Soirée particulière, hier soir. Certains la qualifieraient de sordide, d'autres d'étrange.

Il était 20h, je m'apprêtais à corriger des copies dans mon salon. De l'agitation dans la rue m'a tiré de ma concentration : j'entendais des exclamations, des bruits de course. Je suis allé à la fenêtre, pensant assister à des poursuites, une agression, de la baston...

J'ai clairement entendu quelqu'un s'exclamer "Reviens ! Reviens !" (sans que je sois sûr que ce soit les mots exacts...), et quand je me suis penché de mon cinquième étage vers la rue Levert, une rue tranquille sans beaucoup de passage, j'ai vu le corps de cette fille au sol, une fille splendide d'environ 25 ans, blonde et longiligne, tombée sur le dos, jambes sur le trottoir et buste sur le bitume, inanimée.

En scrutant les fenêtres qui la surplombaient, il était facile de comprendre qu'elle était tombée du 5ème étage. J'ai d'abord spontanément pensé à un meurtre, puis en repensant à ce que j'avais entendu, et au fait que je ne l'avais pas entendue crier, elle, j'en ai conclu qu'il s'agissait d'un suicide.

Les gens accouraient dans la rue, certaines femmes pleuraient, deux hommes ont approché la fille pour voir si elle vivait encore. Pendant dix longues minutes, voire un quart d'heure, les secours se sont fait attendre. Je suis descendu dans la rue, spontanément, et je me suis joint aux passants qui s'amassaient dans les environs. Je n'ai pas approché le corps, mais j'attendais comme tout le monde les secours, voyant les chances de survie de la fille (qui vivait peut-être encore) s'amenuiser de minute en minute.

Les secours sont arrivés, ont tenté de la réanimer. Une demi-heure plus tard le corps était couvert, et un étrange ballet de police a duré près de quatre heures. La rue a été bloquée, un type manifestement bouleversé est entré dans un fourgon pour se faire interroger (le petit ami de la fille ?), une vingtaine de policiers se présentant sur place en attendant diverses équipes qui allaient et venaient.

De petits groupes se formaient dans la foule pour discuter de ce qui venait de se passer, et des informations qui circulaient dans le quartier. J'ai ainsi appris qu'un homme s'est suicidé au même endroit il y a quelques mois, qu'une femme enceinte de 8 mois s'est jetée du 18eme étage d'une tour de la Place des Fêtes il y a dix jours, et qu'il y a trois mois, une femme d'origine asiatique, tenant à la main son petit garçon, s'est fait assassiner de 17 coups de couteau parce qu'elle refusait de donner son portable à un groupe de 5 adolescents. Bien que la discussion ait été charmante, j'ai rebroussé chemin vers mon appartement, frigorifié, et j'ai continué à observer le ballet du haut de mon balcon.

Vers 22 heures l'autopsie a commencé : ils ont tendu un grand drap blanc tout autour de la victime, pour que la foule ne voie pas, ont déshabillé la fille, ont étudié son corps et relevé des empruntes. J'ai eu le temps de glisser un oeil discret, jusqu'à ce qu'un policier, armé d'une lampe torche, se mette à balayer les façades environnantes pour rappeler à l'ordre les curieux, et leur demander de rentrer chez eux - entendez : faire disparaître des façades leurs faces hébétées.

Puis ils ont définitivement couvert la fille, avant qu'un corbillard ne l'emmène. Vers minuit et demi, deux types en tenue verte et blanche, désormais seuls dans une rue qui s'était vidée, sont sortis de leur camionnette de nettoyage pour passer au kärcher les traînées de sang qu'avait laissées la fille - une rigole rejoignant le caniveau, d'autres traces au niveau du crâne. Puis tout s'est éteint dans la rue.

J'ai mauvaise conscience à parler de toutes ces choses, prenant le risque de passer pour un voyeur, ou pour un complaisant morbide. Pourtant la tenue de ce blog perdrait un peu de son sens si je n'évoquais parfois ce genre de scène très frappante. Je parle peu de moi sur ce site, ou je ne le fais qu'à travers des compte-rendus de lectures ou d'impressions esthétiques : ce soir, pour une fois, j'inverse le processus, et je pars d'un morceau de vécu particulièrement brutal.

Evidemment, je précise que mon intérêt pour ce genre de scènes dépend d'une histoire personnelle que je garderai secrète ici.

Je suppose aussi qu'il n'est pas mauvais d'en parler, d'une manière ou d'autre autre.

Pendant les deux heures que j'ai passées dans mon appartement, quasiment en présence du cadavre, puisque j'allais y jeter un oeil toutes les cinq minutes, j'ai cherché dans ma bibliothèque des livres qui pourraient évoquer des choses proches de ce que je venais de voir. J'ai pensé au Feu Follet, le roman de Drieu La Rochelle dont Louis Malle a tiré son excellent film. Mais je ne l'avais pas en rayon, aussi j'ai feuilleté Malone meurt, de Samuel Beckett, étrange et beau livre funèbre :

Extrait de Malone Meurt :

"Je mourrais aujourd'hui même, si je voulais, rien qu'en poussant un peu, si je pouvais vouloir, si je voulais pousser. Mais autant me laisser mourir, sans brusquer les choses. Il doit y avoir quelque chose de changé. Je ne veux plus peser sur la balance, ni d'un côté ni de l'autre. Je serai neutre et inerte. Cela me sera facile. Il importe seulement de faire attention aux sursauts. Du reste je sursaute moins depuis que je suis ici. J'ai évidemment encore des mouvements d'impatience de temps en temps." (Minuit, p 8)

Je me suis souvenu aussi de I.G.H., le roman méconnu de J.G. Ballard, génial auteur britannique de Crash (adapté par Cronenberg au cinéma) et spécialiste des ambiances urbaines apocalyptiques. Je me rappelais de la scène d'ouverture, où le protagoniste vivant dans un gigantesque ensemble de tours constatait qu'une bouteille était venue s'écraser sur son balcon. Le rapport est lointain, sans doute, avec ce que j'ai vécu hier soir, mais relire le passage m'a tout de même donné des frissons, allez savoir pourquoi :

Extrait de I.G.H. :

"Mais curieusement, malgré les efforts prodigués par Laing pour rester à l'écart de ses deux mille voisins et de l'ordinaire de querelles futiles ou de sautes d'humeur qui constituait la seule forme de vie communautaire, c'était ici, à n'en pas douter, qu'avait pris place le premier incident significatif - sur ce même balcon où il se tenait à présent, accroupi devant un feu allumé à l'aide d'un annuaire, avec son cuissot de berger alsacien rôti, avant d'aller donner son cours à la faculté de médecine." (Denoël, 3 romans de J.G. Ballard, p 360)