Dans son beau livre Aimer (Folio, 1998), René de Ceccatty met en scène les amours douloureuses du narrateur et d’un autre homme, Hervé, couple amoureux dont parle un troisième personnage, Harriet Norman, elle-même romancière, dans un dernier ouvrage encore non publié… Ces chassés-croisés de sentiments et de regards littéraires sont prétextes à délicates digressions sur le désir, le temps qui passe, l’écriture. J’aime en particulier la page suivante, qui propose plusieurs hypothèses pour comprendre l’intérêt qu’une romancière peut trouver à décrire les amours entre hommes :

« Les romancières qui décrivent les amours d’hommes entre eux ne le font ni par excentricité, ni par voyeurisme, ni par misogynie, ni par masochisme. Elles veulent aussi abstraire leur féminité ou la détruire, parfois elles vénèrent le corps masculin et craignent qu’un regard de femme, trop narcissique, ne trouble cette masculinité vénérée, parfois encore elles voient dans cette relation idéale (…) à la fois une façon de désincarner l’amour (…) et une façon de clamer la fatalité de la solitude : entre deux hommes privés du soutien social, des valeurs familiales de la procréation, de l’éducation, du foyer, le lien est fragile, en dehors de situations particulières comme le monastère, l’armée ou les collèges anglais précisément. Abstraction et solitude : tels devraient être les principes qui avaient animé Harriet Norman, quand elle s’était intéressée à ma « liaison » pour en faire son dernier roman. » (Aimer, Folio, p 116).

Je ne me trouve pas dans cette position romanesque ; en revanche il m’arrive assez souvent de prêter ma plume à une voix féminine (c’était le cas dans Azima, pour trois personnages sur cinq, et c’est le cas dans Suicide Girls, pour une bonne moitié du livre). Je me demande parfois quel peut être le ressort d’un tel investissement littéraire, et beaucoup de lecteurs se le demandent d’ailleurs, notamment des femmes, qui s’en étonnent : « Comment fais-tu, en tant qu’homme, pour te mettre dans la peau d’une femme ? On dirait vraiment que c’est une femme qui parle… »

Je n’ai pas tellement d’autre réponse à apporter qu’en évoquant la fameuse dichotomie rationalité masculine / sensibilité féminine, évidemment réductrice, en vertu de laquelle je laisserais parler, grâce à mes « voix féminines », cette partie de moi-même habituellement refoulée (elles y gagneraient une force proportionnelle à la force de refoulement qu’elles auraient auparavant subie).

Mais je pense qu’il s’agit en fait d’une dimension plus radicale, moins convenue qu’un simple jeu sur le genre sexuel : je fais sans doute jouer dans cette projection le simple plaisir de me représenter dans une peau « autre » - la pulsion libératoire est bien sûr d’autant plus puissante que le personnage est éloigné de mon propre « personnage social » et qu’il évite de cette manière un certain nombre de résistances psychiques. Le sexe ou la sexualité de ce masque littéraire ne représentent qu’une des dimensions possibles de ce jeu…