais également de problématiques « raciales » surajoutées aux questions déjà soulevées, c’est-à-dire « sociales», ainsi que des tensions nouvelles entre les communautés nées dans un climat délétère. Au-delà de la description de l’aspect sociologique de tous ces désirs et ces frustrations croisés, au-delà de la fantasmagorie qui les incarne, est ensuite mis en relief une autre forme de mépris: celui qui s'exerce dans les élites, en ce que la fracture et la discrimination qui existent désormais entre la bourgeoisie blanche et les «petits Blancs» sont si ancrées qu'elle relève d'une différence raciale: Aymeric Patricot précise que certains membres autoproclamés de l'élite n'hésitent pas à voir dans les plus pauvres des gens dégénérés, pour lesquels on ne pourrait plus rien.

L’opus livre quelques pistes de réflexions à partir de ces éléments qui contribuent à forger la prise de conscience d'une classe pauvre et blanche, blanche parce que «n'appartenant pas aux publics qui intéressent la classe politique». L’auteur énonce : « De même que le Noir était auparavant le Non-Blanc, le petit Blanc est aujourd'hui le «non-minoritaire. Une conscience « raciale » est-elle en train de se substituer à une conscience de classe ?». Il est important de lire sans hésitation ce livre acéré et très littéraire qui fait également la part belle à quelques écrivains parmi lesquels Aimé Césaire, Jean-Paul Sartre, Norman Mailer, Dany Laferrière. Ou comment essayer sans faux fuyants de cerner des approches inattendues, des visages bouleversants, des réalités méconnues qu’il est urgent d’appréhender, pour éviter l’escalade de la violence.

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