La littérature sous caféine


mardi 16 septembre 2025

Venus erotica

Ce n'est pas mon genre de souligner les côtés contestables de l'écriture masculine, mais force est de constater qu'en matière d'érotisme les auteurs hommes ont une fâcheuse tendance au culte de la performance. Sade, Louÿs, Apollinaire, pour ne considérer que ces références, rivalisent d'extrêmités et de violences. On quitte le plaisir pour le délire mental. Vous me répondrez que Catherine Millet n'a rien à envier à ces ogres et que Léo Barthe - le meilleur d'entre tous ? - rivalise d'intensité stylistique. N'empêche que la tendance est là, et que je trouve par exemple chez Anaïs Nin une vision subtile et riche, néanmoins sans fadeur, que je peine à trouver chez ses équivalents masculins. Ou alors, peut-être, chez HD Lawrence ou Philip Roth ? Mais on y décèle quelques ferments de vantardise...

Autres temps, mêmes moeurs

Livre difficile d'accès, ces Caractères. Mais quand on s'y est lancé, quel délice de s'amuser à y lire des correspondances avec notre époque. Contredisant son goût affiché pour la vérité, La Bruyère se laisse aller à la satire et ça nous donne une galerie de caricatures qu'on retrouve presque à l'identique aujourd'hui. Trois exemples : La Bruyère tance le goût des femmes de son temps pour les "hommes publics", ceux qui n'ont d'autre mérite que d'être sujet de conversation ; puis il déplore la vogue des directeurs de conscience, qui s'octroient le droit de faire la morale sans en avoir le mérite (Ne s'agit-il pas des influenceurs ? Des éditorialistes ? ) ; enfin, il se moque des dévotes, toutes ces femmes qui du jour au lendemain suivent la mode de la morale et de l'austérité... Autre temps, autres moeurs ? Lui l'affirme, mais iI semblerait que non.

samedi 13 septembre 2025

Gouffres de culture

J’admire Gustave Doré. Ses gravures sont évidemment les plus belles du 19ème, les plus expressives et les plus fortes, mais surtout le projet qu’il s’est donné d’illustrer les grandes œuvres rejoint mes obsessions de lecteur. D’une certaine manière, il accompagne mes découvertes et j’achète maintenant toutes les versions illustrées des chefs-d’œuvre auxquels il s’est attaqué – Rabelais, Cervantès, Dante… Dans l’incroyable volume « Fantastique Gustave Doré » des Editions du Chêne je découvre amusé qu’il se fixait ainsi des listes et j’annexe ces listes aux miennes. Je lirai par exemple Roland le furieux de L’Arioste puisque ce grand maître y a consacré du travail. Ce que j’aime avec Doré, c’est que l’image n’éteint pas l’imagination : elle la relance. Elle est si brillante et précise qu’elle complète et qu’elle enrichit. Doré devient mon guide, le Virgile qui me prend la main vers les gouffres de culture.

Elucider le BDSM

C’est amusant, la prose de Chloé Saffy se fait didactique au moment d’entreprendre un grand livre sur le BDSM – exactement comme un Maître avançant à pas feutrés pour ne pas effaroucher sa proie. Vous en apprendrez beaucoup sur la soumission en lisant « La vocation » (Cherche-Midi, août 2025). Vous y suivrez l’histoire de Salomé qui se confie à la narratrice déjà connue pour ses romans érotiques : la jeune femme s’est peu à peu soumise à un couple, renonçant à son libre arbitre, déménageant chez ses maîtres et se pliant à toutes leurs volontés, jusqu’à subir de la chirurgie. L’étude de ce cas devient l’occasion de réflexions bien menées sur le sens profond du BDSM, agrémentées de références à des œuvres littéraires ou cinématographiques – Histoire d’O, Nelly Arcan, Sacher-Masoch… Par des allers-retours entre sa vie et celle de sa correspondante, l’autrice élucide le mystère par petites touches agrémentées de notes. Elle devient à la fois maîtresse et élève et cela donne cette couleur très particulière au récit, ce tempo tranquille pour une matière incandescente.

En amont de la sortie de « La Viveuse » (Léo Scheer, 2022), j’avais moi aussi pioché dans cette littérature pour éclairer ma démarche, puisque le thème en était si singulier – j’avais cependant gardé ces références à l’extérieur du livre, en les publiant sur les réseaux. Je m’étais également senti tenu à un certain classicisme. Quant à mon personnage, il partageait de nombreux points communs avec Salomé – études en BTS, volonté de s’arracher à un destin médiocre, vide intérieur. Et cette dernière notion n’est pas la moindre puisque j’ai toujours eu l’intuition que ce genre de thème cachait une aspiration secrète à la spiritualité, au dépouillement. En ce sens, la vocation du titre peut aussi s’entendre comme une vocation à la pureté.

mardi 9 septembre 2025

Pastis cul sec

Une punchline par phrase, ça fait beaucoup. Le livre en deviendrait presque illisible. Mais en fait « Carnes » (Pauvert, 2025) est aussi excessif que les réalités qu’il décrit : Marseille, les cagoles, les trans, les nudes, les dates, les marcheuses de Belleville, la jeunesse déglinguée des écoles d’art… Les premières pages, on est assommé. On renâcle, on s’agace. Et puis on se fait au rythme comme en état d’ébriété. Chaque page est un verre de pastis cul sec et sans eau – elle se déguste seule, sans prêter attention à l’intrigue. On dirait un best-of culotté de l’autrice, qui n’en est pourtant qu’à son premier roman. Quand on lira un jour ses « morceaux choisis », attention aux coups de traître du dernier shot.

« Aux Beaux-arts, la peur essaime comme un ciel d’automne vomissant ses colchiques, peur de soi en premier, peur des autres après, les autres arrivent toujours après. Les étudiants aiment le sexe mais étouffent ce qu’ils ont entre les jambes. (…) C’est cette femme seule en terrasse qui fouille dans les yeux de l’homme installé à sa droite pour voir s’il la mate, déçue, profondément triste, il ne la regarde pas, qui sait que si ça avait été le cas elle l’aurait traité de gros porc, qui veut tout, ne sait plus rien » (page 180).

Plaie

Les trolls sont une plaie du monde moderne mais une manne pour la littérature. Dans son deuxième livre « Trolls » (Unicité, 2025), Pierre Cormary s’attelle à décrire le phénomène avec la fougue qu’on lui connaît. Gravement harcelé pendant des mois, il rend la monnaie de sa pièce à ses agresseurs en révélant leurs actes. Refusant cependant la colère, il se livre à un exercice de mise en scène et s’exhibe en pauvre hère battant sa coulpe et reconnaissant ses tares. Comme s’il donnait raison à ses stalkers ! A moins que ce ne soit une façon de leur couper l’herbe sous le pied. Car ils se sont précisément acharnés sur lui parce qu’ils se moquaient de son goût pour l’autoflagellation. Ce que Rousseau a réussi dans le monde des Lettres, Cormary l’a raté dans le monde du net : ici, pas d’admiration pour ceux qui se plaignent. Alors, il en remet une couche, mais dans un livre cette fois-ci, c’est-à-dire en monde civilisé - façon de conjurer la meute. Et l’exercice fonctionne. Le livre se veut à la fois dénonciation de la veulerie et démontage des mécanismes qui favorisent le harcèlement, en premier lieu le penchant à s’exhiber. « Quand on donne aux autres le sentiment de ne pas avoir d’intimité, me dit un soir Abacus Chapelle avec humeur, on prend le risque d’attirer à soi tous les pervers qui rôdent » (page 96). Autant dire que le net regorge de candidats à la persécution.

Puis « Trolls » se mue naturellement en éloge du livre. « C’est la différence entre perdre un combat de boxe sur un ring et qui n’entame rien votre honneur et se faire aplatir par des camarades de classe sous le préau » (page 99). Les défauts de l’objet-livre font ses qualités. Puisqu’il circule moins, qu’il faut l’acheter, qu’il suppose un rapport réfléchi à la parole, il désigne un espace de dialogue plus sûr. Au fond, c’est le grand mea culpa de Cormary ; au lieu de prendre tous les risques sur le net, il aurait dû s’occuper plus tôt de la seule chose qui vaille, la littérature, et c’est sur le papier qu’elle exerce son empire.

En prime, quelques belles pages sur les nerds, le porno fasciste, l’enquête minutieuse pour confondre le chef de meute… Le tout clos par un essai de théodicée sur l’utilité des âmes damnées. « Grâce soit rendue ! Le résultat fut l’exact inverse de leurs exactions. Non seulement je pus les confondre mais qu’en fait de me détourner de la littérature, ils m’y mirent. » Quittez donc les écrans, fuyez ces trolls dont la condition même est l’impuissance.

vendredi 5 septembre 2025

Imaginaire

Fidèle à ma collectionnite je me procure, de passage au Centre de l'imaginaire arthurien, plusieurs versions du mythe. Je suis heureux que ce monde vive un âge d'or. J'aimerais en devenir un fin connaisseur ! Il ne faut pas bouder son plaisir : les versions contemporaines, parfois très libres, sont souvent réussies. Elles complètent agréablement les classiques. Cette fois-ci, je repars avec "La légende arthurienne" de Claudine Glot et Marc Nagels et "Arthur, le cycle intégral" de Tristan Pichard, sans oublier les trois versions du roman fraîchement reconstitué, Segurant. Je n'ai qu'un regret : que le cinéma français ne sache pas encore nous offrir une version moderne à grand spectacle, comme il a su faire avec Monte-Cristo.

Roz-Ven

Je n'ai pas encore fait mon pèlerinage annuel dans l'œuvre de Colette, je me contente pour l'instant d'un pèlerinage dans son monde - ici, la maison de Roz Ven où je n'étais pas venu depuis vingt ans. La plage n'a pas changé, la demeure en revanche est devenue un domaine protégé, entretenu, célébré. Colette devient chaque jour un peu plus une icône - j'ai d'ailleurs vu quelqu'un la lire dans le P'tit Bar de Montréal. Non loin d'ici, cent ans avant la papesse du néo-paganisme, le jeune Chateaubriand déprimait avec sa soeur à Combourg, devenu temple pour touristes. Les gens s'extasient devant les fresques d'inspiration gothique mais ne songeraient pas un instant à ouvrir les Mémoires d'outre-tombe. Ça n'est pas grave : que la littérature reste un décor chic, ça n'est déjà pas si mal.