La littérature sous caféine


"Un roman noir ? Pas exactement..."

Une critique de Suicide Girls sur le site CultureCie, signée Anne-Laure Bovéron.

"Suicide Girls" d'Aymeric Patricot : Je de miroirs.

"Avec son deuxième roman, Aymeric Patricot bascule dans l’univers de la tentation de la mort. Un roman noir ? Pas exactement : à travers les figures d’adolescentes et de jeunes femmes suicidaires, Patricot pousse son narrateur à comprendre le vertige qu’il éprouve face à la disparition de son père, et face à sa propre existence. Quelques passages corsés certes mais au final un roman d’une réelle beauté, et aux accents sociologiques éclairants.

L’esquisse…

La dépression et les pensées suicidaires sont-elles héréditaires ? C’est ce que se demande le narrateur de « Suicide Girls », professeur parisien sans histoires. Depuis toujours, il est persuadé que l’accident de son père masque un suicide. Il en parle peu, de peur de peiner, mais la sensation ne le quitte pas. En remontant le fil de ses souvenirs, avant ce tragique décès, il récolte ce qui lui semble être des preuves, des signes avant-coureurs. Très vite, il ne peut plus contrer son attirance pour ces ténébreuses pulsions, qui tiennent de l’obsession. Le narrateur sans nom, "personne" autrement dit, se met alors en quête de jeunes femmes anonymes ayant fait l’expérience du suicide.

Tentatives répétées, mode d’expression d’une souffrance indicible, comportements à risques… il veut comprendre. Il veut leur parler, découvrir leur passé, leurs actes dans les moindres détails, leurs sentiments avant, pendant et après... De recherches sur Internet en virée dans les cafés sordides, le narrateur touche du doigt ce monde parallèle. Il découvre peu à peu un univers angoissant, sanguinolent, où les histoires des unes et des autres sont plus terribles qu’il ne l’imaginait, et bien plus difficiles que la sienne. Pourtant, c’est auprès de ces âmes perdues, et non de son épouse, qu’il perd peu à peu, qu’il trouvera du réconfort et de la beauté.

Une nuit de la Saint-Sylvestre, expatrié à Cherbourg, il rencontre Manon. Cette jeune femme mal dans sa peau, continuellement agressée par les hommes et étrangère à son corps, est pour le narrateur la plus fascinante des ‘suicide girls’. L’amour naît entre eux. Mais l’amour peut-il sauver de tout ?

Douleurs adolescentes

Auteur de deux romans (« Azima la rouge » aux éditions Flammarion, 2006), Aymeric Patricot est intrigué par les femmes dont les vies basculent. Avec « Suicide Girls » il se penche davantage sur l’adolescence. Thème rebattu s’il en faut, mais toujours intarissable, d’autant que ce professeur de lettres en banlieue occupe une place de choix pour observer les failles de la génération de demain.

« Fondé sur l'expérience ou sur des témoignages de gens très proches » de l’auteur, ce roman sonne comme une radiographie des dérives actuelles des adolescents. Automutilation, comportements dangereux, dénégation de soi et de son corps ou jeux de la mort sont en effet des pratiques de plus en plus courantes chez les futurs adultes. Petit miroir d’une frange de nos sociétés, le livre a l’air de suggérer que la mort elle-même, ou du moins sa tentation, est à elle seule le reflet de la vie. Entre jeux de miroirs et « Je » anonymes, le narrateur sans nom tente bien de trouver son être à lui, à travers la « presque-mort » de quelques jeunes vivantes, à travers la mort réelle de son père disparu.

Et s'il trouve quelques réponses à son expérience à travers les tentations des autres, « ratages » qui les a laissées en vie, Patricot rappelle, en filigrane, le propos de Hegel selon lequel « philosopher, c’est vagabonder parmi les tombes ». Apprendre à mourir, apprendre à vivre, s'imaginer demain ou refuser le deuil d'hier : c’est à bien des égards la dynamique d’eros et thanatos qui est ici à l’œuvre, déployant tout à la fois les paradoxes et la complémentarité d’une vie humaine qui, par essence, est coextensive à sa finitude. Quête intime aux accents universels, « Suicide Girls » touche du doigt ce qui, dans les pratiques morbides des adolescents d'aujourd'hui, relève de l'atemporel.

Il ne s’agit donc pas de se rouler dans la boue des sentiments les plus noirs. Certes, certaines descriptions glacent le sang. Mais il se dégage une réelle beauté de ce livre, notamment des pages, magistrales, où Manon prend voix au chapitre, racontant sa vie et sa progressive descente aux enfers. Avec un sens aigu du corps et de la psychologie de ses personnages, Aymeric Patricot touche juste, livrant davantage une pensée de la vie qu'un roman mortifère. Jouant finement sur la gamme des sensations, il séduit jusqu’à l’envoûtement.

Pour la petite histoire

La photo de couverture est une œuvre d’Irina Ionesco. Il a fallu bien des recherches au sein des éditions Léo Scheer pour trouver une image alliant la dimension tragique et fascinante des « Suicide Girls » sans tomber dans le sinistre, auquel ne se réduit aucunement le livre.

Aymeric Patricot déclare sur le blog de sa maison d’édition : « Je suis par ailleurs d'accord avec Léo, la première couverture (NDLR : un bras tendu d’où s’écoule deux traînées de sang sur fond bleu) me paraissait singulièrement glauque, et s'éloignait trop de la dimension littéraire du roman. C'est vrai qu'il y a un côté assez désuet dans cette photo... Mais c'est une forme d'élégance, et je trouve que cela correspond bien au style qui, malgré le thème très contemporain - voire trash par moments - reste classique ! »

Extrait choisi

« A mon entrée en sixième, dans un collège du centre ville de Cherbourg, au début des années quatre-vingt-dix, je me suis sentie dans la peau d’un vilain petit canard. Mon rêve aurait été que personne ne me regarde jamais, et c’était avec beaucoup d’inquiétude que je voyais mon corps changer. Je ne cherchais pas à savoir ce qu’il allait devenir, je me contentais de baisser la tête. Ce fameux jour de la piscine, j’avais surtout peur d’être disgracieuse et que la moiteur et le spectacle de nos corps nus démultiplient les cruautés. Je trouvais les adultes vicieux de nous imposer cette épreuve. Je n’avais encore jamais subi de véritable méchanceté, mais je me doutais que j’aurais à en vivre l’expérience. » "

COMMENTAIRES

1. Le samedi 28 août 2010 à 08:18, par manue

congratulations pour ton livre, qui semble bien acceuillie par les critiques. j'attendrais d'etre de retour en france, pour peut etre le lire (je ne suis pas trop romans en generale). de kathmandu, c'est un peu plus dur a trouver.
a propos de suicide etant hereditaire ou pas, je pense qu'en effet nous portons tous une partie de notre histoire familiale en nous. a chacun de porter un attachement ou non a cette dite hereditee. je pense aussi, que beaucoup de traits hereditaires peuvent etre surpasses.
etant moi meme en contact avec certains cotes dits "sombres" de la vie depuis gamine, j'ai toujours etais surprise de rencontrer des gens pour qui le suicide n'est pas une option naturelle des choix de la vie. apres tout, si notre vie nous appartient, alors notre mort aussi.
cette option demeure pour moi une question purement metaphysique, en laquelle je n'ai encore trouvee aucune reponse, sauf un choix journalier. ce choix, qui je suppose, est la racine de cette quete philosophique que l'on nomme "vie". la phrase de Hegel dans cette revue, est tres belle.
le grand "etre ou ne pas etre". la vie ou la mort peuvent etre vue comme une qualite de chi, ou quoi qu'on la nomme, cette source de vie dont nous sommes tous venue. est ce que des gens en "vie", ne sont pas justes des morts vivants? regarder dans les yeux vides d'un alcholic ou autre tristesse, n'est il pas la meme chose que de voir la mort vivante?

un livre que j'avais beaucoup aprecier sur le suicide est le mythe de Sisyphus de Camus. une fois de plus, la beaute cree par un artiste me persuadait de rester un peu plus longtemps dans cette vie. autant qu'a faire finir cette classe, je me dis alors. oui, je vois la vie comme une classe d'ecole. la grande lesson etant tout simplement l'apprentissage du bonheur.

merci aux artistes, createurs de belles choses pour partager leurs pensees.
bonne chance a toi pour la continuation de ta promnotion. et merci d'oser aborder des sujets eternels.

2. Le dimanche 29 août 2010 à 13:13, par aymeric

Je partage tes impressions sur certaines personnes qui donnent l'impression d'être déjà mortes... C'est parfois terrible, on ne sait pas comment faire pour leur rendre la vie
Le livre de Camus, Le mythe de Sysiphe, m'a toujours fait l'effet d'être à la fois très beau, d'un point de vue stylistique, et complètement naïf d'un point de vue théorique : il nous explique en substance qu'il ne faut pas se suicider car ce serait céder au sentiment d'absurdité de notre vie, alors qu'il faut précisément lutter contre cette absurdité en affirmant le sens que l'on veut donner à la vie. Mais je ne suis pas sûr, moi, que les gens se suicident en pensant à la métaphysique. C'est quelque chose de tellement pulsionnel, de tellement incarné qu'il me paraît complètement dérisoire de vouloir "raisonner" face à cela

3. Le lundi 30 août 2010 à 06:31, par manue

c'est vraie qu'en generale c'est un acte pulsionel. mais bien entendu, chacun sa vie chacun son suicide. c'est tres personel et meme culturel parfois.
nous semblons d'accord sur le fait que beaucoup reste en vie, tout en etant mort a l'interieur. comme J Kerouac qui disait qu'il n'avait pas le droit au suicide, il etait catho, et attache a sa mere, alors il buvait pour remplacer le suicide.
une etude interressante a etait faite en suede ou norvege, je sais plus. pays nordic liberal au gros taux de suicides. mis a part le manque de soleil, les gens s'y suicident plus, juste parce qu'il n'ont pas de religion qui leur interdit cet acte. comme si beaucoup ne se suicident pas, juste par peur de reprehension divine.
absurdite. des annees durant, je disais que la vie est absurde. jusqu'a ce que quelqu'un me suggeste d'essayer le mot "mysterieux" au lieu de "absurde". c'est fou ce qu'un petit mot peut changer les choses dans nos tetes:)

4. Le lundi 30 août 2010 à 18:23, par aymeric

Je ne connaissais pas cette anecdote sur Kerouac, qui lui va bien et que je trouve belle !
Je ne connaissais pas non plus le lien statistique entre l'interdit religieux et le taux de suicide... Si c'est avéré, ce serait vraiment surprenant ! (quoi que l'on sache la forte influence de la religion, aujourd'hui encore, sur de nombreux comportements...)
J'aime bcp aussi cette transmutation du mot "absurde" en "mystérieux"... On aurait pu dire aussi "obscur", qui me plait bien...

5. Le jeudi 2 septembre 2010 à 11:47, par manue

um "obscur", ben la ca me fait penser a Dart Vader, la force obscur.
si je remplace le mot "absurde" par "obscur" ma perception de la vie en deviendrait encore plus lourde. le mot obscur, me fais aussi penser a l'obsurantisme, cacher les choses, et j'aime trop la lumiere pour vouloir m'en privee. la vie etant assez lourde comme cela, je reste avec ce grand mystere qu'est la vie. cela me convient.

enfin, juste un petit jeux de mots, et les mots c'est quand meme des petites briques avec lesquelles on construit nos vies, des autoroutes et toutes autres creations qui commencent sur le papier. alors autant qu'a faire bien les choisir, pour obtenir le but recherche.
encore faut t'il choisir un but, et meme cela n'est pas vraiment nescessaire non plus.
enfin, defois je me dis que c'est moins fatiguant d'avoir un but, meme si l'on sais que ce but est aussi creation fictive.
le tout pour ce grand theatre mysterieux, et c'est bien jolie comme ca:)

6. Le vendredi 3 septembre 2010 à 19:27, par aymeric

C'est amusant ton expression "c'est moins fatiguant d'avoir un but": assez paradoxal, assez cynique, mais sans doute assez vrai
Dans son dernier livre, autobiographique, cotzee dit à peu pres la meme chose : s'il continue à travailler, inlassablement, c'est qu'il tomberait dans le désespoir sinon

7. Le dimanche 5 septembre 2010 à 22:47, par Dare

Quel livre magnifique ! Je viens de le terminer, tout y est. Prose fluide et belle, les emotions, le suspense, le grand sens de l'observation et la finesse des rapports humains. Grand bravo à l'auteur!!!

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